[LP] Savant – Artificial Dance

En produisant sa compilation « Artificial Dance », l’indémodable compositeur électronique d’avant-garde Kerry Leimer met en avant son paradigme musical si particulier, sorte de travail de recherche sur les différents aspects de la musique électronique. La qualité et la profondeur des pistes ainsi réunies témoignent d’un projet tourbillonnant, troublant et surtout envoûtant.

Savant - Artificial Dance

Un an après la sortie de « A Period Of Review », une première compilation de chansons jusque là inédites, le label RVNG a décidé de continuer sa rétrospective de l’œuvre de Kerry Leimer, en se concentrant cette fois sur son projet solo des années 80 : Savant.

Ce projet n’a de solo que le nom ; le compositeur américain s’entoure continuellement, à l’époque, de nouveaux membres qu’il fait jouer, des heures durant, dans son studio, n’enregistrant que ce qui lui plaît afin de se construire une banque sonore dans laquelle il peut piocher par la suite. Au travers de cette expérience artificielle de groupe, Kerry voulait exprimer sa vision très personnelle du new age, en délaissant l’aspect passif de la musique ambient pour aller explorer les confins des possibilités que lui offre la musique électronique. Et cette compilation époustouflante réussit définitivement à mettre en valeur cet éclectisme, cette individualité musicale.

« Artificial Dance » se compose de chansons répétitives et décharnées, mettant en avant une utilisation de loops totalement assumée et maîtrisée. Chacune d’entre elles ne semble subir aucune contrainte musicale, suivant son propre rythme de la première à la dernière note tout au long de l’heure que représente la compilation, à la façon d’un collage musical. C’est un patchwork qui unit brillamment des enregistrements totalement différentes et réussit pourtant à en dégager une continuité créative captivante. Dans la structure même, on passe d’une idée à l’autre sans aucune sensation de rupture, comme si c’était la seule façon dont elle pouvait évoluer. Comme K. Leimer le dit lui-même dans ses règles : il ne veut composer de la musique ni commerciale ni pompeuse et souhaite simplement assumer la singularité de sa vision de la musique.

La première partie de l’album est placée sous le signe du groove ; chose plus que rare dans un album de musique électronique, à travers des chansons comme « Using Words » et « Stationary Dance », où une basse chaleureuse et orientée funk joue avec des lignes de synthé et de guitare sautillantes et électriques, le tout dominé par des percussions complexes et puissantes. Ces dernières sont même mises en avant pendant la quasi-totalité de l’album grâce à des sonorités et des rythmes d’une diversité impressionnante, allant de la musique électronique jusqu’au fond des musiques du monde dans « Knowledge And Action ».

Cependant, bien que la dimension dansante ne soit pas négligeable, on est loin d’un LCD Soundsystem ; car la mise en avant du rythme répétitif sert de base solide afin de laisser libre cours à la créativité de Kerry. Il suffit de se plonger dans « The Neo-Realist » pour saisir l’artificialité de la danse et la richesse créative qui s’y cachent ; une tension soutenue entre la basse et la batterie créant un climat oppressant au-dessus duquel le chanteur déclame des réflexions métaphysiques écrites à la façon d’un Bukowski. Tout au long de l’album, le fond sonore développe ainsi une multitude d’ambiances étranges, parfois dissonantes, oscillant entre l’organique et le mécanique. « Shadow In Deceit » utilise bien cette dualité entre des percussions folkloriques entêtantes, une basse sporadique lourde, à la limite de l’indus, et les synthés très féeriques et planants qui créent un horizon réellement pictural et instantanément attachant et envoûtant. Dans « Heart Of Stillness », les nombreuses couches de synthés semblent s’appeler et se répondre, prendre l’espace et se l’accaparer, comme si un écosystème amazonien se développait devant nos oreilles attentives, montrant bien sa maîtrise de la musique atmosphérique. Le paroxysme ambient de l’album se trouve dans les trois dernières chansons (les seules composées après 1985), empreintes d’une atmosphère lente, sombre et aseptisée qui pourrait servir d’illustration sonore au dessinateur Enki Bilal.

Leimer va toujours plus loin. Dans l’association entre des sons très bruts, très vivants et d’autres dont la texture est si complexe, se crée cet univers musical si unique qui prend Brian Eno comme tremplin pour aller plus loin dans l’avant-gardisme. Sa progression électronique part donc de la façon de penser la musique et va jusqu’au bout de la moindre sonorité, note ou section rythmique. Bien qu’on puisse faire un rapprochement avec des artistes actuels, comme les différentes expériences techniques d’Aphex Twin ou encore Oneohtrix Point Never, par exemple, dans le développement des samples de « The Shining Hour », où la singularité de la musique de Savant reste et restera probablement unique.

Kerry Leimer

« Artificial Dance » est donc un retour sur le passé qui s’inscrit tout-à-fait dans la modernité, car ni le travail sur la production ni la conception musicale cachée derrière ne semblent appartenir à une autre époque, preuve d’un avant-gardisme musical accompli. Cette compilation met en place une sorte d’expressionnisme auditif qui se décline sans cesse d’une façon extrêmement créative tout au long de l’heure qu’elle représente ; et cela choque, séduit et chamboule le rapport que l’on a avec la musique.

« Artificial Dance » de Savant, est disponible depuis le 4 septembre 2015 chez RVNG Intl.


Retrouvez K. Leimer sur :
BandcampSoundcloudLabel

Photo of author

Noé Vaccari

Étudiant passionné par le post-punk et la musique alternative en général