[LP] Benjamin Clementine – At Least For Now

Un pavé dans la mare musicale actuelle ; alliant arrangements sophistiqués et blues prenant aux tripes, Benjamin Clementine offre une fulgurante vision des tourments de l’âme.

Benjamin Clementine - At Least For Now

Comme les écrivains rencontrent parfois le syndrome de la page blanche, il peut aussi arriver au chroniqueur de ne pas savoir quoi dire sur un disque en particulier. Non pas par manque d’intérêt ou besoin irrépressible de se démarquer de ses confrères qui ont déjà encensé l’album en question, mais tout simplement par peur. Et il faut bien avouer que l’album de Benjamin Clementine fait partie de ces offrandes artistiques auxquelles on n’ose toucher, de crainte de les dénaturer. « At Least For Now » peut tout simplement se passer du moindre commentaire ; il s’écoute, point final. Il se savoure, se boit comme un bon vin, le soir, assis dans un fauteuil confortable, avant de laisser doucement couler le long de nos gorges un alcool fort et profiter de ce moment de plénitude largement mérité. Difficile, donc, de le théoriser ou de l’expliquer ; il est viscéral, intérieur. Et magnifique, d’une profondeur harmonique remarquable, oscillant entre jazz et blues, tourment et luminosité.

Ce dépouillement des orchestrations et des instruments utilisés, tous organiques et acoustiques, est un risque que beaucoup considéreront comme immense dans le paysage surchargé de l’exagération métronomique des arrangements actuels. S’offrant même le luxe d’un discours dissimulé au milieu du combat d’un quatuor à cordes et d’un piano (Adios), Benjamin Clementine se donne en spectacle avec le strict minimum : des bois et claviers chauds, mélodiques et poussés dans leurs retranchements, et une voix à l’humanité déconcertante. L’esprit des plus grands témoins de la musique noire américaine suinte de l’écorce sombre de tant d’admirables sculptures (Winston Churchill’s Boy, St-Clementine-On-Tea-And-Croissants). On distingue même des boogies torturés devenant marches vers la lumière noire de souffrances ancrées dans la chair (Nemesis), ou des moments capturés sur le vif, croisements improbables entre Michael Nyman et Otis Redding (Cornerstone, The People And I). Inclassable et traumatisant (dans le bon sens du terme), le disque nous confond et nous laisse sans voix, d’un bout à l’autre ; même lors de fugaces instants plus abordables et apaisants (London, Condolence), l’artiste ne cesse jamais de prendre des détours qui sont autant de libertés créatrices osées et célestes, achevant d’imprégner ses œuvres d’un romantisme ténébreux et fascinant, couvert de bleus à l’âme (Gone).

Mais ce qui prédomine, c’est cette voix venue de nulle part, veloutée et affirmée. Benjamin Clementine chante autant qu’il parle, accélère son débit pour mieux le ralentir sur des passages devenant alors immenses et profonds, amenant immanquablement les larmes aux yeux. Le potentiel du timbre de l’homme contribue à conter les souffrances, les déceptions mais aussi les espoirs d’un créateur qui, comme devant la porte rouge figurant sur la pochette de l’album, se confronte à l’inconnu autant qu’à lui-même. S’exprimer vocalement, c’est accepter de voir ce qui se cache derrière une apparence, une mélodie ; c’est dépasser la prouesse pour trouver l’essence première du langage. À ce titre, « At Least For Now » est une introspection et une délivrance, tant pour son auteur que pour l’auditeur. Un dessin multicolore qui se libère du format papier pour aller recouvrir les murs, les sols, les plafonds. Et redécorer l’univers ambiant en y peignant des vagues aux tons pastels, transformant l’endroit en une chambre d’hôtel pourpre et chaude, suave et accueillante. On s’assied, on discute, on savoure quelques verres en partageant nos vies. Puis le silence, rassurant, réconfortant, s’impose. Des notes qui résonnent, encore et toujours, qui capturent nos sens et nos esprits. Et nous empêchent d’aller ouvrir la porte et de partir de ce lieu où l’on se sent si bien, en sécurité, en confiance.

crédit : Micky Clément
crédit : Micky Clément

« At Least For Now » ; mais ça ne sera jamais suffisant. Au contraire : on en redemande pour, à nouveau, s’installer et entendre, encore et toujours. Rêver, aussi. Enfin.

« At Least For Now » de Benjamin Clementine est disponible depuis le 12 janvier 2015 chez Barclay.


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Raphaël Duprez

En quête constante de découvertes, de surprises et d'artistes passionnés et passionnants.