[Interview] Claire Morrison

Savoir caresser toutes les cordes d’un seul et même arc. Emprunter la voie qui, sans jamais prévenir, mènera l’artiste vers de nouveaux horizons, grâce à une dévotion et une curiosité sans égales. Claire Morrison n’est pas une musicienne comme les autres. Elle se passionne pour le risque, la perpétuelle remise en question, les routes escarpées dont les issues se dévoilent peu à peu, magnifiques, imprévisibles. De ses déambulations folk et rock à ses aventures terrestres où la narration donne tout son sens à l’art, elle impressionne par cette faculté à transmettre les sensations, les inspirations. Rencontre avec une compositrice unique, étonnante et insatiable.

crédit : JP Sansfacon
  • Bonjour Claire et merci de bien vouloir répondre à nos questions ! Tout d’abord, peux-tu te présenter pour nos lecteurs francophones ? Quel est ton parcours musical et à quel moment as-tu décidé de t’orienter vers le songwriting qui te caractérise maintenant ?

Je m’appelle Claire Morrison, je suis une artiste multi-instrumentiste et autrice-compositrice-interprète basée à Montréal, au Québec. Je mène deux projets, mon projet solo et un projet duo folk-country avec Daniel Péloquin-Hopfner qui s’appelle Fire & Smoke.
Je suis basée à Montréal depuis 2013, mais je suis originaire d’une ville qui s’appelle Winnipeg dans l’une des provinces centrales du Canada, le Manitoba. Dans la région du Canada d’où je viens, il y a une longue tradition de musique folk, de styles musicaux country roots, d’une approche très « singer-songwriter » qui met beaucoup l’emphase sur les paroles, sur l’histoire qu’on raconte à travers la chanson (je pense entre autres à Neil Young, le groupe The Wailin’ Jennys…). Le style de songwriting que j’ai développé dans ma propre carrière est basé sur la musique qui m’entourait en grandissant (mes parents étaient aussi musiciens à leurs heures, et m’ont partagé leur grand amour de la musique) et la scène musicale winnipegoise dans laquelle j’ai commencé à jouer en sortant de l’école secondaire.

Ceci étant dit, l’album qui paraîtra cette année se différencie du folk pur « singer-songwriter » – on y retrouve des touches rock, même rock progressif et grunge, des éléments R&B et pop, des chansons avec des structures atypiques et de la polyrythmie qui s’approchent de la pop alternative à la Becca Stevens (une grande influence pour moi). Au centre de chaque piste sur l’album, il y a la chanson brute et son texte, mais on a voulu bâtir quelque chose de riche et de surprenant autour.

  • Tu es définie principalement comme une artiste folk. Pourtant, un détail récent est venu modifier cette vision que l’on peut avoir de toi : tu travailles sur ton premier album avec Rayannah qui, elle, navigue plutôt dans les mélodies et harmoniques électroniques. Comment vous êtes-vous rencontrées et pourquoi avez-vous décidé de travailler ensemble et d’unir vos univers respectifs autour de ta musique ?

Rayannah est une collaboratrice à moi depuis bien longtemps – on s’est rencontrées dans un camp d’été de jazz vocal à l’âge de 12 ans ! Ce n’est pas avant le début de notre vingtaine qu’on a commencé à travailler ensemble, mais au moment où ça s’est produit ça a été le coup de foudre créatif — elle m’a invitée à faire partie d’un spectacle collaboratif avec son groupe à l’époque, « Collage à trois ». À partir de là on a fait d’autres spectacles ensemble en tant qu’artistes solos, on est parties en tournée ensemble. Plus tard, j’ai travaillé comme choriste sur la tournée de son album « Nos repaires » (2019) au Canada et en Europe. On s’admire beaucoup et c’est une des premières personnes que j’appelle quand j’ai besoin de conseils concernant mon projet, une chanson sur laquelle je travaille, etc. C’est une grande artiste et je suis chanceuse de la compter parmi mes proches.

La décision de choisir une artiste électro comme réalisatrice avait surpris plusieurs de mon entourage, mais je suis fan de musique électronique depuis l’adolescence et j’écoute beaucoup d’artistes qui mélangent le songwriting folk avec des éléments électros (ex. Phoebe Bridgers, Becca Stevens). Pour moi c’était un « fit » assez naturel, et comme Rayannah vient de la même région du Canada que moi et qu’on a grandi à la même époque dans la même scène musicale, on partage beaucoup de référents musicaux.

  • Quel a été le déclic qui s’est opéré en toi pour franchir le cap de la création de ton premier album ?

Mon album est un recueil de chansons que j’écris, que je collectionne, que je perfectionne depuis environ 10 ans. On pourrait dire que toute ma vingtaine se résume en cette œuvre. Je trouve ça assez poétique comme idée, ça me plait beaucoup.

Si je devais identifier un moment particulier où je me suis dédiée au projet de faire cet album, je crois que ce serait à l’été 2019, lorsque j’ai eu la chance de faire une résidence studio à Liège en Belgique avec les artistes belges Témé Tan, OLVO, et Louan Kempenaers (KOWARI, Piano Club). Rayannah y était également. Cette résidence fut une opportunité tellement importante pour moi à ce moment-là de ma vie – je venais de perdre ma mère en début d’année, et venant de me séparer, j’avais aussi perdu mon appartement. Bref, ma vie était complètement à l’envers. Ça remet bien des choses en perspective, vivre autant de deuils en si peu de temps. J’étais assoiffée de nouvelles expériences, j’avais désespérément besoin d’un peu de lumière – c’est ce que j’ai trouvé pendant mon voyage en Belgique et bien plus encore. Tout le monde a été si généreux avec moi, avec mes idées, avec mes petites chansons — je suis sortie de la résidence avec de premières démos de plusieurs tounes qui paraitront sur l’album, j’ai eu la chance également de collaborer avec Olvo, d’enregistrer la chanson qui est sortie sur son album à lui (« Your One Thing » sur l’album « Limitless Possibilities » en 2020).

J’ai vécu un moment tellement fructueux, complètement magique. Ça m’a redonné espoir en ma pertinence en tant qu’artiste, en tant qu’interprète. Ça m’a donné le coup de pouce nécessaire pour me redédier à ma pratique artistique.

  • Ton écriture est bien plus que poétique : tes chansons sont plus une histoire que l’on écoute et dans laquelle on se laisse happer pour mieux en distinguer les détails. Comment se déroule ton processus d’écriture et de composition ?

L’émotion forte est au centre de ce que fais. Je suis une personne qui ressent toutes ces émotions à fond. C’est à partir de cet endroit que la majorité de mes chansons prennent forme. Je trouve ça tellement le fun et tellement constructif de pouvoir prendre toute cette énergie plutôt violente et de construire quelque chose de beau avec — quelque chose dans quoi les gens se reconnaitront peut-être, quelque chose qui leur aidera à se sentir moins seuls dans ce qu’ils vivent. C’est un acte de connexion et de communion avec l’autre, faire de la musique. C’est aussi une occasion d’aller explorer les recoins plus sombres de l’expérience humaine, de soulever des roches pour voir ce qui se cache en dessous. C’est pas toujours agréable, mais je trouve ça important.

  • Tu es également la manageuse de Rayannah, et tu dis toi-même dans ton interview pour FrancoFaune que ces deux éléments vont ensemble, qu’il n’y a pas de séparation entre eux. Faut-il un rapport de confiance afin que la collaboration fonctionne à ces deux niveaux, et comment cette relation évolue-t-elle dans le temps, pour toi comme pour elle ?

Petite correction : j’ai occupé le rôle de gérante dans la carrière de Rayannah de mai 2018 à mai 2021 — au courant de la pandémie, j’ai quitté mon poste du côté de l’industrie afin de me consacrer pleinement à ma carrière d’artiste, au moins pour un certain temps. Je crois toujours que les deux vont ensemble et qu’on a besoin de plus d’artistes qui travaillent également du côté de l’industrie (entre autres pour s’assurer que l’on continue à bâtir une industrie qui nous ressemble et qui reconnaît la valeur de notre travail), mais à cette étape-ci de ma vie, mes projets créatifs prennent énormément de mon temps et de mon énergie — à un moment donné, il faut accepter qu’il n’y a que 24 heures dans une journée !

  • Ton actualité est très foisonnante ces derniers mois, avec de nombreux concert et ce premier album à venir. Comment parviens-tu à allier ces deux activités et à te focaliser sur elles en les distinguant l’une de l’autre ? Sont-elles complémentaires pour toi, tant dans le présent que pour les lives à venir ?

J’ai un grand appétit, un grand besoin de stimulation – je n’ai jamais été capable de me contenter de faire une chose à la fois (pour le meilleur et pour le pire). Je me sens plus nourrie créativement et artistiquement parlant quand je peux travailler sur plusieurs choses simultanément. Chaque projet informe et nourrit les autres.

  • En parallèle de ta carrière solo, tu fais partie de l’excellent duo Fire & Smoke. Peux-tu nous parler plus en détail de cette collaboration et du style dans lequel vous évoluez, plus ancré dans les inspirations country traditionnelles ?

Je suis ravie que le projet vous plaise ! Ce band me permet d’avoir une espace pour explorer la musique folk plus pure, plus traditionnelle, plus roots, contrairement à mon projet solo qui se différencie de plus en plus du folk brut acoustique. Ça me donne également l’opportunité d’écrire en français, contrairement à mon projet solo qui est plus anglophone.

Fire & Smoke est le projet dans lequel je me suis professionnalisée en tant que jeune musicienne. J’ai commencé à jouer avec Dan à l’âge de 18 ans, et dans la première itération du projet, on a été actifs entre 2010 et 2013. J’ai eu mes premières dates de festival avec ce projet, ma première sortie commerciale, mon premier placement de palmarès national, mes premières tournées. C’est même grâce à ce projet que j’ai fini par m’installer au Québec – en 2012 on a été invité en tant que demi-finalistes au Festival international de la chanson de Granby et c’est l’expérience qui m’a convaincu à venir habiter ici. Lors de mon déménagement, on avait mis Fire & Smoke en pause indéfinie pour pouvoir se concentrer sur nos projets respectifs. Au courant de la pandémie, on a décidé de reprendre et on a relancé le projet dans le cadre de Coup de cœur francophone en novembre 2021. Il y a plein de belles choses qui se placent pour nous en 2023, dont une petite tournée estivale de festivals canadiens, la sortie d’un nouvel EP au printemps (dont le premier single paraitra sous peu), et un spectacle en première partie de Louis-Jean Cormier dans le cadre du Festival du Voyageur en février. J’espère également pouvoir amener le duo en Europe avant la fin de l’année, on se croise les doigts !

Fire & Smoke – crédit : Travis Ross
  • Comment passes-tu de compositions très intimistes à leurs versions en concert, notamment lorsque tu joues accompagnée d’autres musiciens ? Quel travail accomplis-tu pour opérer la transition de l’un à l’autre ?

Ces derniers temps, je faisais mon show principalement en duo, avec une choriste qui jouait aussi des percussions. Mon prochain album, avec ses arrangements étoffés, représente un défi qui est relativement nouveau pour moi – je dois décider à quel point c’est important que les chansons en live soient représentatives de ce qu’on entend sur le disque — où on peut faire des compromis, quelles parties sont absolument essentielles, si c’est nécessaire de rajouter une troisième personne sur scène la majorité du temps, etc. Mon objectif demeure toutefois de rester flexible – de pouvoir présenter cette collection en solo, en duo, en trio, en full band. D’avoir une assez bonne maîtrise de mon répertoire pour garder ça intéressant et intentionnel, qu’on soit deux ou dix sur la scène.

  • En écoutant ces deux facettes de ta personnalité musicale, on y retrouve cependant une identité qui te caractérise : l’envie de raconter des histoires ordinaires et de les transformer en des chansons intériorisées et vécues, puis offertes à l’auditeur. Il n’y a pas d’influence particulière, on trouve avant tout ta voix, tes textes et tes regards sur le monde et les êtres qui le composent. Quel est justement ton rapport à l’humanité et à ce qu’elle te donne, en tant qu’artiste et femme ?

Je suis fascinée par les gens et le « pourquoi » de ce qu’ils font – les décisions qu’ils prennent, leurs désirs, leurs rêves et espoirs, les chemins qu’ils prennent au courant de leurs vies. Je pense qu’on entend cette fascination reflétée dans mes paroles, dans ma musique — c’est aussi peut-être un outil avec lequel je m’aide à déchiffrer mes propres choix, la raison derrière les choses que je fais.

  • Durant l’une des étapes de ta vie, tu es retournée sur les bancs de l’école pour découvrir la philosophie, les études religieuses et la langue arabe. Qu’est-ce qui a motivé ces choix si précis pour toi, et qu’as-tu appris de ces enseignements que tu as reçus ?

Je suis retournée à l’école à un moment où j’étais un peu en burn-out, je me sentais un peu blasée par rapport à la musique – je venais de quitter Winnipeg pour Montréal, j’avais sorti un premier EP solo « Here’s to You, Here’s to Me » (2013), j’atterrissais dans une nouvelle ville après quelques années intensives de création, de studio, de shows avec Fire & Smoke et de travail à temps plein dans une boîte de gérance au Manitoba.

C’était rendu trop demandant, j’étais tannée, j’avais besoin d’air. Je me suis dit qu’un retour aux études me donnerait l’occasion de voir c’était comment de vivre ma vie autrement. J’adore l’école, et j’avais besoin de faire le plein intellectuel si on peut dire ça comme ça.
La philosophie et la religion sont des sujets qui m’intriguent depuis que je suis toute petite — ça revient un peu à ce que je disais plus haut par rapport à ma fascination du « pourquoi ». On peut en apprendre beaucoup à ce sujet en étudiant les différentes écoles de pensées, les différents systèmes de croyances et comment ils influencent notre monde. Mais mon coup de cœur de mes années à McGill était sans aucune question mon programme de langue arabe. Je suis l’enfant de deux traducteurs, ma mère parlait cinq langues – le multilinguisme est très valorisé chez nous. Je me suis donc lancé le défi d’apprendre une langue qui était complètement étrangère pour moi, qui me laissait complètement sans repères. Une expérience délectable et déstabilisante, je recommande !

  • Ce besoin d’apprendre en continu, tant artistiquement qu’humainement, apparaît comme l’un de tes moteurs de vie, une motivation qui reste intarissable. Est-ce l’une des façons de te sentir vivante et, grâce à ce que tu découvres, de donner toujours plus aux autres et de transmettre ?

Vous avez tout compris haha ! Je sais pas si ma motivation est si altruiste que ça, mais acquérir de nouvelles connaissances est une des façons les plus efficaces que j’ai trouvées pour me sentir bien, pour me sentir émerveillée par la vie.

  • Que va-t-il se passer pour toi une fois l’album terminé ?

Je passe directement au long processus parfois ardu de la mise en marché, ce qui comprend des pitchs de labels (je suis artiste indépendante autoproduite pour le moment, mais j’aimerais bien avoir le soutien d’un label si l’occasion se présente), des pitchs aux médias et aux membres de l’industrie (ex. relations de presse, pistage radio), les photoshoot, le graphisme et le branding pour l’album — bref, la construction de l’univers autour de la sortie du disque qui assure son rayonnement, qui donne envie au consommateur d’aller le découvrir.

crédit : Jen Doerksen

En parallèle avec ces préparations et tout le travail de promo qui doivent se faire autour de l’album, je suis très chanceuse d’avoir plusieurs nouveaux projets créatifs qui m’attendent. Je finis l’enregistrement du prochain EP de Fire & Smoke qui paraitra cette année également. J’aurai l’occasion d’accompagner quelques artistes en tant que musicienne pigiste prochainement, un rôle que j’adore. J’irai passer une semaine en résidence à la Pointe-Sec en Gaspésie au mois de mai avec l’artiste montréalaise pataugeoire, avec quelques dates de tournée en plateau double placées autour.

De plus, c’était toujours mon intention une fois l’album terminé de me pencher sur la création d’un prochain EP solo qui comprendra plusieurs de mes adaptations d’œuvres de poètes franco-canadiens. J’ai hâte de m’y mettre !


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Raphaël Duprez

En quête constante de découvertes, de surprises et d'artistes passionnés et passionnants.