[Portrait] Villa Fantôme

Des années 1990 aux alentours de 2010, La Ruda fut sinon le patron de la scène rock alternative, du moins un des groupes qui a rencontré durablement son public. Une longévité qui devait autant à ses prestations scéniques – plus de 1000 concerts auréolés “de vapeur et de sueur” – qu’à ses onze albums, dont le son avait su évoluer entre rocksteady punchy, pur rock et touches de swing, le tout emballé dans un écrin de textes de haut vol. En 2019, lors d’une tournée estivale, ses membres s’étaient retrouvés pour le fun et pour le plus grand plaisir de fans. Ce retour à l’élément naturel donne sérieusement envie à Pierre Lebas et Emmanuel Vincentelli – alias Pierrot et Manu, les deux cofondateurs – de remettre ça. Et de se replonger dans leurs fonds baptismaux, le son « british » des années 1977/1985, tous courants confondus. « Ghost Town », le tube des Specials, emblématique selon eux des couleurs musicales de l’époque, leur inspire le nom du groupe et sa traduction adaptée va également symboliser la période un peu fantomatique du premier confinement, période durant laquelle ils donnent naissance au projet. Pierrot a beau jouer de temps à autre avec le guitariste Ritchoune Pauvert lors de ces hommages à Bashung, c’est du sang neuf qu’ils sont allés chercher en recrutant quatre nouveaux comparses, issus notamment de Orange Blossom et Tarmac Rodéo. Car il n’était pas question de refaire une Ruda bis, même s’il y a bien évidemment des réminiscences, tant musicales que textuelles. « On savait bien que ça allait transpirer La Ruda, mais l’idée n’était pas de nous plagier ». C’est juste avant leur concert à lAlhambra le 31 mars dernier, dans les backstage qu’on rencontre Pierrot tandis que ses collègues installent le matos sur scène. On a passé Pierrot à la question pour qu’il nous dise tout sur ce beau projet signé chez At(h)ome.

crédit : Christian Ravel

Sur l’affiche de concert de Villa Fantôme, c’est Manu, lunettes noires et blouson ska qui saute en l’air comme un Rude Boy surexcité et Pierrot qui nous fixe, figé, presque absent. Presque une antithèse de leur association scénique vieille de plus de trente ans. C’est Pierrot, showman magnifique qui tient le devant de la scène et qui écrit tandis que Manu demeure plutôt en retrait derrière ses fûts, tout en apportant en amont la matière première des compos. Une discrétion qui le conduit à esquiver les interviews. Pas grave, Pierrot parle pour deux. Dans un staccato de mitraillette Sten, il balance tout sans que l’on puisse faire autre chose que de saisir une balle à la volée et la lui renvoyer. Vif, tranchant, passionné comme un môme découvrant les joies du rock’n’roll… À l’image de ce qu’il est sur scène !

Rompu à l’exercice et y prenant manifestement plaisir, Pierrot excuse néanmoins son alter ego en n’oubliant pas de rappeler qu’outre leur nouveau projet, ce dernier est booker chez l’Igloo et également batteur du groupe La Rancœur. Une manière d’introduire un retour quelque trente années en arrière, dans le garage de Manu à Saumur où le duo de lycéens s’essayait à leurs premières compos. La tournée 2019 fut donc un détonateur, qui réveille l’envie de la scène et de « faire du rock’n’roll ». À l’automne, un peu orphelins, Manu et lui reforment le binôme des origines. La période de confinement qui suit leur est plutôt salutaire puisque du quarante-cinq tours prévu initialement, autant pour la beauté de l’objet que par fidélité à leur jeunesse, ce ne sont plus quatre titres, mais onze qui sortent tout chaud du studio. La collaboration à distance n’a pas posé problème ; Manu avait déjà pour habitude de proposer des musiques sur lesquelles Pierrot posait ses mots.

L’aventure de La Ruda s’était volontairement terminée comme elle avait débuté, avec cette énergie d’exception qui était – avec le soin apporté aux textes – leur signature, leur ADN précise Pierrot. « On n’était pas forcément de grands musiciens ; par honnêteté envers le public, on se devait donc de donner le meilleur de nous-mêmes. À la fin d’un concert, on devait toujours être plus fatigué que lui ». Fans du son british de l’époque – The Clash, Police, The Selecters et donc The Specials – mais également subjugués par la gnaque de La Mano Negra ; « nos grands frères », leurs premiers pas discographiques les avait conduits plutôt sur les rythmes latino que sur la route du ska « Two-tone ». D’où cette volonté de retour aux sources, mixé avec des mélodies pop rock à la Cure que Pierrot avait expérimentées avec « Tigreville », son album solo sorti en 2017. Pour coller au projet et pour éviter trop d’accointances avec La Ruda, ils décident de ne pas prendre de section de cuivres et optent pour un clavier. Auquel ils adjoignent une trompette – l’oiseau rare José maîtrisant ces deux instruments – « pour donner, de temps à autre, une couleur Morriconnienne, voire Tarantinesque. Comme un Mariachi qui dégaine ».

crédit : Christian Ravel

Coté grattes, c’est Julien un collègue de José chez Tarmac Rodéo et Léo d’Orange Blossom qui s’y collent et pour la basse, ils font appel à Jean un solide musicos de leur génération. « On voulait un son « anglais » avec la basse devant, mixée à hauteur de chant comme dans les morceaux de The Beat. » Pierrot a conscience de jouer avec des codes musicaux ultra-connus. Comme d’autres, Manu et lui tentent pourtant de les réinventer en leur insufflant leur esprit d’auteur-artisan. Son choix d’écrire en français – « la langue des sentiments » – oblige selon lui à chercher des solutions pour faire sonner les textes et cette contrainte permet acquérir une personnalité que n’ont pas toujours les groupes qui choisissent l’anglais. « Bashung avait le même cahier des charges, avec un esprit bluesman ». Un Bashung à qui il rend discrètement hommage sur « Dieu n’est pas bon danseur ».

Si l’idée maîtresse de son écriture est d’être avant tout visuelle (« Fantôme dans les rues fantômes », « Série Noire »), Pierrot se fait volontiers critique du monde qui l’entoure. Avec La Ruda, il a souvent flirté avec les sujets sociétaux qui l’interpellent, même s’il impose à son écriture d’être sonore avant tout (de « Tant d’argent du monde » au « Devoir de Mémoire » en passant par sa « Chanson pour Sam »). « On s’est fait assez chambrer par la presse avec La Ruda parce qu’on enfonçait des portes ouvertes en parlant de solidarité et de racisme. Mais ça nous allait bien de porter ces valeurs en les chantant. J’écoutais les Bérus étant jeune et sans être obligé d’être punk toute sa vie, on peut rester fidèle à cet esprit. » Ledit esprit transparaît de manière métaphorique dans « Cavaliers dans la plaine ».

« Il y a cette image d’une charge héroïque, d’être au galop et non à l’arrêt. L’idée qu’il ne faut pas abandonner, qu’il faut continuer d’y croire ! Je comprends le discours ambiant un peu défaitiste et convenu. Plus on vieillit, plus ça lâche, je le vois autour de moi. Mais il ne faut pas se laisser faire ». « Sur mon blouson » évoque, lui, de manière frontale la montée des idées d’extrême droite. La connexion avec la « vraie vie » est une réalité et une nécessité pour lui. Depuis une dizaine d’années, il anime des ateliers d’écriture à la Mission Locale d’Angers. « C’est bien la musique, la loge, la salle de répète, mais comme dans d’autres métiers, on peut parfois être un peu déconnecté. Le contact avec des jeunes, ça fait du bien ». Pierrot se veut confiant quant à l’accueil public pour Villa Fantôme et pas uniquement pour la fanbase de La Ruda. Pour lui, ceux-ci ne sont pas les seuls à être orphelins de ce style de musique, tout à la fois festif et porteur de sens, la présence de jeunes lors de la tournée de 2019 l’a prouvé.

crédit : Christian Ravel

« Villa Fantôme » de Villa Fantôme est disponible depuis le 25 mars 2022 chez At(h)ome.


Retrouvez Villa Fantôme sur :
Site officielFacebookInstagram