[LP] Agnes Obel – Citizen of Glass

Elle aime Debussy, Satie et Ravel. Elle lit Edgar Allan Poe et fond devant les photos de Bergemann et Mapplethorpe. Avec son piano, elle rend grâce à ses dieux savants qui lui ont offert ses cordes vocales en échange. Si ses deux derniers chefs-d’œuvre ont côtoyé l’ivresse, « Citizen of Glass » officialise aujourd’hui son état d’ébriété sonore, sa merveilleuse inhibition, sa grandiose déshumanisation vers quelque chose de suprême et prestigieux, tel un ectoplasme raffiné et absolument intelligible, tant son talent va plus vite que le reste du monde. Plus vite que la musique elle-même. Agnes Obel est un monument, une majesté.

Agnes Obel - Citizen of Glass

Passionnant, vaste, tremblant. Les mots ricochent longtemps dans nos oreilles avant qu’ils ne s’inscrivent à jamais dans nos champs mémoriels. Souvenir indélébile, transi, figé. Oui, comme des citoyens de verre. Mais ce nom pourrait-il s’arrêter à une simple image fantasque, une métaphore purement émotionnelle ? En effet, tout va plus loin chez Agnes Obel : « Il y a dans ce monde un sentiment grandissant  d’obligation de transformer en citoyen de verre, qu’il faille se dévoiler, laisser tout monde nous voir, nous utiliser nous-mêmes comme matière. Ces jours-ci, tout ce qui concerne nos vies semble aller dans le sens de la révélation de l’intime, de notre moi dans chaque petit détail. » Pendant sa dernière tournée européenne, elle a lu un article de journal qui parlait du terme gläserner bürger, qui signifie en allemand « l’homme ou citoyen de verre. » Il décrit le degré d’intimité qu’un individu possède dans un pays donné. C’est également un terme employé par les services de santé pour décrire le niveau de connaissance sur le corps, la biologie ou l’histoire d’un patient. Autrement dit, si une personne est entièrement constituée de verre, nous savons tout d’elle. « Je ressens ça dans mon travail – on attend de moi que je sois en verre – mais aussi dans ma vie privée », explique-t-elle, avec des mots teintés d’amertume. « Aujourd’hui, nous attendons de chacun qu’il révèle son autobiographie. C’est comme si une caméra était en permanence dans une pièce. Ça nous transforme énormément en tant qu’êtres humains. » Les réseaux sociaux, la curiosité exacerbée, le voyeurisme, le pouvoir des médias, la célébrité, la téléréalité. Ces choses modernes qui soulèvent tant de questions, de symptômes sociaux.

Bousculée par la conscience anesthésiée du monde actuel, c’est dans cette abstraction qu’Agnès Obel a puisé l’humeur entière de l’album. Une abstraction forcément inédite chez la Danoise, qui aime habituellement se faire discrète dans tout ce qui la concerne, en particulier dans l’expression de ses pensées les plus intimes. Mais est-ce vraiment utile d’en demander un compte rendu, une justification ? Ce serait un comble d’y répondre, car c’est justement ce qu’elle dénonce. Réponse d’autant plus inutile : sa musique a toujours su parler pour elle, merveilleusement, en tout bon vecteur poétique. Néanmoins, cette motivation d’en dire plus s’accorde avec le ton de « Citizen of Glass » qui, au-delà du déploiement universel qu’il préconise, tend vers des sonorités élargies sur leur temps, se posent comme une dissertation sur les tendances actuelles, sur la transformation et la distorsion du son qui rendront absolue l’immense magnitude de « Golden Green », de loin le morceau le plus surprenant et significatif de l’œuvre. « Citizen of Glass » est une étape, un concept, une étude. Au même titre que la déesse Björk, Agnes Obel est une archéologue.

Archéologue d’abord et architecte ensuite. De ce fait, elle cherche à construire l’unique, le rare, et trouve toujours de quoi assouvir sa curiosité et celle de ses auditeurs. Des instruments anciens comme fondation, sa voix comme une truelle : Obel s’accompagne de nouveaux musiciens. Des clarinettes s’adoubent au tressaillement des violons et violoncelles. Des samples de clavecins et de harpes médiévales viennent consolider l’atmosphère générale de l’album. Et tandis qu’elle s’essaie au célesta et à l’épinette – instruments tout compte fait appréciables, la chanteuse joue avec la tonalité de sa voix pour s’accompagner en duo avec elle-même, dans une sorte de joute schizophrène (« Familiar ») – voix qui d’ailleurs se confond étrangement avec celle d’Antony Hegarty. Tout est proche de l’expérimental, et en même temps, Agnes Obel arrive à rendre perceptible et didactique chacune des nuances de l’album, qui peuvent se diriger un tantinet vers l’Orient (« Stretch Your Eyes ») ou alors se muer en tango macabre (« Red Virgin Soil »). Plus accentué que dans « Aventine », le rythme tient dans cet album le rôle principal – celui qui fait tout basculer, qui se veut cassant et urgent. Et cerise sur un gâteau déjà bien fourni, elle invite l’extraordinaire Trautonium aux touches de métal, fragile à souhait et d’autant plus précieux qu’il n’en existe que deux modèles dans le monde. Instrument de musique électronique monodique, il produit des sons qui oscillent de manière cafardeuse, comme du verre. Ce qui montre un fois de plus qu’Obel conceptualise son album jusqu’au bout, sans relâche, dans chaque dédale sonore.

Que dire de plus ? Rien, les autres médias s’en chargeront. La renommée de l’artiste n’est plus à faire, elle continue grandir, tant bien qu’elle touche désormais le firmament. Il est courant de dire que la perfection n’existe pas, du moins objectivement. La subjectivité, quant à elle, possède tous les droits. Ce sera donc avec un plaisir démesuré, encore et toujours immaculé par les vrombissements éloquents de « Citizen of Glass » que nous tirerons jusqu’aux cieux notre révérence à Sa Majesté Obel.

crédit : Alex Brüel Flagstad
crédit : Alex Brüel Flagstad

« Citizen of Glass » d’Agnes Obel est disponible depuis le 21 octobre 2016 chez Play It Again Sam / [PIAS]


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Julien Catala

chroniqueur mélomane, amoureux des échanges créés autour de la musique indépendante