Certains albums arrêtent le temps et imposent leur propre réalité temporelle. C’est le cas de « La Traversée » de la musicienne Lux Montes, disque d’introspection poétique au lyrisme baroque, où les chansons s’affirment dans les nuances d’une musique de chambre, minimaliste et aérienne. Entourée par un ensemble musical resserré, l’artiste française, basée à Liège depuis quelques années, inspire des mises en scène colorées, mystérieuses et fantasmagoriques, saisissantes d’intensité émotionnelle.
Autant le mentionner tout de suite, il faut plusieurs écoutes attentives et immersives, pour saisir toute la puissance évocatrice de cette œuvre foisonnante, animée par une inspiration littéraire pleine de finesse, de nuances et de liberté. Si chaque mot imprime une émotion, dans cette manière si expressive de les chanter (en particulier au cœur de « Le temps des galaxies » et de « Vision »), le magnétisme esthétique passe aussi par un captivant sens du détail sonore, initiateur de toutes ces textures fines et discrètes qui se lovent dans les silences du piano, de la guitare, de la flûte (de Renata Kambarova), du violoncelle (d’Astrid Wauters), du saxophone baryton (d’Illia Vasiachkin), du violon alto (de Cécile Gonay). Au cœur de « La Traversée », la musique partagée et complice de Lucile Beauvais est ainsi une musique qui respire, qui alterne, qui souffre, qui dévie, qui s’élève, qui se cache, qui s’évade. Face à l’adversité du doute, elle ne renonce jamais. Elle peut être dans la retenue comme dans le bouillonnement, mais jamais dans la démission.
Le fil conducteur narratif du disque se dessine progressivement, il distribue petit à petit de plus en plus d’indices. Il devient plus explicite dans l’enchaînement décisif entre « En vie » et la sublime reprise du morceau « Angora » d’Alain Bashung. Ce relais consécutif s’impose comme le moment charnière, le moment pivot de ce long format, sans pour autant le phagocyter, tant les dix pièces de ce puzzle forment un ensemble entier, compact et cohérent. Il dévoile les coulisses de l’inspiration, celle d’un romantisme envisageant le sentiment amoureux dans toutes ses largeurs, de celui qui s’empare du cœur, de la raison et de l’âme quand le doute s’installe dans les brumes solitaires de l’absence, du délaissement, de l’abandon, de la distance, de la rupture. Dans ces moments, la résilience peut venir de ses repères, auxquels nous pouvons nous raccrocher comme des chansons qui nous accompagnent depuis si longtemps (la raison des reprises de Bashung et de Patrick Juvet ?), comme des poèmes qui nous ramènent à notre condition humaine par leur capacité à transcender le spleen, la mélancolie… Le morceau « Crossing The Water » est basé sur la lecture d’un poème de l’écrivaine et poétesse américaine Sylvia Plath, par Dominique Van Cappellen-Waldock du groupe post-punk Baby Fire, dans lequel s’inscrit avec force Lux Montes.
De manière plus prosaïque, il est peut-être important de situer « La traversée » dans un territoire créatif, qui pourrait être partagé avec l’immense Françoiz Breut, entre autres, pour souligner cette capacité à utiliser un puissant nuancier de couleurs musicales et sonores, qui transcrit avec poésie toutes les strates des sentiments humains. Avec Birds On Wire (Rosemary Standley et Dom La Nena), dans le fond comme dans la forme, pour mettre en valeur cette manière élégante et recherchée de puiser dans le passé, dans la pop culture, pour mieux interroger le temps présent. Mais aussi avec Shannon Wright, spécialement l’album « Providence » sorti en 2019, pour exprimer cet abandon immodéré et viscéral dans la musique, gage de pureté et de sincérité bouleversante. L’univers musical extrêmement vaste de Lux Montes est en effet, aussi tourné vers tout un pan du rock alternatif, que représentent avec force des musiciennes aussi singulières et inspirées que Scout Niblett, Chelsea Wolfe, PJ Harvey, Nina Nastasia, Carla Bozulich et, par effet de contagion donc, de son groupe Baby Fire.
Ce périple émotionnel et poétique tout en reliefs escarpés et sinueux, se conclut à travers la réinterprétation minimaliste et libre du morceau « Où sont les femmes » de Patrick Juvet (sorti d’ailleurs en 2022), mais dont la place dans le tracklisting peut laisser libre cours à toutes les suppositions : manifeste façon Aretha Franklin, brouilleur de radars pour mieux laisser l’imaginaire en suspens, mise en abîme conceptuelle autour de la notion même de pop culture… En tout cas, cette reprise est foncièrement la conclusion idéale d’un album qui, d’un bout à l’autre, ne peut laisser indifférent ; un album qui, d’ailleurs, comme peu d’autres aujourd’hui, n’aura pas peur de l’épreuve du temps.
« La Traversée » de Lux Montes est disponible depuis le 24 mars 2023 chez Verdad Records et Elles en ont.
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