Cela fait bientôt dix ans que le nom de tUnE-yArDs s’est imposé dans la sphère musicale, et chacun des projets parus depuis s’est révélé être un nouveau témoignage de prouesse musicale pouvant se résumer dans la tension entre deux termes : confrontation et ouverture. Indissociables, l’artiste et sa musique se sont développées dans une double-relation didactique d’écoute, de remise en question et d’apprentissage qui voit chaque nouvelle création pousser plus loin le cheminement de sa conscience. Entre invitation et défi, le tant attendu nouvel album de Merril Garbus la voit revitaliser l’art pop disloquée de l’acclamé « Nikki Nack » en l’ouvrant sur le monde comme seule elle sait le faire, par l’introspection.
Merril Garbus ne fait juste pas les choses simplement : si les promesses d’un album conçu et composé en parallèle à des stages de méditation peuvent faire entrevoir pour un autre artiste une évolution plus calme et lyrique, l’excentricité musicale et la personnalité chamarrée de la multi-instrumentaliste américaine font bel et bien émaner de cette recherche d’intériorité une fureur pop. De l’ouverture flamboyante toute en tension de « Heart Attack » jusqu’à l’accumulation étourdissante de mélodies sur « Hammer », jamais l’artiste n’avait mis en avant des refrains et structures de chansons aussi entraînants et véloces. Cela est en partie autorisé par des sonorités plus électroniques, les synthés ardents qui portent « Coast to Coast », les ruptures impromptues rythmant « Colonizer » ou les percussions subtiles de « Who Are You » poussent le répertoire de Merril dans une maîtrise magnétique inédite. Plus que tout, ce sont les lignes de basse précises de Nate Brenner, récemment devenu le deuxième musicien officiel du projet, qui métamorphosent l’intégralité de l’instrumentation en une immense symbiose pop, comme dans « Look At Your Hands » où la multitude d’idées paraissant avoir été mises arbitrairement en équilibre les unes sur les autres deviennent grâce à lui une imprévisible ode nu-disco.
À l’instar du reste de sa discographie, la compositrice étire toujours ses influences musicales pour les faire tenir dans des formules uniques incarnant un foudroyant phénomène de contorsion musicale, comme le montre sa capacité à aussi bien s’épanouir dans la combinaison lo-fi folk psychédélique de « Private Life », le bruitisme ambiant de « Free », les nappes délicates de « Home » ou l’enchaînement rutilant des idées structurant « ABC 123 ». En empruntant des airs et des idées acquis au cours de ses pérégrinations pour nourrir un cœur pop triomphant, l’artiste pousse constamment la porosité musicale au seuil de la polymorphie, formant des chansons qu’on apprécie aussi intensément à la première qu’à la dixième écoute, mais pour des raisons diamétralement différentes. Dans la fantastique « Now As Then », on ressent même presque un aspect surréaliste dans le développement déroutant d’une même mélodie partagée par la basse et les synthés, la surprise devenant un facteur musical important qui théâtralise les différentes parties de la chanson. C’est grâce à cette confiance en soi palpable couplée d’une faculté à continuellement pousser l’hybridation et l’émancipation de ses sonorités de manière plus radicale que l’artiste continue à enrichir son univers si unique.
On comprend alors que le titre de l’album est un double-sens volontaire : ce qui paraît au premier abord une critique de la condition de l’artiste devant dévoiler sa vie privée à des inconnus pour s’exprimer, confrontant simultanément l’intrusivité de l’auditeur, est rapidement antagonisé par la démarche de transparence de Merril Garbus qui n’a cessé de dévoiler son quotidien sur les réseaux sociaux lors des opérations de promotion, nous incluant consciemment dans sa vie privée à travers des activités comme le jardinage ou la méditation. Le message cryptique qui se dévoile alors est celui d’une invitation à s’approprier l’œuvre, à tirer ses propres conclusions des réflexions de l’artiste, qui fait de chaque chanson une corde tendue entre universalisme et intimité. Cette démarche artistique est explicitement invoquée dans « Honesty », inspirée d’un stage de méditation de six mois ayant pour thème l’ouverture sur la question du privilège blanc, ou discutée dans « Colonizer » qui prône la remise en question et la responsabilité individuelle à travers la lutte antiraciste.
L’association de la pop et de l’expérimentation, de la porosité et de la créativité, sont autant des moyens pour elle de servir son double message d’introspection et de communication ouverte, les limites rhétoriques du médium musical étant complétées par ses interviews et clips. Sans prétention de servir de modèle elle assume une responsabilité politique individuelle, et d’utiliser l’art pop comme reflet éclatant de ses préoccupations diverses. Son art devient de la sorte un véritable terrain de communication sociale, ouvrant sa vie privée au public et dévoilant une tension irrésolvable entre soi-même et le monde. Elle va jusqu’à clôturer l’album dans un mouvement d’éternel retour en lançant le nom de la première chanson pour nous donner un contrôle total sur le moment où l’on souhaite s’arrêter dans la réflexion, ou l’on estime en avoir tiré les justes conclusions.
« I Can Feel You Creep Into My Private Life » permet à l’art pop kaléidoscopique du projet de Merril Garbus de franchir encore une nouvelle étape en s’enrichissant d’un message de responsabilisation individuelle, significatif d’une évolution contemporaine du rôle de la politique dans la musique. Aussi douée à écouter qu’à s’exprimer, l’Américaine dégage de son art une intimité universelle et une portée méditative dépassant largement l’aspect purement musical. Alors qu’on en était venu à concevoir la typographie improbable du nom de tUnE-yArDs comme une annonce de son excentricité créative, celle absente du titre de cet album convient parfaitement à l’évolution qu’il représente : Merril Garbus en a fini d’exprimer sa musique à la manière d’une combustion spontanée d’idées, elle la conçoit désormais comme une grande respiration, une communion consciente et responsabilisée avec chaque particule vibrante du monde.
« I Can Feel You Creep Into My Private Life » de tUnE-yArDs est disponible depuis le 19 janvier 2018 chez 4AD.
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