[Interview] Alain Maneval

Je connais Maneval depuis 1986. Ou plutôt, je ne le connais pas. Celui que j’ai pu côtoyer à Europe 1 alors que j’y travaillais en tant qu’assistant d’émission pour financer mes études m’a sûrement tout appris de la musique. En tout cas beaucoup. De Bashung à Kas Products, de Henriette Coulouvrat à The Cure, de Brigitte Fontaine à Afrika Bambaataa, de Elli et Jacno à The Talking Heads, de Gainsbourg à Nina Hagen… Je les voyais tous défiler dans son studio le dimanche pour venir tromper leur ennui dominical dans des vapeurs d’alcool et de franche camaraderie. Pour venir échanger et rigoler avec l’ancien punk reconverti, mais pas converti. Car il a été et restera toujours bon esprit. Comme en ce mercredi ensoleillé d’avril où j’ai pu le retrouver, presque trente ans après, fidèle à lui-même, mais, surtout, fidèle à nous tous. Pour ceux qui ne le connaîtraient ou ne l’écouteraient pas encore, il est toujours temps de faire connaissance avec le dandy qui est notre daddy musical. Et pas que.

crédit : Nicolas Nithart
crédit : Nicolas Nithart
  • Bonjour Alain, raconte-nous tes débuts…

Maneval : ma vie musicale a démarré quand j’étais ado, au théâtre, élevé par Jean Dasté qui est mon mentor, puisqu’il me faisait travailler les masques, il m’a fait avoir la voix que j’ai aujourd’hui, car j’avais une voix très efféminée. Je suis plutôt de l’école brechtienne, je peux même te chanter « l’Opéra de quat’sous ». J’ai une base culturelle assez forte à travers cela, à travers le théâtre, à travers la philo. Je suis arrivé à la musique vraiment par hasard. Comme je n’étais pas allé beaucoup à l’école et que je savais que c’était important de parler anglais, je suis parti à Londres. Et avant d’y aller, j’ai travaillé un peu chez Polydor en tant qu’attaché de presse de Ringo Starr. Le label n’avait même pas les moyens de l’attendre à l’aéroport avec une limousine que vraiment il méritait. Je me suis dit que c’était des ringards et j’ai démissionné ! Entre temps, je m’étais occupé d’un séjour de Lou Reed à Paris, d’organiser tout, d’être son « homme de ménage ».

Quand tu es attaché de presse de mecs comme ça, il faut leur trouver la coke, la gonzesse dont ils ont envie. J’ai appelé Mafalda Hall (NDLR : française mariée à Tony, DJ de la BBC chez qui George Harrison habita pendant un temps), elle m’a dit qu’elle montait une maison de disques appelée Track Records avec les sous de Chris Stamp, qui avait produit Tommy de Roger Daltrey (un véritable triomphe et, de ce fait, beaucoup de fric). Donc, j’avais un bureau à Londres, à Carnaby Street, la rue mythique des Beatles (pour info, je ne suis ni Beatles, ni Rolling Stones ; moi, je suis né musicalement avec la musique des punks, puisque j’ai eu la chance d’habiter et de vivre avec le cinéaste anglais Derek Jarman, qui est un peu le Pasolini anglais pour moi…).

  • Tu avais quel âge à cette époque ?

Bouh… Je devais en avoir 25, car, à 20 ans, j’étais en France et je faisais du théâtre. Je suis revenu à Paris en 1978 après cette immersion punk puisque je le suivais dans tous ses repérages de son film, Jubilee, qui a été le 1er film punk. On a été ensemble sur une péniche le jour du jubilé de la Reine, avec les Sex Pistols et Malcolm Mc Laren. Cela a été d’ailleurs relaté dans un très beau docu passé sur Arte il y a quelques mois et appelé « No Future, la déferlante punk ». J’ai retrouvé tous les rescapés tels Topper Headon (batteur de The Clash), Julian Temple, qui avait réalisé The Great Rock’n’ Roll Swindle, etc.

Et donc, je suis revenu en 1978 pour bosser avec un réal’ que tu as bien connu à Europe 1, Marc Garcia. À l’époque, j’avais des épingles à nourrice partout, j’avais le total look…

  • Oui, mais Europe 1, c’était bien après les radios libres ?…

Oui, je les ai toutes faites, à Paris ou même à Lyon avec Radio Bellevue, qui est justement en train de se reconstruire sur le Net. J’avoue que je ne crois pas aux radios sur le Net… Je pense que c’est prématuré… Ça sera invivable, malheureusement…

  • Mais c’est tout de même une bonne chose que cette marque renaisse !

Oui, bien sûr. D’ailleurs, c’est une radio que je faisais avec tous les vinyles que j’achetais. À l’époque, la musique que je passais, elle sortait des US ou du Japon en import comme les Ramones ou The Talking Heads. Je les achetais et je n’attendais pas que ça arrive éventuellement, sinon je n’aurais passé que de la merde.

  • Donc, du coup, dans les radios libres, tu te baladais tout le temps avec ta valise de vinyles sous le bras ? (rires)

Ah oui, tout le temps. Par contre, je n’en ai plus un seul parce que je les ai toujours donnés à des gamins autour de moi. En ce moment, je rachète des vinyles que je devais certainement avoir à l’époque…

  • Donc, à Europe 1, c’est l’époque de la formidable collaboration avec Marc Garcia…

Avec aussi Le Marquis, CC, Marie-Christine Bloch qui faisait la programmation que je détournais grave, qui tous les lundis arrivaient avec ce qu’elle avait écouté dans sa maison de campagne et qui nous disait « vous n’avez pas passé mes disques » ; alors que nous, on arrivait avec nos classos (NDLR : autrefois, classeurs métalliques dans les radios pour sélectionner et transporter les disques vinyles qui passaient à l’antenne). Moi, je répondais qu’elle n’avait rien à dire, que ce n’était pas elle qui causait dans le poste… À Europe 1, on était considéré comme animateur alors qu’à France Inter, on est producteur.

  • Peux-tu nous préciser la différence ?

Producteur, c’est construire toute l’émission ! Et j’ai la chance d’avoir avec moi un Marc Garcia bis, Lilian Alleaume. On fait à deux ce qu’on faisait avant, à Europe 1, à trois ou quatre.

  • J’ai le souvenir, à Europe 1, de ces dimanches après-midi un peu « auberge espagnole » où tout le monde pouvait passer, même sans prévenir…

Oui, ça rentrait, ça sortait, il n’y avait pas d’invités, mais toujours à boire. Il y avait déjà ce que j’avais prévu comme boissons avec mon super assistant, Yaya, qui allait vider les sous-sols d’alcool d’Europe 1. Hélas, lui aussi est mort du sida, comme Marc… Moi, je suis plombé depuis 25 ans et j’ai la chance d’être vivant, mais mes potes…

Marc Garcia
Marc Garcia
  • J’ai aussi le souvenir de gens de cultures ou de milieux artistiques différents qui repartaient bras dessus, bras dessous…

Oui, des gens de la musique et du cinéma… Je me souviens de Claire Denis venant avec Isaac de Bankolé avec des tonneaux de rhum gingembre, de Wim Wenders qui passait comme ça aussi. D’ailleurs, j’ai dû quitter la station un dimanche quand il était là. On était arrivé à un stade avec la pub, le tiercé, la formule 1 en direct où on n’avait pas pu se parler alors qu’il me ramenait plein de musique formidable d’Amérique du Sud ! Je suis allé voir Frank Ténot, mon président chéri et préféré, et je lui ai dit que je partais créer une chaîne de télé au Maroc. Lui avait démarré avec Daniel Filipacchi (NDLR président d’honneur d’Hachette Filipacchi médias) à Radio Tanger. Cela lui a mis de l’exotisme dans les yeux et il m’a dit de me casser. Je lui ai répondu que cela faisait 25 ans que j’étais là et que j’aimerais avoir des indemnités. Comme il savait que les énarques au-dessus de lui ne donneraient rien, il a fait un geste grandiose et m’a filé de sa poche deux sublimes toiles d’art contemporain.

  •  Ton idée était-elle alors de recréer ce concept, ce climat au Maroc ?

C’était complètement différent là-bas. Je devais former des gens à faire de la télévision, dans tous les sens du terme, des monteurs aux animateurs à qui je faisais faire des castings dès que j’en croisais dans la rue, qui avaient une tronche, du charisme. Madame Cinéma qui est devenue une star au Maroc. Bouchra Alami, je l’ai rencontrée en visitant la maison de son père que je voulais louer ! Le lendemain, elle faisait des essais et, le surlendemain, elle était embauchée. Et après, je l’emmenais au Festival de Cannes… J’ai permis aux gamins du Maroc, et cela m’a beaucoup plu, d’être un peu le « Mâalem » (le patron, « celui qui sait » en arabe). Ce n’était pas grand-chose, j’ouvrais aux cultures… Quand il y avait les Oscars par exemple, c’est moi qui faisais la voix off. On avait les images en différé des US et je commentais comme si c’était en direct ! Ma fameuse Bouchra n’aurait pas su reconnaître les acteurs au même titre que, quand Michael Jackson est mort, France 2 m’a appelé (j’étais à l’époque à France Inter). J’ai fait tout l’après-midi avec Élise Lucet, le 20h avec Pujadas. Le pauvre, je l’ai un peu sauvé, car il ne reconnaissait pas Quincy Jones par exemple. C’était rigolo !

  • Le Maroc n’a duré que trois ans, y a-t-il eu un ras-le-bol ?

Non, j’avais un contrat de trois ans et, ensuite, on m’a proposé la gérance des programmes d’Arte, qui est une chose qui ne se refuse pas. Surtout lorsque c’est le Président François Mitterrand qui le souhaite.

  • Avais-tu l’envie de recréer l’ambiance d’Europe 1 ou avais-tu définitivement posé ton mouchoir là-dessus ?

J’avais juste décidé que je ne retravaillerais plus jamais de ma vie pour un média commercial. Et je suis très heureux sur le service public.

  • Tu as donc trouvé à France Inter un nouvel équilibre, une sérénité de travail. Arrives-tu à aller au bout de tes fantasmes musicaux ou cinématographiques ?

Oui, absolument. Une très grande liberté où je suis (le) seul maître à bord. Au départ, on m’avait imposé le concept de l’album de minuit en semaine comme présenté par une fille (NDLR Nathalie Piolé), mais, dès la première émission en week-end, cela a été différent avec moi. C’est, notons-le, venu spontanément sans réflexion !

  • Tu retrouves tout de même ce côté bon esprit (phrase de Bashung) avec l’album de minuit…
Alain Bashung
Alain Bashung

Je ne retrouve rien, je continue ! Tant que ma santé me permettra de parler dans un micro… Mon grand pied, je ne le prends pas dans la vie, je le prends à la radio…

  • Arrives-tu encore à tomber sur des pépites musicales ou cinématographiques, comme tu pouvais le faire avant ?

Oh oui… Je suis toujours entouré d’une bande d’espions qui me met en alerte tout le temps sur le ciné, les bouquins, la musique. Même si, du coup j’habite à la campagne, l’information arrive.

  • Y a-t-il des choses aujourd’hui qui te plaisent plus particulièrement ? Penses-tu que tes goûts ont changé, voire « muri » ?

Certainement. J’avais été le premier à faire venir les rappeurs dans les années 80, ceux du Bronx comme Afrika Bambaataa ; le peintre Futura 2000, devenu star du graffiti ; Fab Five Freddy… J’ai aussi créé la première Fête de la Musique à La Villette, avec un moment impressionnant : j’ai animé furtivement une émission hip-hop. Aujourd’hui, à part Oxmo Puccino et Akhenaton, je ne vois personne qui a un discours intelligent. Si c’est juste gueuler après les flics, cela ne fait pas avancer grand-chose…

  • Et ce côté rebelle, tu l’as encore ?

Tu vois, j’ai encore reçu il y a pas longtemps, dans l’album de minuit La Souris Déglinguée ! Ils ont fait un concert il y a quelques jours à L’Olympia, qui s’est très bien passé.
On est allé avec mon réal’ voir le retour des Kas Product à Toulouse. Avec Jad Wio et Dominic Sonic. Quand tu vois des gens des années 80 qui sont encore là en 2015 et qui assurent grave, c’est un vrai plaisir.

  • As-tu ressenti un truc particulier ?

J’adore Mona Soyoc (NDLR chanteuse de Kas Product). Qui ne peut pas aimer Mona Soyoc ? Ils remastérisent leur 3e album et il y en a un 4e qui sort bientôt.

  • Et les nouveaux courants, avec notamment l’indie music ?

Pour être honnête, je n’ai pas le temps d’être dedans. Je prépare un livre (sous forme d’abécédaire ?), j’ai un album que j’ai fini et je ne sais pas si je le mets à la poubelle ou pas. J’ai écrit un texte pour Jane Birkin, qu’elle vient d’enregistrer. Cet été, cela va me donner deux mois de recul dont j’ai vraiment besoin.

  • Tu as toujours eu un emploi du temps chargé, tu es quelqu’un de passionné, d’extrêmement sensible à énormément de choses…

Et je m’intéresse de plus en plus à d’autres choses. Ce n’est pas pour rien qu’on a fait deux émissions dont une dans l’atelier de Richard « Buddy » Di Rosa, dont les sculptures me font pisser de rire, et une avec Criss Cusson, un peintre dont j’ai une des œuvres et chez qui j’aimerais bien démarrer une collection. Je suis très sensible à l’art contemporain et, comme je fais parler ces artistes de musique, c’est très riche, car tout le monde écoute de la musique.

  • Tu parles d’eux dans ton émission, mais tu aimerais bien, sans doute, montrer ce qu’ils font ?…

Écoute les interviews et les émissions et tu verras ce que tu en as pensé… Mon vecteur, c’est la parole ! Je continue à faire des émissions à la télé sur plein de thèmes qui me préoccupent. Mais je considère de toute façon que montrer ma tronche n’est pas une nécessité.

  • Tu es passé par la case cinéma avec un seul film de Juliet Berto pour qui tu as une affection particulière…

Aaah, Juju, c’est plus de l’affection, c’est de l’amour (grand sourire). Je l’ai connue lors d’une interview, après son film « Cap Canaille » en 1982. Je ne savais pas qu’elle avait tourné avec Godard par exemple, qu’elle avait fait tant de films… Elle a eu un cancer du sein, on lui en a enlevé un. Quinze jours après, je lui achetais un maillot de bain et je l’emmenais en Thalasso à Casablanca avec le chanteur de WC3, de St-Quentin, qui vient de rééditer il y a quelques mois « La Machine Infernale », superbe album qui troue le cul.

  • Nostalgique ?

Non, mais mélanger mon cursus des années 80 avec ce qui peut arriver aujourd’hui et demain, que je ne connais pas encore, ça le fera jusqu’à ma mort.

  • On est presque frustré de ne pas pouvoir plus encore profiter, absorber tout ton savoir et ta connaissance…

Ce n’est pas une question de savoir et de connaissance. C’est juste que j’ai eu la chance de me trouver là, à certains moments. J’y étais, tout simplement ! Et je ne sais pas faire autrement que de le partager…

  • C’est très généreux de ta part…

Non, arrête, ce sont des métiers de passeurs. Tu fais de la radio pour des auditeurs, tu ne la fais pas pour toi. Ce qui me fait bander, c’est de savoir qu’il y a des gens qui m’écoutent. Même en ce moment, si on ne sait pas trop quand auront lieu nos diffusions, on sait que tout ce qu’on met en boîte va passer un jour ! Je ressens tellement les gens à qui je parle et même si j’en enregistre, alors que moi je suis un fou de direct, je ne suis pas frustré tandis que j’avais peur de l’être. J’ai un génie de réal’ avec Lilian ! Il a le libre arbitre du montage et je n’ai jamais été déçu. Bien sûr, s’il y avait le choix et les moyens, je ferai un genre de Pop Club à la José Artur. J’étais fan de lui. J’accompagnais des artistes à ses émissions au même titre que j’accompagnais des artistes chez Jean-Louis Foulquier…

  • C’est dommage de ne plus avoir ces émissions, ça manque…

On verra bien ce qui se passera à la rentrée. Moi, j’arrête le 22 juin… Les audiences sont bonnes, ils vont rediffuser pendant tout l’été…

  • On ne sait pas quel sera l’avenir des web radios, mais en tout cas pouvoir te réécouter quand on le veut, et où on veut, c’est tout de même génial !

Radio Bellevue m’a proposé quelque chose, mais je serai à Lyon. Je suis sensibilisé entre autres par deux problèmes graves : le sida et la sclérose en plaques. Et le handicap en général. Je suis le président de jury d’un festival sur les films du handicap. Je vais visionner des dizaines de films, je trouve que c’est important. Et je remettrais le 1er prix au réalisateur.

  • Au final, absolument tout ce que tu peux entreprendre est estampillé Bon Esprit !
    Merci Alain pour ce moment passé avec toi !


Retrouvez Alain Maneval chaque samedi et dimanche dans l’Album de Minuit sur France Inter.
Tous nos vœux de bonheur au nouveau marié de la part de l’équipe d’indiemusic.

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Nicolas Nithart

grand voyageur au cœur de la musique depuis plus de 20 ans