[Interview] Gus Englehorn et Estée Preda

Depuis que nous avons fait connaissance avec ces deux êtres magiques, il nous est devenu totalement impossible de séparer l’histoire de Gus Englehorn de celle d’Estée Preda, sa partner in crime à la ville comme à la scène. Elle qui officie en tant que batteuse en studio et en tournée, mais tout autant comme vidéaste et parfois figurante dans bon nombre de leurs ingénieux clips. À l’occasion de leur première grande tournée européenne, nous avons pu rencontrer ces deux personnalités surréalistes et attachantes à Stereolux quelques minutes seulement avec leur concert en salle micro. Une rencontre des plus heureuses qui nous a permis d’appréhender leur processus créatif particulièrement cinématographique et l’histoire tout aussi décalée des conditions d’enregistrement de leur second album au titre particulièrement épique : « Dungeon Master ».

Gus Englehorn © Fred Lombard
  • « Dungeon Master », c’est le nom de votre deuxième album…

Gus : Tu sais bien que c’est le deuxième (rire).

  • C’est le premier sur un label (NDLR, Secret City Records), mais le premier en indépendant, c’était évidemment « Death & Transfiguration » sorti en 2020 et dont nous avions beaucoup parlé à l’époque sur indiemusic.

Estée : C’est ça, beaucoup de gens ont cru que « Dungeon Master » était notre premier vu que c’est la première sortie en label. Mais il y a bien un disque avant.

  • Je suis curieux de savoir ce qui s’est passé entre ces deux albums…

Gus : Pas grand-chose parce que c’était vraiment rapide. Il s’est écoulé comme six mois entre les deux. Mais c’était vraiment drôle, car « Death & Transfiguration », le processus a été vraiment long, j’ai dû m’y reprendre trois fois pour l’enregistrer. Mais là, j’étais tellement excité d’écrire de nouvelles chansons, de sortir quelque chose que pour « Dungeon Master », ça a été vraiment très rapide. Avec Estée, on est partis l’enregistrer dans un chalet dans les bois, exactement au même endroit où j’ai écrit le premier album. En une semaine à peine, les chansons étaient écrites !

Estée : C’est un flot, tout est sorti d’un coup. Peut-être était-ce parce que tu avais enfin créé l’univers et qu’il était facile de rajouter des idées à celui-ci après « Death & Transfiguration ».

Gus : Je pense que oui. Tout s’est passé comme je voulais et sans aucun compromis.

Gus Englehorn © Fred Lombard
  • Et ça se ressent depuis le tout début (rire)

Estée : Je me rappelle qu’on a sorti l’album « Death & Transfiguration » en 2020 et c’est la pandémie qui a commencé au même moment. Je me rappelle qu’on s’était dit, « Allez, let’s go, on est parti pour écrire un autre album ». On a profité finalement de la pandémie pour ça, on pensait que ça allait durer deux mois comme tout le monde évidemment (rire).

Gus : Oui, c’est vrai. Et le fait de n’avoir aucune distraction sur cette période, ça nous vraiment aidé à rester focus sur l’écriture. J’ai vécu à Québec durant toute la période du Covid, vraiment isolé, avec la question de savoir si on était autorisé à sortir ou pas, et finalement, je me suis retrouvé à vivre dans mon sous-sol comme s’il n’y avait rien d’autre à faire à ce moment-là (rire).

  • D’ailleurs, le lieu d’enregistrement de cet album, à quoi ressemblait-il, comment le décrirais-tu ?

Gus : Oh le lieu d’enregistrement, pour l’histoire, c’est le sous-sol d’un ami, Alex, à Québec. Il a installé un studio de fou chez lui, sous sa maison.

Estée : Oui, c’est comme un studio de millionnaire. C’est vraiment incroyable, tout est conçu par un acousticien de New York et c’est juste quelqu’un qui tripe à fond là-dessus.
Avant ça, avec Gus, on a juste fait des démos ensemble à la maison ensemble, dans les bois, là où l’on habitait. Mais l’expérience en studio était top ; même si on pourra dire que ça ne sonne pas comme on pourrait s’imaginer vu les conditions.

Gus : Oui, les gens nous disent parfois : « on dirait que l’album a été enregistré dans un squat avec des punks » (rires).

Estée : Alors qu’on l’a vraiment fait dans un studio de millionnaire…

Gus Englehorn © Fred Lombard
  • Un lieu inspirant pour donner vie à cet album ?

Gus : Totalement, l’inspiration est venue du sous-sol. Notre processus a toujours été le même : moi qui écris des chansons à la guitare, puis Estée joue de la batterie dessus et après on enregistre une petite démo dans notre sous-sol. Là, on a consacré deux mois à essayer des choses, à boire du vin, à essayer les guitares, et si tu as écouté l’album, il ne reste pas grand-chose de tout ça, car on a tout refait dans le studio de notre ami Alex. Mais ça nous a permis d’écrire toutes les baselines, de lister exactement tous les passages qu’on voulait souligner sur ce disque. On avait ainsi une idée très précise de la manière dont on voulait enregistrer ce disque dans son studio.

Estée : Oui, c’est exactement ça, tout était vraiment prêt quand on est arrivé chez Alex, à la lettre. On avait une liste.

Gus : Et puis on avait un bon deal avec Alex, mais comme c’est toujours un peu cher d’enregistrer dans ces conditions, on a essayé d’enregistrer pendant une semaine maxi. De tout bien optimiser pour ne pas perdre de temps, avec l’idée de recréer toutes les bonnes idées de la démo, mais avec les bons microphones.

Estée : Et c’est ça qui est cool. Alex a tellement de gadgets et de guitares. Et il s’est tellement investi dans le projet de l’album. Au point où il s’est acheté un nouvel ordinateur, car il voulait absolument mixer toutes les tracks dans la même session. Il a investi dans un ordi super puissant, mais juste pour nous, pour notre projet. Alors c’est cool de savoir que si on lui apporte des idées, il va s’investir à fond pour nous, juste par passion. C’est vraiment cool !

Gus et Estée : C’est vraiment devenu un très bon ami.

Gus Englehorn © Fred Lombard
  • Je propose de revenir un peu sur votre rencontre qui est plutôt singulière. Toi, Estée, tu es de la ville de Québec, quant à toi Gus, tu es originaire de l’Alaska, comment vous êtes-vous rencontrés finalement ?

Gus : Alors, oui, si on remonte à quand j’étais petit, je passais la moitié de l’année en Alaska et l’autre moitié à Hawaii, et après plusieurs années à ce rythme, mes parents ont choisi de rester vivre en Alaska où j’ai vécu entre un petit village puis dix ans plus tard dans la plus grande ville de l’État, Anchorage, où j’ai résidé jusqu’à mes 18 ans. Et après j’ai emménagé à Seattle où j’ai vécu quelque temps, avant de me décider à acheter une Volkswagen Westfalia que j’ai aménagée pour voyager. Et je crois que c’est à ce moment-là que j’ai rencontré Estée à Salt Lake City.

Estée : Oui, c’est complètement ça. À l’époque, je réalisais des films sur le snow et Gus était lui-même snowboardeur à cette époque-là. C’est cette passion qui nous a d’abord mis ensemble. Puis après, on a bougé entre le Québec et l’Alaska pendant des années. Et quand la carrière de Gus s’est terminée en snow, on s’est posé à Québec, c’était en 2016 et on a loué un appartement sur place.

Gus : Avant, notre quotidien tous les deux, c’était de suivre la neige durant toute l’année, là où il y en avait. On passait nos étés en Alaska ensemble et tout l’hiver, on voyageait partout dans le monde.

  • Et qu’est-ce qui a finalement mis un terme à cette carrière dans le snow ?

Gus : J’ai perdu tous mes sponsors et je ne sais pas trop ce qui s’est exactement passé, mais je pense que le snowboard était un peu passé de mode pour les financeurs.

Estée : C’est un peu la résultante de la crise économique américaine de 2008. Ça s’est ressenti beaucoup. Il y a eu de mauvais hivers à cause des changements climatiques et en même temps, l’industrie a perdu beaucoup d’argent. En même temps que Gus avec le snow, j’ai moi-même perdu mes contrats de vidéo. Et ça nous a poussés à nous réinventer tous les deux à la même période.

Gus : Et j’avais alors 29 ans donc j’arrivais d’une certaine façon à la fin de ma carrière dans le sport. Même s’il y en a qui vont jusqu’à 45 ans, ça reste assez rare quand même. D’habitude, à 35 ans, ça signe un peu la fin d’une carrière sportive, du moins en haut niveau. Et puis, à cette époque, j’étais tellement obsédé par la musique que j’étais de moins en moins passionné par la planche à neige que ça s’est fait naturellement.

  • Parenthèse retrogaming : ce nouvel album « Dungeon Master » partage le nom d’un très ancien jeu vidéo sorti initialement sur l’ordinateur Atari ST en 1987 puis bien plus tardivement sur la bien plus célèbre Super Nintendo en 91…

Gus : C’est vrai, mais ça vient ici plutôt du jeu Dungeons & Dragons auquel j’ai joué pendant près de 30 ans.

  • Et qui est d’ailleurs revenu à la mode avec une certaine série Netflix…

Estée : Stranger Things.

Gus : Exactement. Et plus jeune, j’étais un peu comme un nerd, comme dans la série. Quand j’avais des amis qui me rendaient visite, j’avais un peu honte de leur dire que j’y jouais. Gamin, j’étais vraiment passionné de fantasy et j’ai choisi de nommer l’album de la manière la plus « nerdy » au monde.

Estée : Et il faut dire qu’au lancement de notre album « Death & Transfiguration » à Montréal, il y a quelqu’un qui est venu voir Gus à la fin pour lui demander les histoires de l’album. Et au final, il a dit à Gus qu’il lui rappelait le « Dungeon Master » qui anime la campagne durant les parties de Dungeons & Dragons.

Gus : Et j’ai trouvé ça tellement cool. Et d’ailleurs, à ce lancement d’album, j’avais déjà écrit le tout premier titre qui figurerait sur « Dungeon Master », « The Gate », que j’avais alors joué lors du rappel et le gars en question avait justement retenu ce côté épique, très fantasy des Dungeons & Dragons sur ce morceau.

  • Ce que j’aime beaucoup dans votre univers, c’est ce côté très artisanal de vos clips. Vous mettez toujours en scène vos morceaux, vous les réalisez vous-même, avec un côté DIY très poussé et exigeant si j’ose dire. Vous cherchez toujours de nouvelles idées, de nouveaux plans, de nouvelles manières de renouveler cette créativité. Comment naissent ces nouvelles envies, ces scénarios ?

Estée : Avec Gus, on en parlait encore récemment. On s’est rendu compte que les chansons de Gus, si on n’en fait pas des histoires dans notre tête, c’est qu’elles ne sont pas finies.

Gus : Nos chansons sont comme le script de nos vidéos. Chaque chanson inspire un petit film en quelque sorte. Et au final, à force de réaliser nos premiers clips, j’ai ressenti le besoin d’en apprendre plus sur le cinéma. J’ai lu plein de livres pour apprendre à bien gérer la lumière et les caméras. J’ai tout appris sur comment construire des séquences, tout le b.a.-ba. Et c’est vraiment un aspect de la musique qui me passionne.

Estée : Oui, on peut dire que chaque chanson est devenue une bonne excuse pour en faire une vidéo (rire). Et même parfois, l’idée d’un clip qui survient pendant l’écriture donne un bon prétexte à Gus pour aller au bout de la chanson. C’est devenu partie intégrante de notre processus créatif.

  • On peut parler par exemple de « Exercice Your Demons ».

Estée : C’est l’une de nos préférées. Il faut absolument la voir. Gus joue le rôle d’une espèce de « Motivational speaker » (NDLR, on parlerait en France d’un « conférencier motivationnel », ces orateurs spécialistes du langage qui arrivent à galvaniser de très larges audiences avec des discours convaincants et inspirants, en utilisant des méthodes propres à la vente, à la persuasion et à la motivation). Gus incarne ce type mystérieux qui veut faire sortir le démon de son auditoire.

Gus : Ici, on s’est un peu inspiré du rôle de Tom Cruise dans le film « Magnolia ».

  • Et bien sûr de « Tarantula » !

Estée : C’est le premier clip qu’on a fait pour l’album « Dungeon Master ».

Gus : Estée est vraiment incroyable dedans.

Estée : Oui, je fais la tarentule.

Gus : Pour moi, c’est notre meilleur clip.

  • Et pour ce qui est des textes, comment surviennent-ils du fin fond de ton esprit, Gus ?

Gus : C’est vraiment mystérieux. On va dire que j’ai deux façons d’écrire des chansons. La première, c’est que je suis tout le temps en train d’écrire des choses dans mon cahier, un peu comme un « stream of consciousness » (NDLR « courant de conscience » en français, une sorte de monologue intérieur qui fonctionne par des associations d’idées). Tout ce qui me vient, je le note dessus, mais c’est très brouillon, je suis le seul à pouvoir me déchiffrer.

Estée : Oui, c’est vraiment illisible (rire).

Gus : Mais plus souvent, les idées me viennent quand je joue de la guitare, que je freestyle. Il se passe un processus un peu mystique que je ne parviens pas vraiment à expliquer. C’est comme si j’avais un petit « critère », un indice un peu subconscient de ce vers quoi je souhaite aller, ce que j’ai envie de développer, de raconter dans ce morceau.

  • Un peu comme une graine inconnue que tu vas semer et arroser dans ton jardin en espérant que cela donnera une belle plante…

Gus : Absolument ! Et c’est drôle, je viens de finir « Fire & Blood » de George R.R. Martin, et à la fin, il dit la chose suivante : « il y a deux types d’écrivains : les jardiniers et les architectes. » Et je crois que je suis à 95% jardiniers, alors que Noel Gallagher que j’aime beaucoup, je le vois vraiment comme un architecte qui peut écrire des chansons incroyables, peu importe le sujet. Je ne suis pas comme ça (rires).

  • C’est votre première tournée en France et même tournée européenne.

Gus : Oui, exactement, c’est notre première véritable tournée européenne. Même si au printemps dernier, on a eu la chance de jouer plusieurs fois lors du Great Escape à Brighton et également faire une date à Paris, et de répondre à l’invitation de deux radios allemandes. Hier, nous étions à Dijon, ce soir à Stereolux et demain à Vendôme pour les Rockomotives. Et avant ça, nous n’avions jamais mis un pied en France. C’est une première !

crédit : Estée Preda
  • Pour continuer sur la tournée, on pense évidemment à la scène. Comment s’est opéré ce passage du disque à la retranscription face au public pour vous deux ?

Estée : Quand Gus finit d’écrire ses chansons avec sa guitare, j’ajoute mon drum et c’est déjà un peu comme une version finale. Et c’est finalement un peu ce à quoi ressemble notre live. C’est toujours naturel pour nous.

Gus : On n’a jamais vraiment joué l’album tel qu’il est sur le disque avec un full band. On présente plus quelque chose qui s’approche de nos versions démos.

Estée : Et je ne sais même pas comment ça sonnerait avec un full band. Et puis on n’est que tous les deux sur scène au final, c’est vraiment minimaliste, mais on est chanceux parce que les ingés son dans les salles rendent notre son plus épais. Ça sonne pas trop mince, enfin moi, j’aime bien comme ça !

  • C’est finalement plutôt fidèle à votre disque.

Estée : C’est ça, bon il va peut-être manquer un petit peu le violon ici et là, mais c’est pas vraiment grave. Et puis, moi j’aime ça, les lives qui sonnent un peu différemment des albums.

  • Et si après la musique, la prochaine étape pour vous deux était de vous consacrer au cinéma, dans quel genre de films aimeriez-vous jouer tous les deux ?

Estée : Moi, j’aimerai vraiment jouer dans des films d’horreur ou des trucs un peu surréalistes, un peu comme Jean Cocteau ou David Lynch.

Gus : Si je le savais, je pense que je serai déjà en train de tourner ce film. Je regarde des films classiques tout le temps et je pense que ça en serait forcément un avec beaucoup de dialogue, car je ne peux pas m’arrêter de parler tout le temps (rires), et puis filmé au format 16mm.

  • Estée, tu es aussi illustratrice. Comment décrirais-tu ton style pour le présenter à nos lecteurs ?

Estée : Je dirais que j’ai un style naïf surréaliste. Et puis mes artistes préférés, ce sont des « outsider artists », ce qui est une tradition aux États-Unis. J’aime l’idée de m’inscrire dans cette tradition et j’aime aussi l’art folklorique. Et puis, comme Gus, j’ai une approche assez spontanée, je n’y pense pas trop, c’est une échappatoire. Rien n’est vraiment calculé, je n’ai aucune idée d’un thème ou quoi que ce soit. Je vais par exemple associer des couleurs ou des formes, car je trouve qu’elles se marient bien ensemble. Et puis parfois, ça forme une petite histoire et quand l’histoire marche, ça me va !

  • C’est d’ailleurs ton univers qu’on retrouve sur le site de Gus à travers tes illustrations.

Estée : Oui ! Et j’ai fait des GIF et c’était tellement long ! (rire).

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Fred Lombard

Fred Lombard

rédacteur en chef curieux et passionné par les musiques actuelles et éclectiques