Un deuxième album aussi triste qu’une pierre tombale sous la pluie. Mais à l’épitaphe pourtant chargée d’avenir.
On suit chaque projet d’Anna-Lynne Williams avec un intérêt (et parfois une crainte) toujours immense. Outre sa capacité à ne jamais garder la même ligne directrice en termes de composition et de style, la dame continue cependant à explorer les tréfonds de l’âme humaine dans ce qu’elle a de plus sensible, de plus sourd et paisiblement électrisant. Transis par ses covers réalisées sous le nom de Lotte Kestner et un nouvel album solo qui avait achevé de refroidir nos veines et nos cœurs (mais parce que nous étions consentants, il faut bien l’avouer), elle laissait en suspens un désir aussi réservé qu’implosif de la suivre à nouveau, d’explorer d’autres recoins poussiéreux et semi-éclairés en sa compagnie, tenant sa main réconfortante et glacée. Alors que nos larmes commençaient à peine à sécher, l’artiste revient, accompagnée de Robert Gomez, pour nous livrer un second opus du projet Ormonde ; et les conduits lacrymaux de s’ouvrir à nouveau, aussi bien étreints par la douleur qu’aveuglés par une émotion lumineuse et bleutée (et pâle, si pâle…).
Évasif, éthéré et profond, « Cartographer/Explorer » est un voile de givre sur la rétine, distillant ses atmosphères ambient et minimalistes avec une force de suggestion aussi douce que marquante. L’album erre dans les cavernes ruisselantes et les sillons laissés par les artistes du label 4AD (A Grand Design, Collapse), semble sombrer dans le néant et la petite mort avant de respirer de manière impromptue (Threshold, Fast Forward) puis étend un suaire cathartique et médusant ; lentement, précisément, habilement. On contemple sans jamais vouloir intervenir le périple d’une goutte de rosée le long de feuilles sous le soleil levant (Beach, Explorer/Cartographer), on admire les reflets de l’âme sur un étang de peine (Bled Out). Sans se morfondre mais avec toujours cette tendance à la solitude et à la ténacité d’une équilibriste voyant, alors que l’autre côté est à portée de main, le câble se déliter, prêt à la laisser tomber dans le vide, la chanteuse de Trespassers William laisse finalement ses mains s’ouvrir et offre son visage aux rayons de l’astre solaire pour mieux sentir sa chaleur avant la chute.
On traverse le disque comme on regarde un film de Terrence Malick ; chaque détail se contemple, s’apprécie, puis se fond dans un ensemble qui charme autant qu’il amène à la réflexion intérieure. Le miracle de la musique d’Ormonde demeure dans l’inéluctable, dans une fascination qui est tellement envoûtante qu’elle devient peu-à-peu intrigante et interrogative. L’environnement se déforme sous nos yeux, alors que nos esprits se laissent influencer par des harmonies délicates et liquéfiées. Chacun de nous aperçoit les fantômes qui hantent nos nuits les plus solitaires, autant que les démons qui nous possèdent et nous empêchent de respirer. Mais là où d’autres laisseraient naître une musique simplement effrayante et sombre, le duo pose ses mains sur nos blessures personnelles, sans pour autant offrir le salut. Comme les anges de Wim Wenders, ils observent mais n’interviennent pas. Ils attendent et soupirent, ne laissant entendre que ce souffle presque silencieux mais tellement indispensable. Comme une flamme qui frémit alors qu’aucun courant d’air ne traverse la pièce dans laquelle nous sommes ; un instant surnaturel mais qui nous marque à vie, plus profondément qu’un douloureux et insipide fer rouge. Alors, enfin, nous baissons les armes et laissons le fil de la lame caresser notre peau. Il est des douleurs qui sont purificatrices et, par leur intensité, dissimulent les cicatrices les plus profondes.
« Cartographer/Explorer » nous laisse boire au calice avant de partir nous confronter à nos craintes les plus sourdes ; Anna-Lynne Williams et Robert Gomez sont, pour un long moment, les témoins de nos doutes et de nos résurrections, grâce à leurs mélodies obsédantes et curatives. Comme autant de pas dans la neige quand le sang s’écoule, goutte après goutte ; et que le refuge, à la nuit tombante, apparaît enfin. Hors monde.
« Cartographer/Explorer » d’Ormonde, disponible depuis le 3 novembre 2014 chez Gizeh Records.
