[LP] Ruby Fray – Grackle

Entre Kate Bush et cold wave, « Grackle » répand un voile noir sur des chansons pop-rock dont on aurait brusquement coupé les ailes.

Ruby Fray - Grackle

Il est impressionnant de voir à quel point les états américains exercent une influence notable sur les artistes qui les traversent ou s’y installent. Si l’on commence par les premiers couplets en roue libre de la musique noire du Mississippi, le gospel toujours aussi émouvant (du moins, quand il n’est pas trafiqué comme le plus mauvais et indigeste des alcools) de la Nouvelle-Orléans, ou les grandes plaines désertiques des régions centrales suscitant le besoin d’un songwriting toujours plus profond, les histoires se déroulent sous nos yeux alors que l’Histoire elle-même se voit ingurgitée puis recrachée. Il y a cependant un point commun non négligeable à ces musiques de l’âme : l’existence d’un conte entre anecdote et mort imminente, chagrin et poids de l’expérience, au travers de personnages échappant soudainement à leurs créateurs. Récits d’amours brisés, huile noire de la mélancolie, souvenirs ; tout éclot puis retombe en poussière. Et à Austin, Texas, Emily Beanblossom semble avoir trouvé, grâce à son nouvel album, une terre propice à la culture de sonorités ténébreuses et fiévreuses, faussement calmes mais réellement tranchantes. « Grackle » est une langue râpeuse passée sur les plaies béantes, une opération à cœur ouvert qui, bien que violente, semble être seule à même de nous faire guérir de nos pulsions les plus refoulées.

Il y a en effet tant à dire sur ce disque ; mais tout est cependant difficile à exprimer. « Grackle » fascine autant qu’il dérange, grâce à des arrangements folk et pop émotionnels et bruts, sans jamais partir dans la sauvagerie. On croit être frôlé par les fantômes des Cocteau Twins (The Grackle, Vespers) et les esprits égarés du blues psychédélique (Anthony, It’s Mine) ; on sent le souffle chargé d’alcool des groupes les plus underground de la cold wave, ceux qui se complaisent dans les bars enfumés au fond d’impasses où aucune lumière ne brille (Photographs) même si de splendides instants lumineux traversent l’ombre mouvante projetée par des immeubles baignés d’une lune brumeuse (You Should Go, Reprise). Fascination d’un côté et frayeur de l’autre ; ce nouvel effort (le second en à peine un an) en demande beaucoup, même si la récompense n’en demeure que meilleure, dès que l’oreille s’attarde sur de poignants moments pendant lesquels la chanteuse se laisse emporter par sa folie contenue et dévoile un talent de composition épris d’improvisation. A ce titre, la chanson éponyme « The Grackle » n’est autre qu’un monument de dérive solitaire parfaitement assimilé, une envie urgente de se laisser tomber sur un tapis de feuilles mortes et enfin pouvoir pleurer, hurler, s’arracher les cheveux sans que personne ne puisse nous voir. Pièce charnière de l’album, elle est à elle seule la révélation magnifique d’un besoin d’exulter tout en se cachant derrière un paravent d’émotions mortifères et suaves.

Emily Peablossom apprend à se connaître. Vocalement bien sûr, en nous rapprochant de Liz Fraser ou de Kate Bush, grâce à cette marche de funambule qu’elle exhibe sur le fil du rasoir, ses envolées lyriquement prêtes à se briser, tout en contenance et puissance redoutées mais assumées. Elle nous présente alors aussi bien ses histoires liées aux âmes perdues, ses clichés d’instants fugaces mais marquants. « Grackle », ce mot inconnu mariant la grâce et le grésillement, possède en un seul et unique substantif la démarche d’une artiste qui assume aussi bien ses désirs d’éclairages vaporeux sur l’existence que ses besoins de repli, d’observation de ce qu’il y a au fond du gouffre. Perdue entre la beauté et le bruit blanc d’ondes qui sont autant de messages venant d’un ailleurs jamais déterminé, elle fouille les vestiges de civilisations musicales tombées dans l’oubli, elle les dissèque et les possède avant d’en être elle aussi le réceptacle, la seule capable de communiquer avec les morts, par ses mélodies et l’Éther de ses chansons. On navigue alors entre hallucinations auditives et froid tangible et piquant, entre malaise et volonté d’aller encore plus loin. Là où elle nous emmène, sur des terres brûlées dont les cendres mouillées peuvent être l’argile de n’importe quelle sculpture harmonique, la meilleure comme la plus perturbante, on avance, on s’embourbe ; mais rester prisonnier n’a pas d’importance, car chacun est consentant et souhaite demeurer dans son sillage, quitte à y perdre la raison ou la vie.

« Grackle » est un album intime qui ne laissera personne indifférent ; une confession avant la messe, noire de préférence.

Ruby Fray

« Grackle » de Ruby Fray, disponible depuis le 30 septembre 2014 chez K Records.


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Raphaël Duprez

En quête constante de découvertes, de surprises et d'artistes passionnés et passionnants.