Derrière chaque groupe, chaque artiste que nous mettons en lumière sur indiemusic, il y a forcément des parcours de vie, des personnalités complexes et sensibles, pleines de recoins, de nuances et de contrastes. C’est indéniablement le cas de Baptiste Okala alias Okala. À travers l’écoute de son morceau « NDE », véritable joyau de pop élégante, impressionniste et aérienne sorti fin 2022 et la découverte du clip associé, s’installe cette troublante sensation de recevoir par le son, par l’image, un don d’une grande générosité, qui sans être formellement explicite, incarne toute la puissance libératrice et altruiste de l’écriture, de la composition, de la réalisation, et plus généralement du geste artistique. Mais faut-il nécessairement rentrer dans la mécanique créative pour apprécier à sa juste valeur une œuvre? Faut-il conserver cette part de mystère pour garder intacte toute la magie d’une expression artistique ? À l’inverse, les musiciens ne sont pas de simples machines à produire des émotions, ce sont bien évidemment des êtres sensibles, dont la musique est une manière si particulière de rentrer en connexion avec les autres. Au diable, les règles donc puisqu’à travers les confessions intimes d’Okala pleines d’intelligence, de lucidité, de sincérité et de pureté artistique, se prolonge indéniablement le plaisir de l’écoute et des images. Un grand merci à lui d’avoir joué le jeu du principe « Création ».
Il y a des morceaux dont l’accouchement se fait sans heurt et d’autres dans la douleur. « NDE » (pour « Near Death Experience » ou expérience de mort imminente) est plutôt dans la seconde catégorie.
C’est une chanson qui a été très longue à mûrir car elle évoque un événement particulier de ma vie, à savoir une expérience de mort imminente. Sujet assez lourd et complexe.
C’est une expérience tellement personnelle et sensorielle que j’ai voulue en parler d’une manière un peu détournée, pour qu’on puisse au mieux l’appréhender et s’y projeter.
J’ai eu un accident quand j’étais adolescent, une grosse intoxication au monoxyde de carbone. Le fait que j’y ai survécu ; et sans aucune séquelle, a priori du moins (rire), est presque un miracle. C’est une violence très singulière que de passer si près de la mort à un âge où on découvre à peine ce que ça signifie de vivre, de rêver et se projeter dans l’avenir.
La mort n’est pas vraiment censée être une préoccupation à cet âge-là mais voilà, c’est arrivé !
Durant ma perte de connaissance, j’ai vu des choses, une espèce de tunnel (le fameux…), plein de couleurs accompagnées d’une sensation d’aspiration et puis il y a eu l’apparition d’un être me tendant la main juste avant que je n’ouvre les yeux.
C’est difficile de se lancer dans une description précise sans la dimension sensorielle. C’est un peu comme raconter un rêve… c’est souvent très ennuyeux pour la personne qui écoute (ou en subit) le récit (rire) !
Alors pour m’exprimer avec le plus de sincérité et de justesse, j’ai imaginé un morceau prenant la forme d’un voyage, un voyage anonyme postulant que notre identité n’a de sens qu’ici et maintenant, que lorsque les choses se terminent tout ce qu’on a pu et voulu être paraît bien vain. Je voulais interroger sur la façon dont nous pouvons mettre nos vies en perspective, sur l’importance de ce que nous y faisons, la place des autres, de nos proches et en particulier de ceux que nous choisissons : nos amis.
Il n’y a pas de dimension religieuse ou ésotérique dans « NDE », je ne m’y interroge pas sur le pourquoi du comment, uniquement sur ce que j’ai ressenti. D’ailleurs, je suis plutôt quelqu’un de sceptique et, de surcroît, j’éprouve une certaine méfiance (voire défiance) envers les dogmes religieux en général.
Curieusement, le fait d’être passé si proche de la mort ne m’a pas amené à « mordre la vie à pleine dent », à me presser ou à vivre dans une urgence perpétuelle. C’est peut-être même l’inverse, j’observe beaucoup, j’écoute beaucoup, je mets beaucoup de distance vis-à-vis des choses qui me paraissent peu essentielles. Je me dis souvent que le temps est mon ami, comme si chaque jour passant était un bonus. Peut-être que cette expérience a transformé le jeune ado de 13 ans en un vieux sage, qui sait ? L’idée m’amuse beaucoup en tout cas ! Ça n’est peut-être pas un hasard si je me suis toujours senti « vieux », c’en est peut-être même la raison profonde… « une vieille âme ».
J’avais tellement envie que mon message et mon expérience soient entendus que je n’ai pu envisager de confier la mise en image de « NDE » à quelqu’un d’autre, pas une seconde. C’en était presque un devoir de porter au bout le truc.
Cependant, je me suis rapidement heurté à un dilemme dans l’écriture du clip : « Comment décrire ce que j’ai vécu en immergeant le spectateur et l’amener à ressentir l’intensité de l’expérience en quatre minutes avec des moyens très limités ? »
Il y a eu une assez longue phase de recherches et de questionnements. Devais-je m’orienter sur quelque chose de très narratif ? Devais-je inventer une autre histoire pour introduire une autre grille de lecture, quitte à m’éloigner du message initial ? Devais-je aborder la question de la mort frontalement ? Et cetera.
Comme j’ai toujours eu un goût prononcé pour les paraboles, les métaphores référencées – dans la mesure du possible – je me suis finalement dit « Exit le narratif, ça ne marchera pas ! ». Du coup, je me suis lancé dans une démarche presque impressionniste dans l’idée et mon choix s’est arrêté sur un clip d’animation !
Ma vie d’ado tournait, grosso-modo, autour des mangas et de la japanime. Il n’y avait pas plus pertinent que de me rapprocher visuellement de ce que j’aimais par-dessus tout et de ce qui nourrissait mon imaginaire. Et puis, j’avoue aussi que l’idée de me représenter en dessin d’animation me faisait grave kiffer ! Un rêve de gosse quoi…
Le résultat est une espèce de champ-contrechamps entre un moi s’effaçant, se liquéfiant, lorsque je regarde à travers le 4e mur, mais retrouvant une consistance quelque peu altérée face à la vie défilant dans un sacré bordel explosif et coloré.
Comme tout bon geek qui se respecte, j’adore les technologies et je me suis vite intéressé aux intelligences artificielles. Il m’est apparu comme une évidence que le clip de « NDE » serait le terrain d’expérimentation idéal.
Mon NDE reste encore aujourd’hui un mystère pour moi, avec son lot de questions restées en suspens : « D’où venaient ces images ? Était-ce le fruit de mon imagination ? Un maelström anarchique de souvenirs, peut-être ? ». Les intelligences artificielles comme outil avaient cette capacité à reproduire, il me semble, quelque chose d’assez similaire au fonctionnement d’un cerveau à l’asphyxie. Ainsi, pour les plans de coupe, j’ai recouru à cette technologie qui me permettait de montrer ce que je voulais tout en implémentant une dimension aléatoire tel un jet de peinture sur une toile. C’était vraiment très important, toujours dans l’idée tenace de restituer une impression et de soutenir mon propos, de générer des éléments visuels imprégnés d’un réel lâcher-prise cognitif.
Concernant les séquences où j’apparais en dessin animé, ce sont des prises de vue réelles dont j’ai isolé deux images que j’ai ensuite redessinées numériquement pour finalement leur donner vie en les « mappant » via une autre IA sur les images filmées.
La création de l’ombre est un mix entre les deux techniques précédentes. J’ai d’abord créé une animation de l’ombre très classiquement avec Photoshop et After Effects, à l’ancienne (rire), puis je l’ai transformée (malmenée, voire maltraitée !) avec une IA.
La partie montage du clip et son étalonnage ont été assez intenses. Je bosse sur Davinci Resolve, un soft de montage hyper cool. Ça a été long de trouver le bon dosage rythmique pour garder une tension, mais je trouve que je m’en suis bien sorti ! Le clip est exactement tel que je le souhaitais : expressif, tendu, poétique et surtout il me procure les mêmes émotions que le souvenir de mon NDE.
Il s’agit de ma deuxième réalisation, le premier clip que j’ai réalisé étant celui de « City’s Lights », mon précédent single. Je suis totalement autodidacte, je n’ai malheureusement pas pu faire d’école de cinéma ni même une fac d’art. Cela m’a toujours un peu frustré, mais avec le temps je me rends compte que c’est peut-être plutôt un avantage dans mon orientation artistique.
J’ai un besoin absolu de questionner en permanence mon travail, mes créations, de repousser toujours plus loin ma réflexion. Aussi, comme je ne me sens pas d’emblée légitime, parce que pas diplômé de telle ou telle prestigieuse école, je n’ai pas une vision académique de la création. Je dirais même que je ne considère pas qu’il y ait de bonnes ou de mauvaises manières de créer. Déjà, parce qu’on ne crée pas uniquement pour soi, il n’est pas d’œuvre sans public n’est-ce pas ? Donc ce qui importe c’est ce que l’œuvre provoque. Aussi, considérer qu’il y aurait une belle manière de créer est une philosophie excluante qui ne valorise que quelques privilégiés.
Ce qui m’intéresse uniquement c’est le résultat, l’œuvre et non l’ouvrage. Je crois sincèrement que l’art, même si divertissant, a pour rôle d’interroger. Alors si « NDE » interpelle et pose question alors bingo, je suis content !
Je travaille actuellement sur mon second EP qui sortira autour de septembre. Toujours dans l’idée de continuer à explorer, bidouiller, expérimenter. Comme je suis un peu touche-à-tout, j’ai déjà commencé à écrire les synopsis des clips à venir, mais je crois que je confierai leur réalisation à d’autres !
Dans le foisonnement créatif actuel, comment un morceau et par extension un clip comme celui de « NDE » peut générer de l’attention, si nous reprenons les éléments de langage du moment ? Loin du côté clinquant et démesuré de certaines productions actuelles, c’est bien par la force, la sincérité, la justesse du propos artistique que s’impose ce morceau que nous ne nous lassons pas d’écouter. De nombreuses références culturelles et artistiques ont sans aucun doute alimenté l’univers créatif d’Okala depuis ses premières démos bricolées dans sa chambre. Il serait certainement difficile de pointer avec précision, lesquelles ressurgissent dans ce morceau. Comme l’artiste nous l’a confié dans ce numéro extrêmement touchant de « Création » avec une clarté impressionnante, « NDE » active des inducteurs beaucoup plus profonds et plus complexes pour faire vibrer l’intuition de son créateur et sa soif créative. Du côté de la rédaction d’indiemusic, nous entendons de manière complètement subjective dans « NDE » des échos aux envolées vertigineuses de Pink Floyd (période « Animals »), à l’élégance baroque de Woodkid et de Sufjan Stevens, à la liberté sonore de Laurie Anderson, à la tendresse romantique d’Anthony & The Johnsons… De quoi fantasmer sur la perspective annoncée d’un deuxième EP, que nous attendrons avec sagesse et envie pour l’automne. Voilà déjà une très bonne raison de se motiver pour la rentrée de septembre, et il en faudra forcément.
« NDE » d’Okala est disponible depuis le 25 novembre 2022 via Chancy Publishing et Wiseband.