[LP] Spelterini – Pergélisol / Chorémanie

Il faut parfois savoir se détacher du poids de la norme, pour ne pas écouter par exemple « Pergélisol / Chorémanie » comme un disque, mais plutôt comme une œuvre sonore à la marge de la logique de la société de consommation. S’il apparaît totalement nécessaire d’être foncièrement disponible pour apprécier cette expérience exigeante et vigoureusement absorbante ; en découle à son issue, un sentiment de plénitude et de vide aussi perturbant que délicieux.

Plusieurs éléments ont largement prédisposé à la réussite de cette aventure, finalement peu commune dans le quotidien d’un rédacteur indépendant et passionné. Premier point, le label Kythibong a depuis longtemps dépassé pour nous, le statut d’objet de curiosité de la sphère indé française. Nous étions donc dans une forme de confiance non négligeable. Même si les surprises sont souvent de taille avec le label nantais, la perspective de pouvoir écouter une de leurs nouvelles références, reste toujours un événement en soi. En effet, bien plus qu’un label, Kythibong symbolise une étonnante famille de musiciens et de musiciennes se retrouvant dans les délices de l’exploration sonore et surtout multipliant les projets adultères, à l’image de l’emblématique La Colonie de Vacances. Deuxième point, il nous suffit parfois d’entendre la simple évocation du groupe Papier Tigre (notre côté groupie !)  pour être excités comme des puces : en l’occurrence Pierre-Antoine Sannois et Arthur de la Grandière composent la moitié du quatuor Spelterini.

Venons-en à la musique à proprement dit. Le morceau « Pergélisol » ne s’embarrasse pas de certaines convenances, et imprime de but en but en blanc un motif rythmique répétitif et minimaliste, mais assurément évolutif. La tension devient palpable, un peu comme si Shellac se retrouvait pour une jam instrumentale inédite avec Chokebore. Si le titre évoque évidemment une actualité brûlante et planétaire, résumé sous la mention anxiogène du réchauffement climatique, difficile de dire ce que cette incessante montée électrique viciée symbolise foncièrement : les forces en action libérées par le dégel accéléré de la planète ? La colère sourde de la nature qui souffre et agonise lentement aux quatre coins du monde ? Ou encore la bande-son à venir d’une forme d’apocalypse qui pourrait à terme submerger la surface du globe ? Le propos musical ne se situe certainement pas à ce niveau : nous oublions parfois que la musique n’a pas besoin de mots, et qu’elle existe avant tout par elle-même. Ainsi les musiciens réunis sous l’entité Spelterini ont certainement laissé libre cours à leurs émotions de l’instant, dans cette captation qui sonne résolument live (et dont ce disque ne laisse peut-être finalement entendre qu’un extrait). Contre toute attente, aucun affrontement instrumental ne vient perturber cette intense digression sonore, l’ensemble reste étonnamment compact et cohérent. En mettant en perspective la seconde partie au regard de la première, c’est une véritable influence krautrock qui s’impose sur « Chorémanie », dans un cycle beaucoup plus rémanent, amenant un autre rapport au temps. Plus rapidement en effet, la notion même d’espace-temps se brise, et nous plonge dans un continuum plutôt inconfortable, que même la partie centrale entre ambient et drone renforce à défaut d’apaiser. En forme d’apothéose, le morceau se conclut de manière (trop) abrupte, alors qu’il nous emporte justement dans un jeu de sonorités de plus en plus stridentes et agressives, sans nous proposer de phases de soulagement (même en tout bien tout honneur). À tel point que nous serions presque tentés de mettre en place un système de boucles qui permettait d’écouter l’ensemble dans une permanence sans réel début ni fin.

crédit : Clemens Mitscher

Nous pourrions formuler la question de savoir s’il existe réellement un argument raisonnable, pour justifier cette sortie sur disque alors que la grande force de cette œuvre résulte de son aspect performatif et de son caractère spontané et brut, ancré dans cette vérité de l’instant, fragile et éphémère. Mais nous ouvrions ainsi un débat extrêmement complexe sur la notion même d’œuvre, à l’ère d’une production musicale de plus en plus industrialisée et standardisée. Plus simplement, ce disque (nous oserions presque dire ce manifeste) pose de nombreuses interrogations, qui pourraient d’ailleurs être très variables d’un individu à l’autre, ce qui, vous en conviendrez, représente déjà une valeur inestimable par rapport à des avalanches de disques qui n’en posent plus vraiment, ni à personne, ni avant, ni pendant, ni après.

« Pergélisol / Chorémanie » de Spelterini, sortie le 20 septembre 2019 chez Kythibong.


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Laurent Thore

Laurent Thore

La musique comme le moteur de son imaginaire, qu'elle soit maladroite ou parfaite mais surtout libre et indépendante.