[Live] Un samedi à la Villette Sonique 2016

Installé sur le site de la Grande Halle et du Parc de la Villette, Porte de Pantin à Paris, le Festival Villette Sonique revenait cette année du vendredi 27 mai au mercredi 1er juin, avec une programmation éclectique et osée qui faisait la part belle à quelques-uns des artistes les plus singuliers du monde entier. L’édition 2016 traduit globalement le retour en force des influences psychédéliques sur les musiques de tous horizons, du jazz à l’électro en passant bien sûr par le rock. Nous étions sur place pour la journée et la soirée du samedi 28 mai 2016.

Villette Sonique 2016

C’est une tradition de la Villette Sonique : le week-end du festival est l’occasion d’organiser, dans différents endroits du parc, des concerts en plein air et en accès libre. Ce samedi 28 mai, la programmation est plutôt alléchante, puisqu’à 17h, c’est J.C. Satàn qui ouvre les hostilités côté Cercle Sud. Paris vient d’essuyer un orage d’une violence rare (qui a même fait des blessés graves au Parc Monceau), mais une foule dense se presse pour voir les phénomènes bordelais délivrer un rock puissant aux influences multiples et remarquablement digérées. Passant à l’envi de compositions au tempo rapide, aux riffs agressifs et aux constructions alambiquées, à des titres plus longs et lourds, volontiers menaçants et répétitifs, le quintet infuse son psychédélisme sombre via la frénésie de ses enchaînements et les progressions imparables de titres marqués par un son plus stoner, où les nappes de claviers et d’orgues sont à la fois répétitives et utilisées à la façon d’un bourdon. Le guitariste Arthur envoie sévère et sa présence scénique est remarquable, entre guitar hero 2.0 et showman déconneur décomplexé. À ses côtés, la chanteuse Paula hurle à merveille pour couvrir le vacarme des instruments. Mais c’est sûrement le jeu extatique et comme en transe du claviériste Dorian, sorte de géant chauve qui s’excite comme un fou furieux sur ses claviers, qui est absolument fascinant à regarder. D’ailleurs, à la fin du concert, après une énorme montagne russe musicale de plus s’achevant sur un riff fracassant aux allures d’apocalypse, c’est bien lui et Arthur qui resteront sur scène quelques minutes à torturer leurs instruments pour en sortir des larsens bien venimeux. Pendant ce temps, la pluie a un peu repris, mais ce n’est pas grave ; la qualité de la musique nous fait oublier ces petits tracas.

Changement de scène un peu plus loin pour voir un autre illuminé, Usé, se déchaîner avec son ordi, ses samplers et sa batterie pour un set de techno indus frappadingue curieusement entrecoupé d’intermèdes post-variété française. Le public, glorieusement hétéroclite, appréciera diversement les blagues salaces et potaches de l’énergumène, peut-être un peu trop allumé pour jouer devant des parents et leurs (très jeunes) enfants. Les autres, c’est-à-dire un improbable mélange de rockers, de punks, de teufeurs tout droit sortis d’after et de badauds venus là par curiosité, seront tour à tour hilares et hypnotisés devant une musique singulière mais indéniablement efficace, parfois virtuose. Un bon gros défouloir où se croisent Nine Inch Nails, KMFDM et Philippe Katerine, et qui s’achève sur un playback de « Billie Jean » pendant lequel le musicien tente de faire chanter ses tétons, puis se carre le micro dans son survêtement en lycra avant de chanter replié sur lui-même, comme avec son propre sexe. On appréciera diversement le bon ou le mauvais goût de cette performance, mais le concert était plus qu’irrésistible.

Nous faisons alors un tour du côté du marché des labels, sous les arcades de la Grande Halle. L’occasion de rencontrer les artistes, les membres des labels qui les ont signés (Born Bad Records, Teenage Menopause, etc) ou d’autres labels indépendants venus tenir un stand (les Lyonnais de SK Records, par exemple), ainsi que des groupes ou des disquaires du coin. Après quelques emplettes et rencontres sympathiques, nous retournons au Cercle Sud pour danser comme des dingues sur l’incroyable set techno de l’Allemande Helena Hauff, qui mélange joliment des influences post-punk et très dark à ses beats technos imparables. Il pleut de nouveau, mais l’ambiance est à la fête et le public très nombreux à danser entre les gouttes.

Cependant, nous devons partir avant la fin pour rentrer dans la Grande Halle afin d’assister à la grande soirée psyché qui va se dérouler en trois temps. Groupe certainement le plus estimé et le plus connu des trois qui vont se succéder sur scène, ce sont les Japonais de Boredoms qui ouvrent les hostilités. Leur venue était un événement, peut-être le plus gros de tout le festival, tant le groupe se fait rare sur scène en Europe depuis quelques années (il joue à Barcelone pour le Primavera Sound ce mois-ci), et le public est non seulement très impatient et dense, mais surtout connaît bien la discographie, pourtant tortueuse et assez confidentielle, du projet expérimental. L’installation scénique en dit long sur l’étrangeté et la singularité de ce qui nous attend. Deux sets de batteries, dont une électronique, trônent au milieu, devant une table de mixage débordant de câbles et de gadgets divers. À gauche de la scène, sur une petite estrade, des claviers, d’autres tables de mixage, encore plus de câbles, et un curieux dispositif à base de membranes d’enceintes et d’ustensiles de cuisine en métal. Le tout est filmé par plusieurs caméras positionnées sur scène, et la partie centrale est entourée de quatre longues vis crantées de chantier suspendues à l’horizontale à des tréteaux. Le mystère est total : que vont-ils jouer ce soir ? Eh bien, à vrai dire, difficile de répondre à cette question. Si le public, surmotivé, essaie un temps de les faire jouer des morceaux de leurs deux disques emblématiques, « Super Ae » et « Vision Creation Newsun », à l’aide de quelques cris (particulièrement malvenus lorsque le groupe est en train de jouer un morceau reposant en grande partie sur les silences), il abandonne bien vite devant l’opacité du set des Japonais. L’introduction est une longue succession de vis frottées et frappées par les deux percussionnistes du groupe selon des schémas rythmiques complexes et mystérieux (on devine leur synchronisation aux regards qu’ils se lancent, et aux partitions cryptiques disposées devant eux) et s’emballe peu à peu pour faire naître une forme de violence et de puissance sonore qui terrasse et galvanise l’audience. Puis, une dizaine de minutes plus tard, le morceau retombe, les musiciens s’installent chacun à leur poste. Commence alors un indescriptible enchaînement de montées, de crescendos et de decrescendos, d’emballements et d’explosions aux batteries ponctués de cris, de maugréements obscurs articulés ou non poussés par Yamantaka Eye, celui qui apparaît comme le chef d’orchestre derrière les deux batteries, et qui commande à ses camarades Yoshimi P-We et Yojiro Tatekawa le rythme et l’intensité du jeu. À gauche, Shinji Masuko, le maître des guitares horizontales, des claviers et des ustensiles de cuisine (qu’il fait « dorer » à petits coups de pelles à retourner les crêpes, le tout filmé à la caméra) envoie des drones tantôt puissants, tantôt planants. Globalement, le concert navigue perpétuellement entre improvisation et chaos soigneusement ordonné, et les musiciens font preuve d’une dextérité éblouissante. Seule ombre au tableau, un incident technique avec des micros (ou des amplis, ou des branchements, difficile à dire tant le plateau est complexe ; un vrai cauchemar pour l’ingé son) qui fait interrompre quelques minutes le spectacle à mi-parcours, stoppant net tout trip dans le public. Néanmoins, l’attitude des musiciens est touchante et exemplaire, puisqu’ils ne cessent de s’excuser, visiblement gênés (on parle de plus de quatre heures de balances au préalable dans l’après-midi, alors on les comprend). Moment suprême : le public qui crie pour encourager les musiciens, et Yamantaka qui se met à hurler de plus en plus fort en réponse, comme pour exorciser sa rage et sa frustration devant les problèmes rencontrés. Lorsque la musique reprend, c’est avec une fureur redoublée que les batteurs-percussionnistes s’acharnent sur leurs fûts, que Shinji envoie ses salves électroniques ou que Yamantaka beugle dans ses micros et fait jouer le bruit blanc et les ondes magnétiques de ses membranes électrifiées. Le tout s’achève dans un calme suprême et un cliquetis de vis géantes et de baguettes après le vacarme méticuleux qui nous a transportés une heure vingt durant. Grandiose et profondément singulier.

Quelques minutes plus tard, c’est une formation au minimalisme qui tranche radicalement avec Boredoms qui prend place. Les discrets musiciens de Beak>, supergroupe fondé par Geoff Barrow (batteur et tête pensante de Portishead), secondé par Billy Fuller (bassiste pour Robert Plant), s’installent tranquillement sur scène, en ligne. Au centre, la basse ; à droite, Geoff et ses fûts ; à gauche, un musicien fraîchement arrivé pour remplacer Matt Williams qui a quitté le groupe, et qui s’occupe des guitares et des claviers. Beak> fait partie de ces groupes formés pour le plaisir de leurs musiciens à jouer la musique qu’ils aiment, assumant complètement de ne pas renouveler un genre. En l’occurrence, le genre investi est le krautrock tendance motorik popularisé par des formations fondatrices comme CAN, Neu! ou Faust, dont Barrow est un immense admirateur (quiconque a écouté « Third », le dernier album de Portishead, n’aura aucun mal à s’en convaincre). Avec deux albums et quelques splits EPs  à leur actif, les membres de Beak> délivrent une copie d’un noir d’encre de ce rock choucroute aux rythmes répétitifs et hypnotiques, où la basse sinistre et caverneuse rappelle le jeu de Simon Gallup de The Cure, tandis que guitares gorgées de fuzz et orgues vintage apportent une touche de psychédélisme old school flamboyante et bienvenue pour chasser le marasme profond que dégage cette musique sombre. Le concert est des plus carrés, il s’écoute les yeux fermés de préférence, même si les lampes multicolores, qui s’allument suivant le rythme des instruments, sont amusantes à observer un temps. Pas une note ne dépasse, le mixage comme l’exécution de ces treize morceaux sont absolument parfaits, et le décollage est instantané. Le deuxième album est abondamment joué, ainsi que le dernier split EP en date. Les rares morceaux du premier album, « I Know », « Battery Point » ou encore « Blagon Lake », atteignent des sommets d’intensité malsaine et décochent quelques riffs venimeux et énervés dignes du dernier effort de Portishead. Barrow, s’il se limite aux fûts et au chant (discret, incantatoire), est bien derrière les compositions. Les moments les plus marquants du concert restent néanmoins toute la chanson « Wulfstan II » est son riff acerbe et enragé, ainsi que l’outro de « Battery Point » où le groupe répète un motif en jouant de moins en moins fort, jusqu’à atteindre le silence le plus total, le public étant comme suspendu aux cordes de la basse et de la guitare, et aux peaux des toms de Geoff. Splendide.

Difficile de se remettre d’un pareil choc, tant la musique du groupe de Bristol est ensorcelante et vénéneuse. Pourtant, un seul homme parvient à cet exploit en fin de soirée : Ata Kak, nom de scène du Ghanéen Atta Owusu, 55 ans, débarque sur scène vers 23h30, quelques minutes après ses musiciens, qui envoient déjà une bonne jam afro-funk faisant instantanément danser tout le monde et éloignant les nuages ténébreux de Beak> en un clin d’œil. Il arrive en dansant comme lui seul sait probablement danser, lance dans le micro quelques « Party ! » inspirés de Prince (sur « It’s Gonna Be a Beautiful Night », dont les musiciens reprennent quelques mesures, ou « 1999 »), quelques « Are you alright ? » et surtout sa phrase leitmotiv qu’il lancera presque entre chaque morceau : « We have a very good show for you tonight », de son accent si caractéristique et chantant. Visiblement ravi d’être ici, le musicien, dont le parcours incroyable rappelle un peu celui de Sixto Rodriguez (sa musique, datant des années 80-90, a été redécouverte par hasard puis publiée via le label Awesome Tapes From Africa, qui l’a rendu instantanément célèbre), se lance dans de longues jam de funk psychédélique et électronique sur lesquelles il vient poser son flow dément et son verbe  métissé d’anglais et de langues ghanéennes (il y en a plus de neuf différentes dans le pays). Le rythme est infernal, les compos irrésistibles, le public totalement déchaîné. Tout le monde, absolument tout le monde danse comme des fous. Mais la soirée est ternie par une série d’événements un peu bizarres, voire dérangeants. Pendant une chanson, deux jeunes montent discrètement sur scène par la droite et déambulent quelques secondes au milieu des musiciens, visiblement pas du tout à l’aise avec l’irruption, d’autant que leur comportement erratique est extrêmement bizarre. La musique continue, Ata Kak est imperturbable, et la sécurité intervient. Seulement, les deux personnes refusent de descendre ; et, scène surréaliste, une bagarre éclate sur scène. La musique continue toujours à mesure que les vigiles essaient de virer, sans lever la main sur eux, les deux envahisseurs, qui en retour ne se privent pas de les frapper copieusement et même de s’en prendre au matériel ou aux musiciens, dont on peut lire l’inquiétude sur le visage (la choriste, notamment, a l’air terrorisée). Mais la musique ne cède toujours pas et l’ambiance devient surréaliste : le son est festif, mais les images sinistres. Les deux compères sont finalement rejetés dans la fosse, et c’est là que ça s’envenime. Ils essaient de remonter, une partie du public s’y oppose avec véhémence, le tout pendant que la musique se poursuit, toujours plus dansante, toujours plus folle, et une autre bagarre éclate, cette fois dans le public, pour virer les gens. Les perturbateurs, lamentables, reviendront plusieurs fois devant la scène, au pied du chanteur, pour l’insulter ou lui adresser des gestes grossiers. On n’a jamais vu ça. Mais la réaction d’Ata Kak est impériale : il les ignore, il sourit, il danse et il chante, soit les meilleures réponse et attitude possibles. Mais le mal est fait, les trouble-fêtes ont fait des émules parmi quelques têtes brûlées visiblement très haut perchées. Ces quelques amuseurs pas du tout amusants décident donc que le nouveau défi du soir est d’envahir la scène pour faire les cons, quand bien même on a déjà vu que ce n’était pas du tout au programme de la soirée. La sécurité est donc régulièrement débordée de tous côtés par quelques-uns de ces gens aux pupilles dilatées et au sourire niais qui semblent répondre à d’obscures commandes de leur cerveau squatté par quelques molécules psychotropes visiblement abrutissantes. Mais rien n’y fait, le concert se poursuit sans s’interrompre et les morceaux s’enchaînent, étirés dans des dimensions qui rendent ce funk-rap, a priori innocent, puissamment psychédélique et fiévreux. Surgit le tube « Obaa Sima », que tout le monde reprend en chœur et que Ata Kak nous fait longuement chanter avec lui, puis quelques autres morceaux et, vers 1h du matin, le concert s’achève devant un public lessivé, heureux, un peu agacé par l’attitude de certains, et une sécurité très certainement épuisée par cette fin de soirée plutôt houleuse.


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Maxime Antoine

cinéphile lyonnais passionné de musique