[Interview] The Dizzy Brains

Ce n’est pas parce qu’on est né et que l’on vit sur l’île de Madagascar (une fois et demie la France) que la route du rock doit s’arrêter au bord de l’océan Indien.
Les frangins Eddy et Mahé, qui baignent dans la musique depuis tout petit alors qu’ils n’avaient jamais vu la mer jusqu’à peu, peuvent dire merci à leur papa. Ce dernier, grand fan de rock et de musique française, était sans doute loin de penser qu’il allait devenir l’heureux géniteur de deux garçons plein de vie et de ressources. Mais surtout de deux futurs rock stars, gonflées à bloc des disques du paternel et d’internet, ayant décidé de stopper net l’ère dévastatrice des musiques exotiques et clichés de l’océan Indien.
Moins de quarante ans à eux deux, mais avec un son, des paroles et une rock attitude insolentes de maturité et de maîtrise, le groupe initié par ces frères, dans la rue, mais pas à la rue, vient contre (à peine) toute attente de mettre le feu aux Trans 2015.

The Dizzy Brains © Nicolas Nithart

Précédés en France d’un buzz médiatique surdimensionné dont il était légitime de se méfier, les Dizzy Brains se sont révélés être des Grands de la musique et l’ont prouvé le pied à peine posé à Rennes. Rencontrés incognitos, détendus et confiants le premier soir, dégustant quelques huîtres dans le Hall 8 qui ne les calcule pas encore, il ne leur aura fallu que trois petites journées de présence pour faire tourner toutes les têtes ; des journalistes aux festivaliers.
Sereins, malins, disponibles, professionnels, ils auront tout donné, à tout le monde, à commencer par un concert quasi irréprochable malgré leur encore courte carrière, introduit sur scène par un Jean-Louis Brossard ému et fier comme un Ti Coq.
Le temps de deux premiers morceaux dont le tube éclair « Vangy », Eddy (chant), Mahefa (basse), Poun (guitare) et Mirana (batterie) se seront vite affranchis de leur étiquette restrictive punk pour donner une belle leçon de diversité et de maturité musicale. Du bon rock, du bon blues, de la bonne énergie, sans parler d’un cover épineux des Cactus du père de Thomas, la paire gagnante de Tana déclenchera avec ses deux infatigables complices de nombreuses hystéries dans la fosse. Cheveux hirsutes, gueule d’amour et course décousue (de fils blancs) sur scène, le fast Eddy claque le beignet du public durant cinquante minutes de musique animée et aminée qui feront incontestablement l’unanimité.

The Dizzy Brains

Plus d’une quarantaine d’entretiens avec la presse plus tard (tous médias confondus), et tandis que le groupe croule, légitimement, de fatigue, c’est en toute amitié et en grand pro qu’Eddy nous a réservé une entrevue, non pas autour d’un romazava*, mais d’un café croissant le dimanche matin, dernier jour des Trans, à l’heure où les teufeurs du Parc Expo sont peut-être encore en train de chercher leur route pour rentrer chez eux.

  • Salut Eddy. Tout d’abord, comment te sens-tu un après quinze heures de vol depuis Tananarive, trois jours au Trans Musicales, un concert de folie et quarante interviews plus tard ?

Ah, on est maintenant ici depuis quatre jours aux Trans, il y avait pleins de concerts à voir et pleins d’interviews et c’est vrai, j’avoue que je suis très fatigué. Dans ma tête et physiquement. Même la voix que tu entends aujourd’hui n’est pas ma voix habituelle (rires).

  • C’est une bonne fatigue ?

Oui, c’est carrément ça. On a vécu des choses tellement inoubliables à Rennes, qui resteront des souvenirs pour nous, on se sent moralement vraiment chez nous.

  • Très sincèrement, le groupe et toi, vous vous attendiez à tout cela, vous vous étiez un peu préparés ?

Alors là, pas du tout. À Mada, on se disait juste qu’on partait faire un concert comme ça, comme tant d’autres. On s’était juste mis dans la tête que cela allait avoir une valeur sensationnelle, car ce sont les Trans, tout de même ! Avec juste un peu de pression, mais sans plus. En arrivant ici, l’accueil a été génial, les gens étaient heureux de nous voir. Le concert qu’on a fait était juste un truc de ouf. Encore une fois, on s’est sentis carrément chez nous… Carrément.

  • Le public a ressenti que vous étiez bien, à l’aise, avec cette idée très sympa d’arriver sur scène enveloppé du Gwenn ha Du, l’étendard breton…

J’en avais parlé à Alex, de X-Ray Production. Je voulais absolument montrer mon admiration pour le public rennais d’où l’idée de ce drapeau.

  • Depuis que l’on entend parler de vous, il y a cette étiquette de musique punk qui colle au groupe. Vous l’êtes certainement un peu dans l’âme, mais votre musique n’est pas que cela et est très riche et variée. Il y a du blues, du rock, un peu de jazz… au final, comme qualifierais-tu le style des Dizzy Brains ?

En fait c’est juste ça, du « dizzy ». C’est un truc qui s’amuse sur scène, qui est du pur délire. Ça a été fait un peu exprès le fait que l’on ait recruté Poun qui est un grand guitariste tellement réputé à Mada dans le monde du jazz. On ne voulait pas mettre les points sur les genres en disant qu’on allait faire ça ou ça. L’esprit des Dizzy Brains est du brut et du sauvage sur scène, tout en restant simple… et peut-être que ce qui définit le mieux tout cela est le garage rock. On nous colle des étiquettes, à commencer par Mada où on nous traite de punks alors qu’on ne s’y sent pas forcément à l’aise. On n’aime pas particulièrement le punk, on connaît bien, par contre, son histoire. Mais comme tu le disais, on est un peu forcé de vivre ça, car le pays est assez agité.

  • Au final, votre musique touche une large audience… des jeunes, des moins jeunes, des rockeurs, d’autres qui ne le sont pas. Votre musique est suffisamment riche… elle est accessible à beaucoup.

Oui, c’est exactement ça. On ne veut pas d’un public unique qui ne serait que rock ou metalleux ou autres. On veut toucher tout le monde, à commence par nous sur scène. On s’évade carrément et du moment que l’on partage cela, c’est cool, l’objectif est atteint. Peu importe la musique que tu fais à partir du moment où tu partages son âme.

  • On sait que tu as tiré beaucoup de tes connaissances musicales de par notamment ton père. Mais raconte-nous comment tu écoutes aujourd’hui de la musique à Mada, où vas-tu la chercher, comment tu t’enrichis de nouveaux sons ?

C’est sûr qu’à Mada, ce n’est pas comme ici. Par exemple, en allant au Parc des Expos de Rennes, j’ai vu un disquaire. Chez nous, ce n’est pas du tout pareil. Tu dois t’enrichir toi-même via le net, avec tes parents… chaque famille est une école et tout ce que les jeunes écoutent dépend en grande partie des parents. Notre père, par exemple, écoute du rock et des « vieilles » chansons françaises comme Dutronc, Brel ou Brassens. Cela nous a tellement forgé depuis tout petit ; que ce soit côté paroles ou mélodies. Et tous les trucs en anglais comme les Stones, les Beatles, les Kinks… tu cherches ensuite sur la toile les groupes similaires, cela vient comme cela, petit à petit.

  • Il y a une grande curiosité dans le groupe !

C’est même plus que de la curiosité ; c’est une envie d’approfondir tes connaissances et ta culture. Madagascar est assez isolé, il n’y a pas de groupes étrangers qui viennent faire des concerts donc c’est à nous de chercher.

  • Comment naît une chanson chez Dizzy Brains, comment travailles-tu avec ton frère et complice Mahefa ?

De mon côté, tout dépend de ce que je suis en train de vivre. Je me balade dans les rues, je regarde autour de moi, j’écoute la télé. C’est grâce à des trucs que je vois, que j’entends, que je ressens surtout que j’arrive à composer. Et Mahefa m’aide beaucoup pour le côté paroles. Il est aussi très mélodique pour la composition… on s’entraide à la maison et on travaille jusque très tard… La nuit nous inspire beaucoup.

  • Vous vous considérez un peu comme des geeks musicaux ?

(Souriant) Non, non, on se considère juste comme des musiciens !

  • En concert, il y a l’extraordinaire maîtrise vocale et des compositions, mais il y a aussi la tenue de scène. T’es-tu tapé des heures et des heures de concerts sur YouTube pour voir comment faisaient les autres parce que vous êtes tellement à l’aise et tellement vrais… ?

Moi, j’ai beaucoup d’influences côté scénique. J’ai dans la tête David Bowie, Mick Jagger, Iggy Pop… on dit même que je suis son fils malgache (rires). C’est pas que je suis leur copie, mais ils m’ont beaucoup bercé ! Par contre, le fait que je me mettre torse nu sur scène n’a rien à voir avec eux, c’est juste parce que j’ai tellement chaud sur scène qu’il faut que j’enlève ma chemise ! Sur scène, il y a plein d’improvisations et de trucs spontanés. Tant que ça marche, c’est bien. Et si ça ne marche pas… c’est toujours bien !

  • Avec cette notoriété naissante, mais grandissante, est-ce que vous allez en profiter avec le groupe pour parler et expliquer un peu ce qu’est vraiment Madagascar, notamment auprès de tous ceux qui en ont une vision complètement erronée ?

Tout d’abord, on ne se revendique pas porte-parole, représentants ou ambassadeurs. On chante sur scène notre quotidien, que ce soit à propos de la politique ou du sexe. Et tant mieux si des Malgaches se reconnaissent dans nos chansons. Par contre, concernant le public étranger, c’est vrai qu’on a envie de lui expliquer comment on est à Mada et qui n’a rien à voir avec l’idée qu’il peut s’en faire. Madagascar n’est pas un dessin animé qu’on voit à la télé, où il y a un lion et une girafe. Ce n’est pas du tout ça. C’est carrément autre chose ; à commencer par la galère. Il y a plein de choses qui clochent comme la pauvreté, la corruption… c’est un si beau pays, mais voilà, il y a les dirigeants…

  • On a souvent entendu le mot « censure » dans le nuage des mots autour du groupe. Comment cela se manifeste-t-il finalement là-bas à Mada ? Y a-t-il une pression ? Y a-t-il des gens qui vous disent de faire ça ou de ne pas faire ça. Comment cela se passe-t-il concrètement ?

Les gens à Mada ont peur. Surtout les médias. Nos paroles étant engagées et parlant comme je te l’avais dit de sexe, de politique, du cas social à Mada, que c’est un peu révolutionnaire aussi, les médias ne veulent pas du tout nous passer.

  • La pression n’est donc pas exercée directement sur le groupe, mais sur ceux qui pourraient vous diffuser…

Oui et c’est difficile, car nous on a envie de partager nos chansons. Heureusement qu’il y a les réseaux sociaux… Il y a tout de même une radio qui diffuse nos chansons. Ce sont des potes à nous. C’est la seule à Mada qui programme du Dizzy Brains. Les autres ont peur de se faire coffrer !

  • Cela va certainement changer du coup avec la couverture médiatique importante qu’il y a par exemple maintenant en France. Et puis il y a YouTube qui reste assez difficile à fermer. D’ailleurs, internet est-il censuré à Mada ?

Non, heureusement.

  • On imagine que vous avez des tas de potes musiciens à Tana et à Mada. Ils jouent quoi eux du coup comme style musical ?

La tendance à Mada est plutôt le truc tropical, exotique…

  • Donc beaucoup de séga, de maloya ?

Oui, mais aussi du jazz. Il y a tout de même beaucoup de groupes qui font du rock… Mais pas vraiment une scène qui pourrait aller à l’International. En plus à Mada, il n’y a pas d’organisateurs ou de producteurs. C’est toi-même qui monte ton propre truc. Et quand tu as dix personnes, t’es déjà content !

Eddy et Mehafa
Eddy et Mehafa
  • Et donc qui sont tes groupes potes à Mada ?

Il y a Fishy qui fait du blues, du psyché. Mais ça ne passe pas à Mada. Je m’étonne d’ailleurs pourquoi ils n’arrivent pas à percer. C’est sans doute dû à la culture locale. Les Malgaches ont du mal à capter d’autres genres de musique à part peut-être des trucs comme le rock FM comme Scorpions ou U2. On connaît aussi No Joke qui fait du rockabilly.

  • Peut-être que les Dizzy Brains vont ouvrir des portes, donner la curiosité à des gens à aller voir ce qui se passe à Mada, car il y a une vraie richesse musicale.

On espère que d’autres jeunes auront du coup l’envie et la motivation de faire de la musique en nous écoutant, en nous voyant sur scène. C’est un privilège et un grand honneur pour nous d’être un peu les pionniers…

  • 2016 s’annonce plutôt bien pour vous. Un LP à l’horizon ?

Il va falloir encore attendre un petit peu. Il y a déjà des chansons qui sont prêtes, mais on va reprendre la route des studios en janvier pour enregistrer des morceaux, pour mixer. On va beaucoup bosser.

  • Avant de se quitter, dis-nous un peu comment tu penses que va se passer le retour ? T’as peur ? T’es inquiet ? Tu es dans quel état d’esprit par rapport à cela ?

Justement, on en parlait avec Mahé dans notre chambre… on se dit qu’on va revenir à notre vie normale, des gamins dans les rues. En fait, on a peur de ce qui pourrait se passer à l’aéroport. Il y a maintenant tellement d’échos à Madagascar que cela pourrait avoir un impact. Peut-être qu’on va se faire arrêter… mais bon, ce qui nous effraie surtout c’est le retour à la réalité, on aimerait bien en quelque sorte rester ici !

  • Ça vous a tout de même fortifié d’avoir été là, d’avoir vu tant de monde, d’avoir parlé de Mada…

C’est vrai que je n’avais jusqu’à présent jamais eu la possibilité de parler de Madagascar comme cela, aussi librement. J’ai pu ici extérioriser vraiment toutes mes pensées, sans être impoli, et j’espère qu’il y aura de bons échos.

Eddy et Mehafa
Eddy et Mehafa
  • Merci Eddy pour cette dernière interview aux Trans. À très vite sur scène, sur disque et en vidéo !

Merci à toi et c’est sûr, on reviendra !

Fankasitrahana** aux Dizzy Brains, à Julie Cescut, Christophe David, Alexandre Vizioz et Vincent Cron de X-Ray Production ainsi qu’à Gilles Lejamble de Libertalia Music Records.

*Romazava : plat traditionnel malgache
**Remerciements

« Vanguy », le premier EP de The Dizzy Brains est disponible depuis le 4 décembre 2015 chez X-Ray Production et Libertalia Music Records.

crédit : Éric Morand
crédit : Éric Morand

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Nicolas Nithart

grand voyageur au cœur de la musique depuis plus de 20 ans