[LP] Grimes – Art Angels

Presque quatre ans après « Visions », Grimes revient plus forte que jamais avec « Art Angels », un album d’une intensité déroutante qui foisonne d’idées tout en restant dans les lignes d’une pop explosive et excitante.

Grimes - Art Angels

Malgré deux premiers albums (et un autre en collaboration avec d’Eon) d’une qualité indéniable, c’est uniquement en 2012, grâce à « Visions », que Claire Boucher a gagné le titre de grand talent de la musique électronique sous le pseudonyme de Grimes, la propulsant sur le devant de la scène internationale. Et, s’il a fallu attendre plusieurs années pour avoir son successeur, « Art Angels » confirme d’ores et déjà le statut de la Canadienne et ne semble que pouvoir devenir un chef d’œuvre. Originellement annoncé pour 2014, il a été recommencé à zéro après le fiasco de « Go », un single écrit pour et rejeté par Rihanna qui a été sévèrement critiqué par ses fans, estimant qu’elle devait faire mieux qu’une pop linéaire et sans grande originalité. Connectée aux réseaux sociaux, elle a écouté ses fans et décidé de recommencer pour produire quelque chose de meilleur. Ce besoin de perfection, de prouver quelque chose (et à elle-même avant tout), se sont sentis dans l’excellent « Realiti », une approche atmosphérique de l’EDM sublimée par des envolées mélodiques entraînantes, ainsi que dans les dessins publiés sur son Tumblr, chacun représentant énigmatiquement une chanson de l’album qui allait sortir.

Ce disque exprime avant tout une prise de maturité de la part de Claire Boucher. Dans une interview précédant la sortie sa sortie, elle expliquait ainsi que, contrairement aux paroles de « Visions », celles du nouvel album n’offriraient plus un univers abstrait dans lequel s’échapper, mais se confronteraient bien à la réalité. Au « welcome to reality » de « Realiti » s’associe ainsi l’affront du « If you’re looking for a dream girl / I’ll never be your dream girl », sur lequel se clôt l’album, pour bien montrer que celui-ci se concentre sur un rapport à la société, à l’industrie musicale, à elle-même. Les difficultés rencontrées sur les réseaux sociaux se retrouvent donc dans des chansons comme « California », un titre critiquant le site Pitchfork, ou encore « Flesh Without Blood », sur lequel elle se défend des fans pensant qu’elle ne fait de la pop que pour l’argent. Au-delà de ce rapport à elle-même, elle s’occupe aussi des problèmes écologiques, comme sur « Butterfly », qui prend le point de vue d’un papillon amazonien voyant les gens couper les arbres l’entourant, ainsi que des problèmes sociaux dans « Kill V. Maim » qui critique la transphobie. L’implication est telle qu’elle a avoué sur Twitter avoir pleuré pendant l’enregistrement de « Life In The Vivid Dream », une chanson exprimant combien les gouvernements et les grandes entreprises ne se préoccupent pas de la crise environnementale. On sent que ces quatre années ont été bénéfiques pour Claire Boucher et lui ont permis de dépasser les frontières de la musique pour en découdre avec le monde, ce qu’elle fait d’une façon intelligente, subtile et poétique.

Une des grandes caractéristiques de Grimes est qu’elle fait tout dans son art : composition, production, performance ; et cette prise de maturité s’exprime bien dans la façon dont elle agrippe la musique et lui donne sa touche qui la rend si spéciale. Toujours dans une optique fidèle à elle-même, cet album se construit autour d’une section rythmique discrète mais nécessaire à la structure, afin de permettre aux innombrables nappes mélodiques de se développer et de créer un univers harmonique envoûtant. Ce LP se démarque néanmoins, étant le premier à ne pas être produit sur Garage Band et la qualité, la liberté sonore se ressentent nettement dans la subtilité de la texture des synthés. « Pin » construit ainsi, grâce à sa structure très minimaliste et dansante, une profondeur mélodique riche et très dream-pop, où les multiples couches électroniques se superposent et s’accumulent au second plan. Son travail sur la voix est aussi nettement plus assuré, comme dans l’hypnotisante « Flesh Without Blood », où ses envols vocaux triomphants portent la mélodie à la perfection. Sa créativité musicale paraît illimitée, ce qui lui permet de passer de la ballade orchestrale dans la lignée d’une Joanna Newsom qu’est « Laughing and Not Being Normal » à la pop rafraîchissante et sautillante de « California » sans aucune sensation de rupture. Même les deux collaborations – le poème agressif récité en mandarin par Aristophane dans la brûlante et sombre « Scream » et l’apport RnB de Janelle Monae sur la très drum’n’bass de club « Venus Fly » – ne paraissent pas altérer d’une quelconque façon la patte de Grimes et s’inscrivent parfaitement dans son torrent d’idées. Elle s’amuse avec la musique, la transforme et la fait aller dans la direction qu’elle désire ; et on la suit volontiers par curiosité et par plaisir.

La tension de l’album réside ainsi dans le balancement constant entre la dimension pop et l’expérimentation. À la manière d’un Kevin Parker, elle utilise majoritairement une base très dansante, composée de mélodies chaleureuses portées par des rythmes entraînants, pour se donner la liberté de développer la multitude d’idées qui la caractérisent. De la très enjouée et ensoleillée « Artangels » à la dance-music polymorphe de « World Princess Part II », les chansons pop se suivent mais ne se ressemblent pas. Chacune exprime une différente partie de l’univers créatif de la Canadienne. Si « Visions » entretenait un rapport distant avec la pop, Grimes décide ici de rentrer dans les rangs pour aussitôt les faire exploser. Chaque chanson semble déborder d’éléments qui fusent de tous les côtés : l’embrasée « Kill V. Maim » passe en quelques secondes d’une guitare agressive à un bridge k-pop, puis à un refrain dansant qui pourrait être un remix de Madonna. Cet album nous brusque indéniablement, car toutes les pistes sont radicalement différentes et développent en elles-mêmes d’innombrables idées toutes aussi brillantes les unes que les autres ; on a presque l’impression que le disque se met en mode aléatoire et, pourtant, que chaque chanson s’inscrit dans une dynamique qui ne pourrait pas être différente. Grimes développe ici une musique électronique à l’intérieur de laquelle la partie expérimentale est instantanément entraînante, et où chaque partie pop cache une dimension compliquée et créative.

crédit - Mac Boucher
crédit – Mac Boucher

« Art Angels » est donc un album à la fois déroutant et envoûtant, qui met en avant une pop entraînante qui permet à Grimes d’expérimenter dans la composition comme dans la production. Elle prouve ici que « Visions » n’était pas un coup de chance, et démontre ainsi son talent d’artiste capable d’évoluer sans perdre en qualité ni en inventivité. Ce LP est une ode à la bizarrerie, dans laquelle on n’hésite pas une seconde à chavirer pour se laisser porter par le flux intarissable de sa créativité.

« Art Angels » de Grimes est disponible depuis le 6 novembre 2015 chez 4AD.


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Noé Vaccari

Étudiant passionné par le post-punk et la musique alternative en général