[LP] Learning – Dirger

Originaires de Saint-Jean dans le Nouveau-Brunswick, les Canadiens de Learning nous avaient laissés en 2013 avec un premier album, « Culkin », qui développait alors un rock garage très sombre, très intense et surtout très expérimental tout en n’hésitant pas à se tourner vers des sonorités grunge, emo et post-punk. Et c’est vers cette dernière branche que le groupe s’est dirigé pour son deuxième LP, « Dirger », qui garde l’aspect éclectique et créatif de son prédécesseur tout en s’imprégnant d’une base post-punk tournée vers le futur.

Learning - Dirger

C’est dès la première chanson éponyme, dès les premières secondes même que l’on chavire dans l’univers de « Dirger ». Tout commence avec la batterie qui mènera la danse du début à la fin. Elle est rapidement rejointe par la basse dans un rythme lent, lourd, mais surtout entraînant. Avec l’arrivée de la guitare, dans un arpège des plus mélodiques, la batterie accentue son emprise sur l’univers sonore en jouant sur les toms et la ride. La guitare répond en s’alliant avec la basse dans une suite d’accords hypnotisants ; et dans ce jeu subtil et captivant on ne peut que se sentir entraîné, submergé par la beauté musicale. On sent déjà dans cette introduction une complicité entre les instruments, un rapport mutuel d’harmonie et de rythme dans ce trio qui permet une composition progressive, mais avant tout instinctive. Cette union est accentuée par l’arrivée de la voix du chanteur, secondée par un chœur. La tension monte petit à petit pour aller vers une sonorité plus énergique, plus punk, se rapprochant du groupe post-hardcore américain Desaparecidos. Enfin, au comble de la tension, on revient sur tous les membres du groupe scandant titre du morceau ; le chanteur allant jusqu’à le hurler comme si sa vie en dépendait ; les instruments accompagnant cette ode funéraire (traduction littérale de « Dirge ») avec violence dans un rythme binaire ponctué par la crash de la batterie.

Cette chanson ouvre parfaitement l’album et on se sent dès lors irrésistiblement porté par le courant, vers les chansons suivantes. Et tout du long de l’écoute, on découvre une conception musicale qui fait l’alliance d’une énergie pure et d’une maturité dans la composition, l’arrangement entre les divers instruments et la voix.

Caleb McKend, le chanteur et guitariste, possède ainsi une voix aiguë, à la façon d’un Tom Verlaine, qu’il va s’en cesse décliner, transformer, pour accompagner la musique. Il peut ainsi aller scander ses poèmes sur la croche que tape la batterie comme partir chercher les dissonances dans des tonalités très aiguës ou encore pousser dans le screamo à quelques occasions. Toute cette puissance vocale, typique du meilleur rock garage, contraste cependant avec des paroles qui débordent de poésie et de cynisme. Dans la deuxième chanson, « I Wanna Be A Behemoth », Caleb déclare vouloir se transformer en monstre pour échapper au patriotisme, à la religion et à l’économie qui gouvernent aux États-Unis. Il va même aller jusqu’à se moquer de lui-même, en tant que membre de groupe qui ne produit rien si ce n’est de l’art. Mais ce thème on ne peut plus punk est amené à grands coups de figures de style, de jeux rythmiques et d’aisance littéraire, à la façon de nombreux grands poètes du post-punk.

Learning

Musicalement même, Learning montre beaucoup de similarités avec divers groupes alternatifs. La chanson « Beguiler » présente ainsi une suite d’accords et un riff de guitare qui pourraient faire partie de l’album « Boxer » de The National. À certains moments, ils peuvent même frôler un certain folk-rock dans des chansons comme « Told You I’d Be A While », qui construit une atmosphère très lente, très figurative sur près de huit minutes ; une chanson qui donne envie de se replonger dans « On The Road«  de Kerouac.

Cependant le trio opère une rupture nette avec tout cet héritage par la production très lo-fi/garage, marque de fabrique du label Sharktooth Records. La batterie est ainsi systématiquement mise en avant et c’est la dimension rythmique qui prédomine dans pratiquement chaque piste. La basse et la guitare n’ont majoritairement pas besoin de jouer plus que des suites d’accords et se reposent sur les ruptures de tempo et autres qualités techniques du batteur pour assurer l’instrumentation. Il n’y a donc que très peu d’éléments de production qui laisseraient penser que les chansons n’ont pas été directement enregistrées dans un garage d’adolescents. Cependant cet aspect lo-fi est très contrôlé et sert précisément l’atmosphère décharnée que le groupe essaye de construire. Preuve en est sur une chanson comme « Beguiler » où l’ingénieur du son (Corey Bonnevie) a choisi de trafiquer le retour d’une pédale d’effet Space Echo pour créer deux boucles infinies que le groupe a pu moduler afin d’imiter le son du vent ; ce qui colle parfaitement à l’ambiance très mélancolique, désespérée, qui se développe au cours de ces cinq minutes.

Le dernier élément qui m’a vraiment intéressé dans ces chansons est la façon dont, à la manière de Viet Cong plus tôt cette année, les membres décident d’abandonner toutes les conventions de côté pour laisser les chansons se porter d’elles-mêmes. À partir de la quatrième chanson, nous nous retrouvons face à une alternance entre des chansons longues de plus de cinq minutes, quand d’autres sont en dessous des trois minutes. Mais loin de ressentir en permanence des ruptures, c’est au contraire une continuité artistique au sein même de cette variété qui ressort.

L’exemple le plus probant est la relation entre les chansons « Sore Throats » et « Iraqis Emos ». La première est une sorte d’hymne tribal d’un minute et demie où la batterie et la basse martèlent un rythme à la blanche pendant que le chanteur (accompagné d’un chœur très étrange) récite une incantation. Encore une fois, la guitare et la batterie s’allient pour construire la tension jusqu’au moment où l’on passe subitement à la deuxième chanson qui met en place un black metal évoquant Deafheaven à ses débuts pendant onze secondes avant d’évoluer directement sur un riff post-punk pur. Et la chanson continue d’évoluer comme ceci pendant toute sa durée, profitant de la tension construite par la chanson précédente pour exciter nos sens. Le riff post-punk a beau être répété deux fois, la chanson évolue très rapidement comme une course poursuite qui n’aurait pas le temps de s’occuper de l’idée même de refrain ou de couplet. Cependant, ce n’est pas pour autant alambiqué, superficiel, mais très instinctif et naturel. On peut sentir la maîtrise du sujet par le groupe qui alterne sans aucun problème entre des parties très agressives et d’autres, plus contemplatives.

crédit : Quinn Langille
crédit : Quinn Langille

Learning nous livre ainsi un des album post-punk les plus addictifs de ces dernières années. Le jeune trio canadien parvient à trouver le bon équilibre entre continuer sur la voie de ses ancêtres et créer une sonorité, une identité musicale qui lui est unique. « Dirger » met en place un univers charmant et charmeur dont la beauté s’exprime dans chacune des pistes tout comme dans l’unité qui lie le projet dans son ensemble. Par la maturité et la créativité dont fait preuve ce projet, il nous tarde d’embarquer dans les prochains périples du band néo-brunswickois.

« Dirger » de Learning, disponible depuis le 24 juillet 2015 chez Sharktooth Records.


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Noé Vaccari

Étudiant passionné par le post-punk et la musique alternative en général