[Live] Sunn O))) et Golem Mécanique à l’Épicerie Moderne

Pour sa première de huit dates uniques à ce jour dans l’histoire du groupe phare du drone et du black-doom avant-gardiste Sunn O))), qui décide après 20 ans de carrière d’enfin proposer une vraie tournée française, la bande de Stephen O’Malley s’arrêtait par Lyon, accompagnée pour l’occasion par Golem Mécanique, une artiste rare et qui jusqu’alors se refusait à faire des scènes à proprement parler. Retour sur une soirée singulière et certainement inoubliable pour toutes celles et ceux qui y ont participé.

Sunn O)))
Sunn O))) – crédit : Lukas Guidet

Jusque-là plutôt connue des amateurs de festivals confidentiels, avant-gardistes, voire occultes, où elle jouait sa musique à même le sol, dans le noir au milieu du public, Golem Mécanique, qui a déjà joué avec Stephen O’Malley, répondait à l’invitation de celui-ci de se produire en première partie pour les huit dates française de leur actuelle tournée européenne. Elle s’installe donc seule sur scène avec son étrange instrument, une sorte de vielle à roue qui ressemblerait à une machine à diapositive ou un projecteur de film à cordes et démarre une musique étrange, rituelle et dépouillée, comme une longue et mystérieuse incantation. Seul un rai de lumière dirigé en oblique sur elle perce l’obscurité, et cette mélopée fantomatique s’étire, s’enfle et s’agrandit comme une note qui vient péniblement au monde, prend forme et que la musicienne travaille au long cours, la déformant peu à peu jusqu’à la transformer en une autre note, puis une autre encore.

Parfois, elle pose timidement sa voix spectrale sur le tout, et on a alors l’impression d’assister comme en souvenir à un concert de Nico mais en plus en abstrait, ou plutôt au résidu ectoplasmique de l’idée d’un concert de Nico (le souffle, l’emphase, la beauté glacée suspendue). L’intensité lumineuse de ce rai qui l’éclaire varie à mesure que la musique ondule, oscille, tempête calme que nous suivons tous avec calme et respect, comme une cérémonie. Et puis, une vingtaine de minutes plus tard, le souffle disparaît et la lumière s’éteint ; la roue cesse de tourner et le charme est rompu.

La suite de la soirée prend une tournure, c’était prévisible, absolument magique (peut-être au sens le plus pur du terme). La musique de Sunn O))) est déjà par essence difficile à décrire avec des mots, même sur album. En live, cela prend une tout autre dimension puisque la scénographie du groupe apporte au moins deux dimensions de plus, l’espace et la lumière. Le concert de Sunn O))) va durer une heure trente, plus une demie heure en rappel, et on peut pour en parler le décrire comme une sorte de rituel en sept mouvements. Le premier mouvement est une introduction, silencieuse. Les lumières de la salle sont polarisées en deux ensembles séparés, rose d’un côté, bleu de l’autre, avec toutes les nuances possibles entre les deux. La salle se remplit lentement de fumée blanche épaisse jusqu’à ce qu’on ne voie plus rien à quelques centimètres de nous. On entend à peine les musiciens monter sur scène et on ne les voit pas. La scène dure quelques minutes, des gens commencent à faire des blagues dans le public, peu ont visiblement compris que le concert a techniquement déjà commencé par cet étrange préambule, comme un sas pour faire le vide et nous mettre dans l’ambiance. Puis sans prévenir, une chape de plomb sonore nous explose dans les tympans, nous écrase au sol. Les trois musiciens sur scène (outre Stephen O’Malley et Greg Anderson, une autre silhouette encapuchonnée joue de la guitare) ont tous commencé à jouer une note, ou un accord, en même temps, et les dizaines d’amplis (au moins trente !) derrière eux la font durer, durer, durer. Le son est si fort, si intense, si enveloppant qu’on croirait sentir l’air vibrer et qu’on pourrait le couper au couteau. Cette deuxième partie de l’intro dure encore une dizaine de minutes, avec pratiquement aucune autre note jouée, mais un drone persistant qui servira de socle pour la suite. Le trio joue alors que la fumée continue de remplir la salle, et les lumières sont désormais d’un rouge profond.

Le troisième mouvement commence par une déflagration. Imaginez qu’un groupe qui joue déjà à un tel volume sonore puisse encore pousser d’un cran dans l’intensité. Le trio est devenu quintette, les deux instruments supplémentaires (une basse ou une guitare de plus, on ne voit pas bien, et des claviers au fond) ajoutant une couche suprême dans la texture sonore du concert. La lente montée du mouvement précédent aboutit sur un premier climax tout en variations lumineuses lentes. Puis viennent de longues minutes contemplatives. Après cette folle ascension, le groupe nous propose une phase plus méditative, plus stagnante. On se prend à décrocher un peu pour regarder autour de nous ce qui se passe, voir si l’on distingue quelque chose d’intéressant. Le groupe est plus visible, la brume s’est un peu dissipée, les lumières sont plus subtiles. On apprécie la gestuelle très théâtrale des musiciens, qui lancent très haut leurs bras avant de les faire retomber avec pesanteur, au diapason, sur leurs cordes. O’Malley mène la danse, en chef d’orchestre monastique. Si une pointe d’ennui montre le bout de son nez, c’est dans cette vingtaine de minutes où il ne se passe pas grand-chose de nouveau. Mais c’est plateau, comme pour mieux préparer l’élan de ce qui va suivre.

On arrive à une heure de concert, et la soirée bascule dans quelque chose de profondément sidérant et génial. Le cinquième mouvement voit le claviériste du fond se saisir d’un trombone qui attendait patiemment son tour sur son socle et se lancer dans un solennel et grandiloquent solo digne de l’apocalypse. La foule observe, médusée, l’incursion d’un nouvel élément qui aurait pu disparaître noyé dans le vacarme que jouent toujours les autres instruments – quoiqu’un peu moins fort – mais non, le trombone et parfaitement audible, et sa tessiture sied à merveille à l’atmosphère générale du concert. La lumière s’affine en un rai blanchâtre qui isole le musicien soliste, devenu pour quelques instants le focus de toute l’assistance. C’est ce solo qui va lancer le sixième mouvement, une apothéose transcendantale qui révèle enfin le potentiel majestueux et spirituel de cette musique. Irrésistiblement, nos yeux se ferment, les lumières ne comptent plus, seule vaut la vibration, le souffle qui nous prend aux tripes. Imperceptiblement, nos corps se mettent en mouvement, en harmonie physique avec ce torrent d’énergie qui nous traverse. Mes mains s’ouvrent, mes bras s’arrondissent et commencent à s’élever devant moi sans que je ne les contrôle consciemment. Mon voisin est en transe, les bras lancés en l’air et le regard dans le vide, un autre est bouche bée. Chacun vit ce sommet musical d’une façon singulière et intime, elle résonne en lui et provoque des réactions physiques particulières. Comme un violent et terrible orgasme qui nous ferait peur parce qu’il menacerait de ne jamais s’arrêter, un plaisir qu’on ne peut dompter et dont on ne sait où il va nous mener. Et puis subitement, tout s’arrête. Silence. Le groupe se retire, semblant flotter sur le sol dans leurs longues capes brunes.

Il reste un septième mouvement à cette cérémonie musicale : le rappel. Il est déjà presque l’heure de l’unique navette qui ramènera les gens dépourvus de véhicule, et la logique du lieu voudrait que le groupe ne revienne pas, mais pourtant, comme pour le concert de Swans il y a quelques années, Sunn O))) décide de gratifier les plus courageux d’un autre morceau, faisant ainsi franchir la barre des deux heures de concert. La dernière pièce qui sera jouée commence par un solo électronique du musicien aux claviers (celui qui avait aussi joué du trombone), tout en minimalisme. Il fait onduler quelques notes, ramenant soudain et de façon inattendue le concert du côté d’un Terry Riley ou d’un James Holden, puis est de nouveau rejoint par ses compères, qui reprennent une transe du style de celle qui vient de clore le set principal, peut-être en plus intense et énergique si c’est possible. L’effet est immédiat, la fosse est de nouveau comme captive d’un son puissant et entêtant, les bras se lèvent tout seuls, les yeux roulent, les bouches s’entrouvrent. La lumière devient de plus en plus blanche, aveuglante, on se croirait à la fin du Paradis de Dante mais juste avant de franchir les portes lumineuses du nirvana, le sort est rompu, le concert est terminé, pour de bon cette fois. Les musiciens saluent longuement un public époustouflé et épuisé puis se retirent. Rarement un concert n’aura su faire ressentir autant de choses avec si peu d’éléments.


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Maxime Antoine

cinéphile lyonnais passionné de musique