[LP] Beat Happening – Look Around

Le label américain Domino sort une compilation de la légende indie-pop américaine Beat Happening. Livraison en 25 titres pouvant aussi bien tenir de la fan attitude que de l’opportunisme mercantile : nous étions d’abord méfiants. Puis, nous nous sommes plongés en toute objectivité dans le tracklisting de « Look Around » ; l’occasion rêvée de baigner dans l’univers de ce groupe singulier, né en 1983 à Olympia, dans l’État de Washington.

Beat Happening - Look Around

Bien que trio à part entière – avec une sacrée nana, Heather Lewis, à la batterie, au chant et parfois à la guitare ; un éternel adolescent, Bret Lunsford, à la guitare et parfois à la batterie ; et, bien sûr, Calvin Johnson à la guitare et surtout au chant -, l’aura dont bénéficie aujourd’hui Beat Happening est en grande partie liée à sa personne. Véritable parrain et modèle d’une multitude de musiciens alternatifs américains, Calvin Johnson appartient, entre autres, à la légende Nirvana. Il fut l’ami et le compagnon de fortune de l’icône Kurt Cobain. Un pas de plus et nous tombons dans l’éternelle rengaine du journalisme rock : les groupes comme Beat Happening ont changé la face (mondiale) du rock à travers quelques albums confidentiels. Une autre façon de justifier les chroniques relatives aux rééditions, en leur conférant des vertus historiques.

Beat Happening est un groupe charmant sur le papier, ou plutôt sur la bande. Au début des 80, à contre-courant du rock américain et notamment du punk hardcore US, le trio affirme une personnalité qui n’a pourtant rien d’acidulée. Minor Threat, le combo hardcore ultime, et antichambre de Fugazi, sévissait à cette époque dans le fameux Washington DC et côtoyait les Beat Happening. La radicalité ou l’engagement ne sont pas nécessairement une histoire de volume sonore ou d’agressivité, et par là même une affaire de testostérone. En avance sur son époque, il fut l’un des premiers groupes rock américains à militer pour une société plus humaine, grandement inspirée par les mouvements féministes. La scène « Riooot Girls » américaine et canadienne reconnaît d’ailleurs, en la personne d’Heather Lewis, une référence décisive. Beat Happening était un groupe sauvage en tant qu’entité libre, n’appartenant finalement à aucune scène précise.

Beat Happening réunissait tout ce qu’un amateur de musiques pop bricolées a aimé dans les années 90. Des chansons pop parfaites, pleines de gimmicks imparables, qui se révèlent dans cette science du bricolage, de l’économie de moyens. Cette propension à magnifier des petites histoires quotidiennes et banales, comme sur le plus grand tube de Beat Happening, « Indian Summer », qui met en scène un couple d’amoureux finissant de s’aimer sur fond d’automne. Une autre façon d’envisager la musique, où le faire prend le pas sur le produire, laissant ainsi leur chance à de petites merveilles d’exister. Autant l’affirmer de suite : la lo-fi n’est pas un artifice, une posture, mais justement un moyen d’exister. Une leçon que les Moldy Peaches de Kimya Dawson et Adam Green ont apprise par cœur, pour les résultats que l’on connaît. Chez Beat Happening, et plus largement, chez K Records, le label (toujours actif) de Calvin Johnson, c’est une vision de la musique qui s’exprime : une vision artisanale, au sens noble du terme. Aux États-Unis (en particulier), musicien est un job à plein temps, un sacerdoce, un mode de vie, mais aussi un véritable business quand il est synonyme de gagne-pain. De notre point de vue d’Européens, Beat Happening apparaît aujourd’hui comme une sorte de petit bijou miraculeux, mais qui devait avoir les mêmes caractéristiques que n’importe quel groupe « local ». Le garage des parents, la batterie du grand-frère, des concerts merdiques dans des rades pourris devant quelques amis transis, une démo enregistrée avec les métaleux du coin. La ronde des groupes qui se forment et se défont chaque semaine, changent de nom le mois suivant, jusqu’au jour où…

« Our secret », qui ouvre « Look Around », (sorti en 1984 sur un premier EP officiel en format cassette), affiche une maturité certaine tout en cultivant une forme d’amateurisme éclairé, qui ferait bondir les adeptes du solfège et de la partition. Bien que rudimentaire, la production envoie le morceau dans l’espace. À la fin des années 70, en Jamaïque, un sorcier nommé Lee Scratch Perry transformait déjà le rhythm’n’blues chaloupé de ses contemporains, dans son laboratoire enfumé, en musique mystique ultra-créative. Les disques qui sortirent de ces sessions d’anthologie allaient, pour le coup, modifier de façon durable et planétaire la façon de faire de la musique. Une reverb bien sentie, un mix inventif ou une idée surprenante sont parfois l’essence même de la créativité pop. Calvin Johnson a très vite adopté cette vision de la musique qu’est le dub, et en a même fait un concept avec son justement nommé Dub Narcotic Sound System, au milieu des années 90.

Beat Happening

À partir de «Bewitched », la voix de Calvin Johnson est déjà redevenue notre amie. Cette même voix a pourtant le défaut de ces qualités. Elle peut agacer, lasser, donner l’impression de se répéter. Mais elle est là, présente et installée, comme dans le délirant « Look Around ». Calvin Johnson chante parfois comme s’il était sous la douche : sans fard, tout en spontanéité. Petit frère de chant de feu Ian Curtis, en nettement plus drôle, il fait partie de ces chanteurs qui ose plus qu’ils ne chantent, comme sur le psychotique « Bad Seeds».

Mais Beat Happening est aussi et surtout un trio : c’est dans cet équilibre que la magie opère. Le son de Beat Happening doit beaucoup à la guitare et aux textures sonores de Bret Lunsford, comme sur « Cast Shadow » ou encore « Tiger Trap ». À l’image de « Read Head Walking », le son Beat Happening ne serait rien sans l’énergique « tatapoum » déglingué de Heather Lewis, descendante directe de Moe Tucker. Enfin, à l’instar de Yo la Tengo, les morceaux portés par la voix de cette même Heather relancent un train-train parfois ruminant et déstabilise une ligne directrice bien marquée, comme sur le sublime « In Between ».

Le groupe Beat Happening avait fait l’objet d’une quasi-intégrale remasterisée en 2003, sur K Records (cinq albums et deux disques de raretés et de live). Une compilation était même sortie début 90 sur un super label, Feel Good All Over, compilant les meilleurs morceaux du groupe sur la période 83-85, période foisonnante pour un projet alors en pleine effervescence. « Look Around » donne la part belle à cette époque en début de disque et dont le morceau éponyme pourrait être le dernier témoignage, bien qu’étant extrait d’un 45 tours sorti en 1987. Chronologiquement, « Look Around » retrace l’entière discographie de Beat Happening  à travers des morceaux de l’étonnant deuxième album, « Jamboree », ou le plus apaisé « Black Candy ». Tout en symbole, « Look Around » contient même le dernier morceau enregistré par le trio originel, en 2000, « Angel Gone ». Titre sympathique, mais moins passionnant, comme ses petits camarades extraits de « You Turn Me On », cinquième album de Beat Happening. « You Turn Me On », disque fort sympathique au demeurant, mais proche de l’exercice de style, pour un groupe en fin de cycle, n’arrivant plus vraiment à se réinventer, mais annonçant pourtant les saveurs pop des décennies à venir, entre nonchalance et spleen sonique.

La question de remasteriser ou pas une œuvre aussi fraîche que celle de Beat Happening est-elle une vraie question ? En toute sincérité, le remastering permet certainement à ce disque d’exister aujourd’hui et d’en favoriser sa compréhension dans une période de consommation boulimique de la musique. L’esprit a été respecté. Le groupe a d’ailleurs accompagné et validé le travail du label Domino, qui rééditera aussi, dans quelques mois la discographie de Beat Happening. Cette compilation participe à un vrai hommage à un groupe plus qu’attachant, qui a marqué les esprits et reste une référence majeure pour un label comme Domino. Si cet emballage marketing nous permet, qui plus est, par effet économique indirect, de croiser la route du charismatique Calvin Johnson dans nos petites salles préférées, alors oui, c’est confirmé : « Look Around » est une grande réussite.

« Look Around» de Beat Happening, est disponible en digital depuis le 22 septembre 2015 et en physique depuis le 22 novembre 2015 chez Domino Records.


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Laurent Thore

Laurent Thore

La musique comme le moteur de son imaginaire, qu'elle soit maladroite ou parfaite mais surtout libre et indépendante.