[Interview] Lucile Beauvais alias Lux Montes

Au sein de la rédaction d’indiemusic, nous sommes comme beaucoup d’autres, happés par le tourbillon permanent et infini de l’actualité musicale, sollicités plus que de raison à ne plus savoir où donner de la tête. Malgré notre bonne volonté, nous laissons ainsi sur le carreau de nombreuses œuvres, même celles qui peuvent profondément nous toucher, nous n’accordons pas toujours l’attention qu’il conviendrait à des artistes, des groupes, qui projettent pourtant en indiemusic beaucoup d’espoirs et d’attentes, tant il est difficile pour les musicien·ne·s indés d’exister médiatiquement. Dans notre monde moderne occidental et post-industriel, celui du numérique et de la globalisation, nous sommes submergés en permanence par un flux d’informations et d’émotions astronomique, qui tend toujours plus vers une forme de capharnaüm bruyant et intrusif, tournant à l’absurde. Alors c’est une chance, aussi bien en tant que rédacteur, mais aussi tout simplement en tant que personne et en tant qu’homme, d’avoir pu créer ce lien épistolaire avec la musicienne Lucile Beauvais, se présentant artistiquement sous l’alias Lux Montes. Plus d’un an après la sortie de son magistral album « La Traversée », il y a énormément de sens à mettre en valeur tout le travail, toute la mécanique artistique et sensible qui a mené à un disque aussi personnel, aussi puissant. Cette interview est aussi une très belle occasion de nous rappeler à un devoir de résistance face aux logiques de l’économie de marché et de marchandisation à outrance de la culture, qui transforment tant d’œuvres en de simples produits jetables, poussés vers l’oubli et l’invisibilisation. Plus simplement, à travers cette interview, la rédaction d’indiemusic a ouvert à son humble échelle, un espace d’expression extrêmement précieux, tant Lucile Beauvais a pris soin de développer sa pensée dans des réponses d’une grande justesse, d’une grande précision, d’une grande sagesse, d’une grande générosité, d’une grande intelligence, mais aussi de se livrer avec beaucoup de courage et de détermination ; ce qui relève aussi d’une part d’intimité. Nous ne pouvons que la remercier pour la confiance qu’elle nous a accordée, en espérant avoir été à la hauteur de son implication.

crédit : Gaëtan Streel
  • Dans le jeu de la promotion liée à l’industrie musicale, la profondeur sensible, émotionnelle du geste artistique, l’intelligence musicale d’une œuvre sont souvent reléguées au second plan. Or, parfois, des artistes projettent énormément de matière personnelle, intime dans la création d’un album qui, bien plus qu’un produit culturel, peut-être une étape décisive dans une vie. Que représente « La traversée » pour vous ? Qu’est-ce qu’il a de si fort ?

Il est vrai que l’industrie musicale s’attend à un produit fini édité dans une perspective commerciale. Il y a toujours ce paradoxe insoluble en tant qu’artiste, je trouve, entre savoir si l’on veut s’inscrire dans un objectif professionnel, de « réussite » (qui reste à définir), et avec ça, la question des compromis artistiques, de répondre à certaines attentes, d’être dans l’air du temps pour la musique et l’image, etc. ou si l’on veut poursuivre une voix totalement créative, en toute liberté.

Certain·es artistes réussissent à allier les deux. Parfois, le risque est d’être bloqué·e dans un entre-deux et de ne faire ni ce qui peut « marcher » ni ce qui nous ressemble vraiment. On m’a souvent dit : si tu veux que ça marche, ajoute un peu de ci, élève un peu de ça, chante en anglais, en français, etc. Et l’on finit par se perdre. On ne sait plus pourquoi on est ici à faire les choses.

Je préfère choisir la voie créative, le processus artistique. Il est vrai que cela peut créer des frustrations si l’on s’est fixé des objectifs professionnels ou de réussite. Mais j’ai réalisé récemment à quel point le succès peut être vain et éphémère et comment il peut mettre en situation de vulnérabilité extrême certain·es artistes. Réussir pour exister, réussir pour prouver que ce que l’on fait a une valeur. Sans oublier que les musicien·nes évoluent dans un secteur hyper concurrentiel, d’autant plus lorsque l’on est une femme (il suffit de voir les statistiques de représentation des genres en Musiques Actuelles). Actuellement, je fais le deuil d’un certain fantasme de la réussite et je crois que ça m’apaise. Est-ce de la résignation ? Le temps me le dira. En tout cas, ça diminue la pression et l’anxiété liées à mon projet musical. Ça me permet aussi de revenir à ce pour quoi j’ai commencé à faire de la musique : la quête d’un absolu qui nous dépasse, transcender les choses, le plaisir de créer. Et à ouvrir de nouvelles perspectives de création.

Je vois ce disque et mon processus artistique plus largement comme un chemin ; un chemin vers soi ; un chemin pour comprendre ce qui fait le lien entre les humains. C’est un chemin toujours en mouvement. S’autoriser la liberté de « traverser ». De passer d’une chose à l’autre, du rock, à la chanson, à l’électro, de l’anglais au français à l’espagnol, de laisser libre ce mouvement, celui de l’expression.

L’écriture de l’album « La Traversée » correspondait, je crois, à un besoin profond de transformer, de se réapproprier une histoire, de la réécrire. Proposer une relecture poétique qui puisse livrer le sens caché des événements. Il y a une approche presque romanesque dans cette production. Celle de vouloir sublimer une période de vie, de lui donner un commencement, un milieu et surtout une fin. Ce n’est pas la volonté d’expliquer, mais bien de remodeler cette matière vivante, celle du passé, qui pourra exister indéfiniment et que l’on pourra réécouter à volonté, interpréter différemment au fil du temps. Je suis tombée sur cette citation d’Annie Ernaux il y a quelques jours qui m’a fait penser à ça « Tout tombe à l’oubli, l’écriture sauve ce qu’on ne reverra pas ».

Ce disque, c’est un témoin des sentiments et des émotions que j’ai pu traverser, un témoin d’une lente transformation aussi. Il y a cette obsession du temps qui parcourt cette œuvre et de plus en plus, mon approche de la musique. Témoigner, archiver, laisser une trace, se souvenir. Dessiner une archéologie des sentiments pour le futur.

Le fait de chanter pour la première fois de bout en bout en français dans cet album m’a aussi permis d’assumer un récit personnel dans ma langue maternelle, là où auparavant j’appréhendais les textes comme une matière (je chantais en anglais). Je sens que dans les nouvelles choses que j’écris, certains masques tombent. J’essaye de créer un lien de confiance et de confidence avec l’auditeur·ice.

Je vois la musique comme un outil pour interpréter la réalité, la revisiter. Chacun·e utilise les outils à sa disposition pour surmonter des épreuves. Cet album était pour moi un geste nécessaire pour donner du sens à l’incompris.

  • Actuellement, des musiciennes s’emparent des espaces d’expression qui sont à leur portée, pour porter des œuvres très personnelles, volontaires comme vous, comme Fredda, Julie Gasnier, le duo Marylou… Ces œuvres donnent l’impression que de nouvelles barrières de principe sont en train de tomber dans nos sociétés occidentales post-industrielles, dans la foulée de mouvement de libération de la parole comme #MeToo. Pensez-vous que c’est vraiment le cas ?

Ce n’est pas une révélation que de dire que l’histoire a été écrite en effaçant les femmes. Ce qui donne l’impression d’un matrimoine inexistant. Il y a donc à la fois un travail de dés-ensevelir ces femmes de l’oubli pour reconnaître leurs contributions (dans les limites politiques et sociales qui leur étaient octroyées) et à la fois donner une place à la création de femmes contemporaines.

Je crois que le mouvement #metoo, né aux USA vers la fin des années 2000, a joué un rôle d’accélérateur sur la question des inégalités de genres et de l’invisibilisation des femmes. Cependant, on voit à quel point les transformations de mœurs sont lentes et éprouvantes… Malgré les nombreuses affaires révélées ces dernières années, et très récemment en France (dans le monde du cinéma notamment), certains arguments ont la peau dure. On commence à comprendre que la tentation de séparer l’humain de l’artiste peut conduire à des dérives dangereuses. Enlever les responsabilités aux personnes sous prétexte de leur talent artistique envoie un message d’impunité extrêmement violent aux victimes d’agressions ou de comportements sexistes, dont on continue d’ignorer et de minimiser les témoignages.

Ce mouvement de libération de la parole des victimes, très puissant et courageux selon moi, doit être accompagné par les politiques par des actions concrètes pour que nos sociétés avancent réellement vers plus d’égalité. Les victimes, qui sont souvent dans un processus de réparation, ne peuvent pas à elles seules, porter ces révolutions sociales à l’échelle d’un pays.

crédit : Lyla Bangels

La question de la sous-représentation des femmes est très actuelle dans le secteur musical. Elle ne peut plus, en tout cas, être ignorée par l’industrie et les professionnel·le·s du spectacle vivant. Ce qui est trompeur selon moi, c’est qu’il y a un grand écart en termes de visibilité des femmes artistes. Si l’on regarde la scène mainstream internationale, on a l’impression que les femmes ont conquis une place, en portant souvent des messages féministes d’ailleurs (Beyoncé, Taylor Swift, Miley Cyrus, etc.). Pour moi, c’est l’arbre qui cache la forêt. Quand on est sur le terrain, ou que l’on gratte le vernis pour consulter les chiffres, on constate que le secteur musical souffre toujours d’une part d’inégalité de représentation énorme selon les genres, avec des proportions de moins de 20% de femmes artistes programmées dans les festivals. Ce déséquilibre est aussi visible sur l’attribution de postes à responsabilité dans le secteur musical.

Autour de moi, je vois beaucoup de musiciennes qui galèrent aussi pour faire exister leur projet, qui frôlent le burn-out, qui doutent d’elles-mêmes, qui subissent des comportements sexistes. Beaucoup d’entre elles se rassemblent d’ailleurs en collectifs pour être entendues. On n’a pas envie d’être dans une position de victimes. On veut mettre au jour une réalité pour qu’elle évolue.

L’accès à des lieux de répétition surs, le libre choix de son instrument (encore souvent genré par les institutions et la société), les opportunités de faire des concerts pour forger son expérience de la scène, la création d’un réseau, l’accès aux aides à la création, etc.Tous ces facteurs de visibilisation et de professionnalisation d’un projet musical ne vont pas être vécus de la même manière par un homme ou par une femme. Finalement, après dix ans de carrière, on va s’étonner qu’un projet féminin soit moins avancé dans son développement qu’un projet masculin. Certain·e·s diront que le projet est moins bon, moins abouti, moins pro, etc. Je dirais plutôt que c’est le résultat d’un système patriarcal très ancré, qui produit moins d’opportunités pour les artistes de genre féminin et que nous devons toustes déconstruire. Des choses sont en train de bouger, grâce à cette libération de la parole notamment. Trop lentement à mon goût. Chacun·e doit réfléchir à la responsabilité qu’iel détient à son niveau de décision pour équilibrer les opportunités de représentation.

Je pense donc que les femmes musiciennes se sont toujours emparées des espaces d’expression qui étaient à leur portée. On commence seulement à ouvrir les yeux et les oreilles et à reconnaître leur travail !

  • À l’inverse, il serait vraiment réducteur de rassembler toutes ces œuvres, très différentes les unes des autres, sous une simple étiquette « féministe » comme si le propos artistique d’une femme artiste, musicienne en 2024 ne pouvait être que foncièrement féministe. « La Traversée » est certes un disque de femme, mais il est bien plus que ça, la question du genre est évidemment présente dans la mécanique narrative de cet album, mais au milieu de beaucoup d’autres thématiques contemporaines, comme l’écologie, la solitude… Quel rapport entretenez-vous avec le féminisme ?

Ma conscience féministe est indissociable de la musique parce qu’elle est née grâce à mon projet. C’est en commençant mon projet en solo vers en 2015, après avoir été en groupe, que j’ai compris qu’être une porteuse de projet musicale serait ardu. D’autant que j’ai commencé dans une esthétique rock indé, dont les représentations de genre sont majoritairement masculines.

Ce fut d’abord un pressentiment, la sensation d’un manque de légitimité, le syndrome de l’imposteur, etc. ; toutes ces sensations ont été confirmées par les statistiques (réalisées par le Centre National de la Musique par exemple) et par les multiples messages implicites envoyés par le secteur, l’entourage, la société… J’ai rapidement intégré un musicien dans mon projet pour la scène. Par choix musical bien sûr, mais aussi parce que j’avais le sentiment de ne pas faire le poids toute seule, de ne pas être prise au sérieux. Ainsi, dans mes mails aux programmateurs, je pouvais dire que nous étions un duo et qu’il y avait un musicien dans le projet. Ça paraît caricatural comme ça, mais c’est pour dire à quel point la plupart d’entre nous, musiciennes, pratiquons l’autocensure parfois sans nous en rendre compte. J’ai compris ce mécanisme plus tard, lorsque j’ai trouvé le courage de monter seule sur scène.

crédit : Gaëtan Streel

Avec le temps, j’ai aussi compris que vouloir faire de la musique un projet professionnel lorsqu’on est une femme, c’est d’office un engagement politique. Qu’on le veuille ou non. Cette volonté d’exister, d’être visible, d’avoir sa place dans la société, c’est être engagée dans une révolution sociale plus large, celle de l’égalité des genres.

La preuve en sont ces questions que l’on nous pose à nous musiciennes, et qui débordent de l’artistique, de savoir comment l’on se positionne sur le féminisme en tant que musiciennes et sur les questions de visibilité. Je trouve intéressant d’y répondre et sûrement utile d’informer les personnes qui n’en ont pas conscientes. Mais je trouve dommage de ne pas voir plus souvent ces questions posées aux artistes de genre masculin. Je pense que beaucoup d’entre eux ont envie de s’exprimer sur ces questions de société, de proposer des choses et d’interroger leur place privilégiée dans cette industrie. Ça doit être une réflexion commune, une volonté collective de changement. Pas une lutte d’un genre contre l’autre. Nous sommes toustes impliqué·e·s.

Du côté de la création, je ne peux pas dire que mon propos musical soit spécifiquement engagé dans ses textes. Cela viendra peut-être. Pour l’instant, j’ai envie d’en faire un lieu préservé, une quête du beau, de l’intense, de sens, une porte vers un ailleurs, saisir cette part de liberté ! Mon engagement côté création tient plutôt au fait de suivre mon instinct créatif, ce qui fait des albums qui ne rentrent pas vraiment dans les formats radiophoniques !

Parfois, je me fais la réflexion que peut-être cette liberté d’expression a été saisie plus férocement par les femmes, qui en ont été privées jusqu’à peu dans nos sociétés occidentales. J’ai cette sensation, en découvrant la musique de nombreuses porteuses de projets (et particulièrement en solo), de démarches personnelles affirmées, parfois viscérales, par volonté de maintenir et revendiquer un droit à la liberté d’expression, quitte à emprunter des chemins de traverse (Nina Simone), d’inventer des modes d’expression (Kate Bush, Björk, Peaches) ou de transcender des esthétiques traditionnellement plus masculines (Patti Smith, PJ Harvey, Kim Gordon).

  • Question connexe : quand même, envie de savoir pourquoi avoir choisi d’intégrer cette reprise surprenante de « Où sont les femmes ? » en fin de disque ? Une forme de contre-pied, comme Aretha Franklin s’étant approprié la chanson « Respect » d’Otis Redding ?

Jusqu’à maintenant je n’avais pas intégré de reprise dans mon projet. Celle-ci m’a attrapée par hasard alors que je jouais du piano. Une mélodie m’a fait penser à cette chanson. Je n’avais que le titre en tête, « Où sont les femmes ? », qui sonnait comme un manifeste de ce que j’étais en train de vivre en tant que femme artiste. L’ironie, c’est qu’en lisant les paroles, j’ai réalisé que l’auteur (Jean-Michel Jarre) évoquait sa nostalgie d’une représentation des femmes plutôt limitante. Celle d’un sujet fragile, lunatique, charmant et lascif : « Où sont les femmes avec leurs gestes pleins de charme, qu’on embrasse et qui se pâment, qui ont ces drôles de vagues à l’âme, à la fois si belles et si pâles, qu’on caresse et qui planent, auraient-elles perdu leur flamme ? »

Je comprends que ces paroles, chantées sur un air disco, passent comme une lettre à la poste. Mais chantées par une femme, en piano-voix intimiste, elles ont soudain une tout autre portée ! Ça fait d’ailleurs toujours l’étonnement du public qui vient me dire en fin de concert qu’il n’avait jamais vraiment écouté les paroles de cette chanson apparemment légère et inoffensive.

Clôturer l’album avec cette reprise, comme un clin d’œil amusant en première lecture, c’était une manière d’interroger nos représentations de la femme et d’attirer l’attention sur ces questions d’invisibilité des artistes de genre féminin dans le secteur musical.

  • Dans un disque aussi dense et riche que « La Traversée », finalement tout est dit à travers la musique, les mots, les silences, les respirations… Mais qu’aimeriez-vous que le public retienne avant tout de ce disque ?

J’imagine que d’écouter ce disque de bout en bout, c’est accepter de lâcher prise, s’autoriser à ralentir, à contempler, à imaginer des paysages.

À part sur les morceaux « Vision » et « Tu Alma », il n’y a pas d’instruments percussifs sur cet album. Les parties de piano, qui constituent la colonne vertébrale des morceaux, ont été enregistrées à rubato. C’est-à-dire avec une grande liberté rythmique, sans clic, sans métronome. L’interprétation suit une intention naturelle, le tempo s’étire ou se contracte.  De fait, dès le départ, la direction artistique a été de ne pas ajouter d’éléments percussifs sur les morceaux. Je crois que c’est ce qui donne à l’album ce côté organique, aéré, libre. Je suis consciente du fait que ça implique plus de persévérance de la part de l’auditeur·ice qu’un beat régulier qui rassure et guide tout le long d’un morceau. Mais j’avais envie d’abattre toutes les cloisons pour l’auditeur·ice,, l’envelopper doucement dans le son et dans les mots.

En ce qui concerne la voix, c’était important pour moi qu’elle ne soit pas seulement chantée. J’avais envie de mettre l’accent ailleurs, de raconter. Dans la fragilité des mots, qui avancent prudemment, qui se dévoilent en apprivoisant l’auditeur·ice. Comme un secret que l’on dit à mi-mot et qui garde sa part de mystère, de pudeur. En écoutant le disque, chacun·e peut trouver l’espace pour y mettre de soi.

Il y a toute une démarche en tant qu’artiste pour accepter que l’on constitue parfois la matière première de son œuvre. Je ne parle pas de narcissisme ni d’anecdotes de vie. Je parle de trouver dans l’histoire personnelle ce qui peut résonner pour l’humanité. Un endroit parallèle où l’on peut se comprendre et se reconnaître avec celui ou celle qui écoute. Créer cette rencontre magique.

crédit : Gaëtan Streel
  • Quels ont été vos modèles d’inspirations, d’identifications plus jeune, qui vous ont donné envie d’être à votre tour artiste, de donner tant de place à la création et à l’art dans votre vie ?

Beaucoup de femmes musiciennes, il est vrai. Pas seulement des chanteuses, mais aussi et surtout des compositrices et autrices de leurs projets. Je ne me suis rendu compte de cela qu’ensuite (sourire)

Très tôt, il a eu The Cranberries dont j’ai chanté les albums des centaines de fois sur mon baladeur cassette puis CD, les premiers albums de Mylène Farmer, un peu plus tard Fiona Apple, Tori Amos, Björk, Laetitia Sheriff, PJ Harvey, Cat Power. Elles ont été mes professeures de chant (rire). Il y a ensuite eu Shannon Wright, Scout Niblett, Blonde Redhead et plus récemment Emma Ruth Rundle, Anna B Savage, Brisa Roché, FKA Twigs, Sevdaliza, Caroline Polachek… pour n’en citer qu’une sélection.

La plupart de ces musiciennes imaginent et produisent un travail visuel impactant et très personnel dans le prolongement de leur musique (visuels, vidéo-clips). Elles ne sont pas seulement musiciennes, ce sont des artistes totales. Je sens la volonté chez toutes ces artistes de suivre un chemin de création très personnel.

En ce moment j’écoute en boucle le dernier album de PJ Harvey, « I Inside the Old Year Dying », que je trouve magnifique. C’est un disque qui assume sa fragilité en donnant, malgré une production très pointilleuse, la sensation d’un album artisanal et DIY.

Évidemment, je n’écoute pas que des artistes femmes ! Beaucoup d’artistes masculins m’inspirent aussi. Je pourrais citer l’indétrônable Alain Bashung, dont mon album contient une reprise, ou plus récemment le dernier album de Christophe Miossec, « Simplifier », que je trouve très réussi.

  • Même si la palette de couleurs émotionnelles de « La Traversée » est assez nuancée, il transmet lors de son écoute, une sensation de mélancolie ou, en tout cas, une profonde aspiration à s’extraire par le son, la poésie … du réel. À quels espaces, la musique vous permet d’accéder, que le réel ne vous permet pas vraiment, ou très peu ?

J’aime bien cette question parce, de mon côté, je ressens cet album comme le plus ancré et le plus réel que j’ai produit jusqu’à maintenant ! Une sorte de monolithe léger flottant juste au-dessus du sol.

C’est peut-être parce que j’y chante des textes en français, avec une adresse plus directe au public et que les instruments de l’album sont (presque) tous acoustiques.

Dans ce cadre de production très dense qu’imposent quelques jours de studio, j’ai ressenti le besoin de rapporter les morceaux mixés à la maison et de les revisiter en home studio. Je trouvais l’ensemble beau, mais trop acoustique. J’avais envie de créer des échappées sonores qui viendraient dessiner un second plan. J’ai donc créé des textures, trituré des sons de guitare, de clavier. Je suis ensuite retournée en studio avec toute cette matière pour l’ajouter, comme de grands coups de pinceau, des vagues ou des éclairs qui apparaissent dans certains morceaux. C’était comme ouvrir une petite porte qui permet d’accéder à un monde caché dans le disque.

La musique est bien sûr un moyen de créer de nouveaux espaces, des espaces d’abstraction qui nous emportent et nous distancent du réel. C’est aussi, assez paradoxalement, une manière de contrôler son environnement, de créer les limites d’un monde qui nous rassure, dont on a les clés. Une maison réconfortante. Il y a ces deux mouvements, de lâcher-prise et de contrôle.

crédit : Lyla Bangels
  • Dans le prolongement de cet album, vous avez récemment sorti le clip du morceau « En Vie », qui semble vous tenir particulièrement à cœur. En tant qu’auditeur du morceau, en tant que spectateur devant l’écran, ce clip nous invite dans une certaine intimité et, malgré son humeur très mélancolique qui résonne à l’évidence dans les images, dans ce très beau moment de cinéma, aussi simple que d’une justesse de ton admirable, il transmet aussi un très beau message philosophique, de savoir se raccrocher, quelles que soient les épreuves de l’existence, au souffle inarrêtable de la vie. Quelle place occupe « En Vie » dans cet album ? Pas un hasard, s’il vient en quelque sorte clôturer avec ce clip, le récit autour de cet album, presque 10 mois après sa sortie.

Merci pour ces mots qui me vont droit au cœur (sourire).

Au départ, le morceau « En Vie » devait être le premier single de l’album, qui devait sortir à l’automne 2022. La période post-pandémique était alors très tendue et les agendas inconstants et surchargés… J’ai préféré reporter la sortie de l’album à mars 2023 pour lui donner plus de chances de visibilité.

« En Vie » est pour moi la pièce centrale de l’album, avec le morceau « La traversée ». C’est le cœur de l’album, le morceau le plus intime, une sorte de confession.

J’ai donc fait le choix d’inaugurer l’album autrement :  d’abord les singles « Vision », « Tu Alma », « Le temps des galaxies » et enfin « En Vie ».

C’est comme si, depuis la sortie de l’album j’avais pris le temps de faire connaissance avec l’auditeur·ice, d’installer un climat de confiance, de bienveillance. J’avais besoin de ce temps d’apprivoisement pour livrer le cœur de l’album.

Il y a aussi un phénomène météorologique, qui est important, je pense. Pour le mois de mars, j’ai préféré sortir le morceau « Tu Alma », un titre plus « ouvert », plus rythmique, qui tend une main, au moment où le printemps commençait.

Le morceau « En Vie » est naturellement sorti entre l’automne et l’hiver, saison à laquelle il a été tourné, il y a deux ans maintenant. J’ai l’impression que l’on rentre plus facilement dans un morceau lorsqu’il concorde avec l’humeur de la saison.

  • Le clip est aussi un beau travail sur l’image, avec une intention cinématographique, pas si courante, dans l’univers des clips de musique pop. Qu’est-ce qui a forgé cette belle co-réalisation avec le réalisateur Julien Kartheuser, et tout simplement cette complicité artistique ? (Ndr : Lucile Beauvais a même sollicité le réalisateur pour toucher au plus juste dans la réponse)

Julien Kartheuser : Je connais Lucile depuis pas mal d’années maintenant. On avait collaboré pour la première fois sur une série de capsules vidéo pour son précédent album, « La Verdad ». Je ne réalise que très peu de clips, car ma pratique cinématographique se dirige plus vers le documentaire. Pour que j’accepte un projet de clip, il doit donc avoir un concept qui m’anime et pour lequel une réelle collaboration au-delà de l’esthétique prend place. C’est ce qui arrive à chaque fois avec Lucile.

Elle vient d’abord avec une idée, une intention, des images, une ambiance. De là, en écoutant sa musique, je regarde si j’ai des images similaires qui me viennent en tête. S’ensuit alors un ping-pong entre nos idées et envies pour former un projet commun.

L’aspect organique, bricolé, libre, laissant place à l’imprévu des tournages, est également essentiel dans notre collaboration. Nous avons un « petit budget », comme c’est souvent le cas en musique indépendante. Ainsi, il faut donc se montrer ouverts et flexibles, ce qui apporte des idées très créatives et spontanées.

« En vie » est notre dernier projet commun, et est pour moi le plus beau. Une dimension documentaire s’est directement dégagée lorsque Lucile m’a parlé de ce carnet qu’elle aimerait remplir de souvenirs pour enfin l’enterrer. La balade à travers Liège était notre base, mais il a fallu délimiter une intention de réalisation afin que tout cela ne fasse pas brouillon au montage. C’est ainsi que le suivi continu, de dos, avec la ville floue en arrière-plan et un traveling sonore superposé à la musique s’est décidé.

À partir de là, Lucile est partie dans sa quête et je l’ai suivie avec la juste distance, m’adaptant aux situations, comme je le fais dans ma pratique documentaire. Je me souviens d’un tournage très silencieux, contemplatif. Aucune prise n’a été refaite ou mise en scène, tout était en « one shot ». Il s’agissait surtout de trouver le bon point de vue. Sans cette intimité et la confiance entre nous, je suis persuadé qu’un tel clip ne pourrait pas exister.

crédit : Gaëtan Streel
  • Je sens que chez vous, le geste artistique est avant tout une pulsion presque vitale, qui peut s’emparer de beaucoup de médias très différents comme le son, la musique, l’image, l’écriture… c’est quoi finalement être une artiste pour vous ?

Vaste question ! J’ai déjà entendu des musiciens qui avaient des scrupules à se dire artiste. Je trouve pour ma part que de me considérer comme musicienne serait réducteur et peut être prétentieux aussi. Je ne me considère pas comme une technicienne de la musique par exemple. Je vois plutôt les instruments et la voix comme des outils d’expression. Cette métaphore du geste artistique est belle, car elle porte en elle la variété des modes d’expression, ce n’est pas limitant. Aujourd’hui, je fais de la musique, demain je ferai peut-être de la peinture, de la danse ou que sais-je ?

Je crois que notre époque a terriblement besoin d’artistes, de créateur·ice·s. On a toustes cette capacité en nous qui devrait être cultivée. Cela donne le pouvoir d’exister autrement que d’être des êtres destinés à consommer.

  • Depuis maintenant presque un an, cet album s’est envolé, pour vivre sa propre vie. Vous avez certainement joué des morceaux de ce disque devant des publics différents, lu des chroniques… Quels sont les retours qui vous ont le plus touché, marqué ?

La tournée de « La Traversée » s’est achevée en septembre dernier. J’ai joué une quinzaine de dates en France et en Belgique en formation solo ou duo avec Cécile Gonay à l’alto et à la batterie. Les concerts ont une dynamique assez forte, passant d’un piano-voix intime à du rock un peu brut, ce qui a pu surprendre le public quelquefois, dans le bon sens il me semble. Chacun·e s’est retrouvé·e dans l’une ou l’autre sensation, l’énergie. C’est toujours fascinant d’entendre une date de l’âge de ma grand-mère me dire qu’elle a adoré les morceaux qui arrachent à la guitare et d’acheter tous les disques. C’est beau de voir comment la musique à ce pouvoir de toucher.

La scène est aussi un environnement singulier qui nous ramène à nos forces ou vulnérabilités en tant qu’artiste et humain. C’est une posture bizarre que d’être sur une scène, un espace artificiel. D’un côté, on joue, de l’autre, on écoute et il y a cette ligne invisible entre ces deux espaces, comme une frontière magique qui ouvre sur un espace lié aux émotions.

Je remercie les personnes qui, ayant reçu le disque, ont pris le temps de l’écouter et d’écrire dessus. Il y a tellement de propositions musicales et d’artistes aujourd’hui que chaque papier écrit est un baume au cœur, une chance de toucher un nouvel auditoire.

Les messages les plus touchants sont ceux que les auditeur·ice·s m’écrivent après les concerts ou sur les réseaux et qui témoignent de moments d’exception que la musique nous permet de partager.

crédit : Gaëtan Streel
  • Est-ce que vous vous sentez mieux, après avoir sorti, un album aussi personnel, aussi intense, aussi dense ? Est-ce que sa création vous a ouvert de nouvelles portes créatives pour le futur ?

Il y a toujours cet écart de temporalité entre le moment où l’on écrit et produit un disque et le moment où il est enfin livré au public et joué en concert. Entre-temps, on a avancé, vécu de nouvelles expériences, écrit de nouvelles choses. Il faut savoir se replonger dans l’atmosphère de la création pour en faire la promotion auprès de la presse et sur scène. C’est un travail intéressant de prise de distance et parfois de réinterprétation des morceaux en live.

Ce délai m’a permis d’avoir plus de temps pour explorer le volet vidéo, d’explorer l’album sous un angle imagé et narratif. Mais il est vrai qu’il y a une part de soulagement à laisser vivre sa vie à l’album, se libérer des projections que l’on peut nourrir autour de sa réception, etc. pour accepter qu’à partir de ce moment-là, les choses ne nous appartiennent plus.

Aussi, avec le recul de cette année écoulée, j’ai eu l’impression que ce disque avait encore des choses à raconter, en dehors des mots et des textes. Je travaille donc depuis quelques mois sur une version instrumentale et revisitée de l’album qui sortira bientôt.

En effet, j’ai eu la chance de pouvoir enregistrer cet album dans un studio, sur un piano à queue. C’était vraiment émouvant d’entendre les instrumentistes jouer avec leur instrument acoustique les partitions que j’avais composées sur logiciel. C’est comme si tout s’incarnait subitement sous mes yeux !

Je me réjouis de partager cet album instrumental avec le public bientôt. Je trouve qu’il procure d’autres émotions que l’album chanté et je pense qu’il touchera d’autres personnes, d’autres sensibilités. La musique instrumentale a cette capacité de créer des espaces imaginaires illimités.

J’en profite d’ailleurs pour remercier les instrumentistes Cécile Gonay (violon, alto), Renata Kambarova (flûtes), Illia Vasikhin (saxophone ténor), Astrid Wauters (violoncelle) et l’ingénieur du son Jean-François Hustin, dont les sensibilités ont contribué à l’intention générale de l’album.

Je travaille également sur la production d’un nouveau disque, je ne sais pas encore s’il s’agira d’un EP ou d’un album. Je n’en suis qu’à la réalisation des démos et c’est une étape de création toujours passionnante !

  • Des dates à venir pour voir en France bientôt ? Avec quel groupe autour de vous ?

Monter et réaliser une tournée lorsque que l’on est une artiste autoproduite demande beaucoup d’énergie (trouver les dates, les promouvoir, faire les déplacements, porter le matériel…). Je ressens le besoin de faire une vraie pause pour me consacrer de nouveau à la création de nouvelles chansons et d’autres projets artistiques.

Plus que jamais, je veux prendre le temps de faire les choses pour être en accord avec moi-même afin d’être le plus honnête possible dans ce que j’offrirai aux oreilles curieuses et mélomanes. Le temps nécessaire pour retrouver l’envie de monter sur scène aussi. J’imagine que la production d’un nouveau disque et les collaborations avec des musicien·ne·s vont m’inspirer de nouvelles idées, de nouvelles envies !

La rédaction d’indiemusic ne peut que vous inciter à découvrir le podcast « Paroles de Musiciennes », une série d’entretiens entrepris par Lucile Beauvais, avec des musiciennes, à commencer par le premier épisode avec l’étonnante Clémentine Colette, connue sous le nom d’artiste Clemix.

« La Traversée » de Lux Montes est disponible depuis le 24 mars 2023 chez Verdad Records et Elles en ont.


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Laurent Thore

Laurent Thore

La musique comme le moteur de son imaginaire, qu'elle soit maladroite ou parfaite mais surtout libre et indépendante.