Lorsque le festival Les Nuits Secrètes est passé en version totalement payante (jusqu’à 2016, l’accès aux concerts de la grande scène était gratuit), des voix se sont élevées pour brandir la crainte de la mort de cet événement majeur. Deux ans plus tard, les Nuits Secrètes affichent un record de fréquentation depuis le passage en payant avec 45 000 festivaliers sur 3 jours. Alors, quelle est la recette secrète d’une telle réussite ? Olivier Connan, le programmateur du festival, nous avait donné quelques infos : voici ce que nous avons constaté.
La base : les parcours secrets
Le vendredi, nous ratons le départ de notre parcours secret, la faute à la circulation lilloise pour quitter la ville. Forcément déçus, nous prenons nos dispositions pour arriver plus tôt le lendemain et ne pas manquer le premier parcours secret du jour. À proximité de la gare d’Aulnoye-Aymeries, nous montons dans un bus dans lequel de nombreuses personnes attendent déjà le départ. On y croise des festivaliers mais aussi un nombre non négligeables de retraités et habitants d’Aulnoye. En effet, on peut participer aux parcours secrets sans forcément participer au festival.
Notre bus a été décoré pour l’occasion avec un genre de peinture blanche éphémère. Sur les écrans où l’on imagine qu’apparaissent d’habitude publicités et infos sur les arrêts de la ligne, quelqu’un a peinturluré « Ceci n’est pas un écran, alors cessez donc de le regarder ». Sur les différentes portes du bus, de nombreux messages ont été inscrits, dont celui-ci : « Il n’est pas impossible que tout ceci ne soit qu’un voyage sans retour vers la réalité. Alors il est inutile de s’inquiéter, souriez ! » Message bien reçu, on sourit et discute avec ses voisins alors que le bus quitte la ville pour se lancer sur une départementale direction la campagne environnante. Après quelques minutes, le bus bifurque soudain à gauche et se lance sur un chemin de terre et de cailloux. Au bout du chemin, nous voilà dans la cour d’une magnifique bâtisse de briques et de pierres, typique du Nord, quelque part entre corps de ferme et maison familiale bourgeoise.
Les bénévoles nous emmènent dans le jardin de ce superbe lieu où l’on découvre une énorme tente largement transparente, avec un sol en dur où est installé un piano et de nombreux coussins au sol qui invitent le public à s’installer confortablement. Certains ne se font pas prier, d’autres font le choix de s’allonger dans l’herbe. Contrairement à la veille, l’air est respirable et une brise rafraîchissante parcourt le pré et les champs environnants. Le ciel est d’un bleu limpide et le soleil brille. La tentation d’une petite sieste est grande.
C’est alors qu’arrivent la pianiste virtuose Vanessa Wagner. Accompagnée d’Emilie Levienaise-Farrouch, qui s’installe derrière un Mac posé sur une petite table à côté du piano, Vanessa Wagner commence à jouer. Très vite, on entend des oiseaux gazouiller ou une cloche sonner. On se retourne en se disant qu’il y a peut-être un clocher dans ce corps de ferme, avant de réaliser que c’est Emilie qui lance ces sons depuis son ordinateur. Pendant tout le concert, elle agrémente ainsi la partition de Vanessa de sons poétiques et bucoliques qui donnent un supplément d’âme à l’ensemble. Entre leurs propres compositions, Vanessa et Emilie reprendront d’autres morceaux, comme le thème de La Leçon de Piano. Le tout donnera un set majestueux et inspirant, qui nous ramènera à Aulnoye-Aymeries le cœur plus léger et joyeux qu’en partant.
On regrettera alors de n’avoir pu s’inscrire au grand parcours secret du dimanche qui nous aurait emmené de midi à 17h à la découverte de nombreux autres artistes.
L’ingrédient principal : le meilleur de la nouvelle scène francophone
Quand on y repense, on n’avait sans doute jamais vu aux Nuits Secrètes ou ailleurs une telle affiche regroupant autant d’artistes français ou francophones matchant avec toutes les tendances actuelles.
On commencera peut-être par Clara Luciani, à qui revenait la lourde charge d’ouvrir le festival le vendredi à 17h30, sous un soleil de plomb et une chaleur harassante (il faisait 38° à l’ombre mais le grande scène était en plein soleil). Et s’il faut avouer que le public n’était pas encore très nombreux à cette heure, il faut aussi reconnaître que Clara Luciani aura été impressionnante de maîtrise et de justesse et aura convaincu tous ceux qui étaient présents qu’ils étaient face à une future grande de la chanson française.
Et comment ne pas lier son passage sur la grande scène à celui de Juliette Armanet à peine trois heures plus tard sur la même scène ? Là aussi, en quelques mois, Juliette Armanet a prouvé qu’elle était quelqu’un avec qui il faudrait compter dans le paysage de la chanson française. Et c’est aussi à une autre démonstration de maîtrise que nous aurons droit. La différence majeure tient sans doute dans ce que Juliette Armanet aura endossé les habits d’une « show woman » parfaitement rodée à occuper une grande scène devant des milliers de personnes. Qu’elle harangue la foule, qu’elle lui demande si elle n’a pas trop froid, qu’elle se prenne pour un rappeur lançant un « Yo ! » à tout le monde ou qu’elle montre une énergie débordante en évoquant une fin de tournée estivale à venir, la Parisienne déploie une telle énergie qu’on pourrait la prendre pour une rock star et oublier qu’elle est là pour nous chanter « Manque d’amour » ou « Star triste ».
Du côté des artistes plus « barrés », c’est sans doute Angèle qui aura remporté la palme de l’artiste la plus populaire. Devant la petite scène de l’Eden, il était totalement impossible de se frayer un passage ou même de bouger tellement la foule était compacte, venue chanter les refrains entêtants de son premier album « Premier Album ». Mention spéciale aussi pour les furieux de Bagarre. Il est sans doute plus facile d’occuper l’espace quand on est cinq sur scène, mais chacun de ces cinq+là aura vraiment tout donné, et notamment Emma qui invitera tout le public féminin à jouir avec elle, et ça devant une grande scène déjà bien blindée pour un dimanche après-midi, c’était assez impressionnant. En comparaison, Therapie TAXI nous aura semblé nettement plus fade, leurs chansons crash test ne l’auront justement pas complètement passé, le crash test, la grande scène étant sans doute un poil too much pour eux.
Mais qu’on ne s’y trompe pas, en 2018 ce qui fait bouger les foules, ce sont les rappeurs. On aura été particulièrement marqués par trois noms lors de ces Nuits Secrètes 2018 : Gaël Faye, Orelsan et Lomepal.
Gaël Faye, c’est la première grosse claque du festival. En charge d’ouvrir la scène de l’Eden le vendredi, il ne faudra même pas un titre entier à l’artiste pour faire bondir un public totalement acquis à sa cause, ne faisant que grossir sous la lumière orangée diffusée par les taules rouges du hangar sous lequel allaient se déroulaient certaines des plus belles découvertes du festival.
Orelsan, sur la grande scène de l’autre côté près la nuit tombée, ce sera la confirmation. Avec son show millimétré, très similaire à son set du Main Square Festival trois semaines plus tôt, on restera impressionné par la maîtrise et la poésie de celui à qui tout réussit cette année. Ce grand manitou d’un certain rap français se paiera même le luxe de faire tomber quelques gouttes de pluie orageuse sur son titre « La pluie » alors même qu’il entonnait « toujours autant de pluie chez moi ». Et on aura limite la chair de poule sur son interprétation sensible de « Notes pour trop tard », en contraste avec les tubes « Basique » ou « Défaite de famille ».
Mais des trois, c’est sans doute Lomepal qui nous aura le plus bluffés : alors qu’on pensait la foule ultra compacte du samedi devant la grande scène venue pour Eddy De Pretto, programmé plus tôt, ou pour Petit Biscuit plus tard dans la nuit, Lomepal a mis le feu en quelques secondes à ces milliers de festivaliers, pour ne pas dire dizaines de milliers. Un peu comme Gaël Faye la veille à l’Eden, il n’aura pas fallu un titre à Lomepal pour faire bondir tout le public. Accompagné de deux acolytes, juché sur une drôle de structure métallique ou brandissant son pied de micro comme le leader d’une formation de gros rock bourrin, tout dans l’attitude de ce Lomepal interprétant « Ray Liotta » dans le soleil couchant nous aura fasciné.
On dira enfin un mot de celui qui se situe finalement à la croisée de ce rap fédérateur que nous venons d’évoquer et de la nouvelle chanson française dont nous avons parlé plus haut : Eddy De Pretto. On n’en finit pas de s’étonner de la vitesse à laquelle aura grandi celui qu’on découvrait fin 2017 au Grand Mix et ses 600 places. Passant de scène en scène, chacune plus grande que la précédente, c’est en toute décontraction (et en short) qu’Eddy De Pretto aura arpenté de gauche à droite la grande scène de ces Nuits Secrètes 2018. Si on devait résumer sa performance en un mot : facile. Trop facile ? Sans doute pas, mais dans un festival où les grains de folie auront été nombreux, on aurait aimé que De Pretto enflamme encore un peu plus un public largement acquis à sa cause (comme Lomepal en somme).
Une bonne dose de découvertes en tous genres (avec une pincée de confirmations)
Une des choses qui fait la différence entre un bon et un grand festival, c’est sans doute sa capacité à nous faire découvrir ou redécouvrir des artistes, au-delà des têtes d’affiche. À ce petit jeu c’est sans doute la scène de l’Eden qui nous aura fourni le plus d’émotions inattendues. On a déjà parlé de la sensation Gaël Faye ou d’Angèle. Mais la plus grosse claque nous aura sans doute été administrée dès le vendredi soir par le duo britannique Slaves. Ce duo guitare-batterie aura déversé un torrent d’énergie punk tout à la fois régressive et salvatrice. Isaac, batteur et chanteur, lancera au public que s’il se demande pourquoi ils ne sont que deux, c’est parce que personne d’autre ne voulait jouer avec eux, alors ils se sont lancés. Prêt à s’aventurer micro à la main dans la foule, ou à menacer d’arrêter le concert au bout de 4 ou 5 titres parce que la sécurité refuse de s’avancer vers le public pour sécuriser ceux qui slamment, l’homme ultra baraqué est manifestement un showman né et destiné à remporter tous les suffrages.
Dans un genre qui n’a rien à voir, on retiendra aussi le passage de Tamino à l’Eden. Quand un artiste qui n’a encore au compteur qu’un EP et une presse unanime qui le compare à Jeff Buckley, on arrive un peu méfiants. Pas sûr d’ailleurs que le bonhomme goutte vraiment d’être qualifié de « nouveau Jeff Buckley » quand on voit la maîtrise et la maturité de ce jeune Belge d’à peine plus de 20 ans. Tout, de la lumière au son, en passant par sa voix (et les notes aiguës qu’il en tire) ou la relation avec ses deux musiciens ont suffi à démontrer qu’on avait sous les yeux un futur grand, pour ne pas dire un déjà grand.
On aura aussi été très impressionnés par Meute, ce collectif allemand « en mode fanfare » qui délivre une musique qu’on pourrait facilement qualifier d’électronique alors même que tout est organique sur scène. Entre trompette, saxo, cor de chasse ou encore xylophone, ceux qui se qualifient volontiers comme un « techno marching band » délivreront dès les premières secondes une partition festive et légèrement foutraque, qui fera danser tous les curieux attirés par le buzz qui entoure le groupe depuis ses premières vidéos diffusées sur le web.
Plus proche de Slaves, mais en plus pop et cette fois sur la grande scène, on aura aussi apprécié le concert de Shame. En plein soleil, on aura pu sentir que les Anglais peinaient un peu à trouver leur rythme, en témoignent les étranges torsions de marcel du chanteur Charlie Steen pour chercher un peu de fraîcheur, ou le fait que le bassiste ait mis longtemps avant de sauteur comme un beau diable aux quatre coins de la scène. Mais une fois la machine Shame lancée, il aura été impossible de l’arrêter !
Il y aura eu aussi quelques confirmations durant ces Nuits Secrètes 2018 : les Belges de BRNS nous aurons une nouvelle fois démontré leur sens du tempo, du rythme et de l’explosivité. Trisomie 21, qu’on peut considérer comme les locaux de l’étape (le groupe est originaire de Denain près de Valenciennes, à 40 kilomètres environ d’Aulnoye-Aymeries), auront confirmé qu’il faut toujours compter avec eux après pas loin de 40 ans de carrière. Feu! Chatterton auront prouvé leur nouvelle dimension depuis la sortie de leur second album, « L’Oiseleur », et Arthur, le chanteur, ne manquera pas de rappeler qu’ils étaient venus deux ans plus tôt se produire sur la petite scène du Jardin (tout comme Petit Biscuit d’ailleurs) depuis disparue et remplacée par l’Eden. Jessica 93, seul en scène alors qu’on l’avait vu avec deux comparses lors d’une soirée « La Vague » au Splendid de Lille, nous confirmera que même en solo, il est possible de faire (re)vivre le grunge, y compris en festival.
Un soupçon de mystère à la station secrète
C’est sans doute la petite scène qui aura fait la différence, ce petit plus qui permet à un festival comme les Nuits Secrètes de passer d’excellent à plus que parfait : je parle de la Station Secrète nichée au fond du site du festival, près des ultimes food trucks et tireuses à bière. Sur ce tout petit espace se seront succédés tout le week-end une tripotée d’artistes émergents ou déjà confirmés venus partager avec un public plus restreint, curieux ou attiré là par la musique envahissant le site entre deux sets sur la scène de l’Eden, leur vision et leur passion pour leur art. On pense notamment à Malik Djoudi, déjà croisé à La Bonne Aventure, qui aura délivré un set proche de la perfection devant un public conquis. On lui en veut encore un peu pour sa reprise transcendée et transcendante de « Cambodia » qui nous vaut encore aujourd’hui d’avoir du Kim Wilde dans la tête à longueur de journées.
On pense aux Anglais de Otzeki dont la prestation nous aura retourné les neurones, soit à peu près ce que semblait vivre Mike Sharp (le chanteur et guitariste de ce duo électro pop) sur scène. On aura rarement vu quelqu’un habité à ce point par sa musique. L’homme avait l’air tout à la fois présent et ailleurs, ce qui avait quelque chose de fascinant, tout comme la musique d’Otzeki. Dans la moiteur de la nuit la plus chaude du festival, on aura parfois songé à The XX (« True Love », « Foreign Love ») ou encore à des ambiances de The Notwist qu’on aurait teintées de The Cure, rien que ça.
On pense aussi aux vainqueurs du tremplin des Nuits Secrètes que sont Jojobeam et Bagdad Bahn. Si on avait manqué les premiers à la Bonne Aventure, les seconds nous aurons donné l’impression d’avoir fait un pas plus loin dans la folie douce d’une musique pop rock barrée et pléthorique, relativement indéfinissable tellement elle emprunte à des genres musicaux variés et différents. Et comment oublier Sophiène, le chanteur du groupe, descendant dans le public pour entamer une danse endiablée avec deux licornes et un gros barbu en tutu ? Côté Jojobeam, on aura aimé leur rock énergique et bruyant, accompagné d’une gestuelle et de chorégraphies pour le moins étranges. Sans doute l’abus de jojoba, même si FX (le bassiste) ne manquera pas de nous rappeler que l’extrait de jojoba est toujours bon pour vous, même si on ne sait pas bien ce que c’est.
Au moment de conclure, on vous voit venir : oui, nous n’avons pas parlé des plus grosses machines programmées au festival, soit Shaka Ponk, Vitalic, Jain, Alt J, Rone ou Petit Biscuit. Quand on écrit tout ce qui précède, dans la recette du festival parfait, ils constituent sans doute la cerise sur le gâteau. Et dans la vie, il y a deux types de personnes : ceux qui retirent la cerise et la posent à côté du gâteau, et ceux qui la dévorent avec une bonne dose de chantilly. L’important est que chacun fasse à sa guise en prenant une belle part de ce délicieux gâteau.
De notre côté, on aurait aimé en profiter encore un peu plus et être dotés du don d’ubiquité pour faire tous les parcours secrets, voir tous les concerts y compris quand un groupe est à la station secrète en même temps qu’un autre est sur la grande scène, avoir l’énergie de participer aux DJ set en salle, au club de la Bonaventure. Mais au risque d’une crise de foie, il est bon qu’il nous reste encore quelques dégustations à tenter lors de la prochaine édition des Nuits Secrètes.
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