[LP] Max Richter – Three Worlds: Music from Woolf Works

« Mrs Dalloway », « Orlando » et « Les Vagues ». Trois œuvres, trois romans, trois mondes dans lesquels l’immense Virginia Woolf avait pris le soin d’y décrire avec justesse la minutie existentielle. Minutie qui n’a pas échappé à Wayne McGregor, chorégraphe, et à Max Richter, dont nous connaissons toutes les majestés. En s’emparant des œuvres de l’auteure britannique, ce dernier compose « Three Worlds: Music from Woolf Works » comme s’il peignait à main levée les souffrances de Woolf et ses personnages. Des sonorités orchestrales, des instruments solistes et des voix parfumées de mélancolie : la recette ne pouvait fonctionner qu’au-delà de la transcendance artistique, de cette sommité si particulière que Max Richter atteint à chaque fois. Dire que ce disque est somptueux est un euphémisme.

À l’heure où son nom gravit de nombreux génériques dans l’ombre – dont ceux que ne nous soupçonnons même pas -, Max Richter est l’un des plus doués et influents compositeurs de sa génération. Du film indépendant à la grosse production hollywoodienne, il s’affirme avec une patte musicale reconnaissable parmi cent autres : des cordes, beaucoup de cordes, prises dans de belles boucles sonores ; des fulgurances mélancoliques et aussi de subtiles notes analogiques – parfois même électroniques. Ces révérences tant au classique qu’au moderne nous valent de belles expérimentations, et donc d’inoubliables expériences depuis maintenant un bon bout de temps. Nous nous étions précédemment émerveillés à l’écoute de son disque « Sleep », une plongée lunaire dans la science du sommeil. Aujourd’hui, toujours en tant que projet solo et non filmique, Max Richter nous offre une radiographie exaltante des trois œuvres principales d’une auteure phare du XXe siècle.

La figure de Virginia Woolf prend ici une dimension musicale hors norme, qui s’ajoute à celle, littéraire et sociale, qu’elle exerçait du temps où sa machine à écrire martelait encore du papier, et qui  continue de se répandre à titre posthume. Symbole féministe moderne avec son chef d’œuvre « Mrs Dalloway » – en phase avec la « Madame Bovary » de Flaubert -, elle dessine des personnages à contre-courant de la société et purement torturés, atteints d’une incurable maladie de vivre. C’est en ce sens que l’auteure était une fine observatrice des détails de la vie et du temps qui passe. Cette base ne pouvait que rendre Max Richter florissant et galvanisé d’inspirations. Mais ramenons le projet à sa source.

Ce disque tire sa substance de la partition écrite par Richter pour le ballet « Woolf Works » du chorégraphe Wayne McGregor, première grande production de celui-ci pour le Royal Ballet de Londres. Le spectacle, présenté à Covent Garden en 2015, a remporté un Olivier Award dans la catégorie « Meilleure nouvelle production chorégraphique ». Jugé de part et d’autre comme exaltant et envoûtant, « Woolf Works » a bénéficié de la riche expérience que les deux compères avaient acquise avec les ballets « Infra » et « The Future Self », ainsi qu’avec la mise en scène des Quatre Saisons de Vivaldi, que Richter avait réinterprété à sa manière. McGregor a construit « Woolf Works » autour de thèmes provenant de trois romans de Woolf et mêlé des fragments de lettres, journaux intimes et autres écrits dans la structure tripartite de son œuvre.

« On travaille ensemble depuis un certain temps maintenant, donc on avance de manière assez fluide », explique Richter. « On bavarde, on se passe et on se repasse des éléments, on construit ensemble une sorte de collage. » L’imagination de Richter s’enflamme dès lors qu’il entend un enregistrement de la voix de Virginia Woolf datant de 1937, extrait d’une émission radio de la BBC. Ce billet radiophonique définit la direction que prend le disque, qui s’ouvre magnifiquement sur la piste « Words », où nous entendons en fond le carillon reconnaissable entre tous de Big Ben. Cette piste égrène les souvenirs de la journée fictive de Clarrissa Dalloway. Cette partition s’enivre des détails quotidiens que Woolf appelait « la texture de la journée ordinaire ». Des cordes élégiaques, des harmonies en boucles et ardemment connectées avec les errances de l’héroïne font de cette première partie une immersion totale. Mention spéciale pour « War Anthem » et « Meeting Again », témoins de la carrure cinématographique du compositeur et proches de ses bandes originales les plus poignantes pour les films « Lore » et « Elle S’appelait Sarah ».

Vient le tour d’« Orlando ». Cette biographie fictive d’un poète qui se transforme en femme et vit sans vieillir de la fin de l’ère Tudor (XVIe siècle) à l’époque contemporaine a amené Richter à s’inspirer de La Folia. Cette dernière est une danse populaire du XVe siècle apparue au Portugal, art sauvage et bruyant qu’on a vite associé à la folie. « Le thème de La Folia m’est venu à cause de l’idée de transformation qu’exploite le roman. « Orlando » est un ouvrage vif et enjoué, plein d’imagination et de possibilités. Le thème de la transformation a une correspondance évidente en musique, la forme variation que j’aime et utilise souvent. » Musicalement, le compositeur a voulu rendre un effet plus énergique à cette partie. Pour cela, des interférences et des effets analogiques ont servi de trépied à des harmonies plus vives et sinueuses.

L’émouvante lettre d’adieu que Virginia Woolf a écrite à son époux avant de se suicider donne le ton contemplatif de « Tuesday », dernière piste et aussi la plus longue. Sous le bruit des vagues, la mélodie monte en crescendo, en tourbillon plaintif sans cesse répété, devient une réflexion onirique sur la vie et la mort, l’être et le néant. Cette piste spirituelle, presque écrite comme une marche funèbre, clôt pratiquement une heure de suspension psychique.

« Revisiter un auteur après un certain nombre d’années est pour moi toujours surprenant », déclare-t-il. « Les livres de Virginia Woolf ne correspondent pas à mon souvenir. Mais, évidemment, ce sont les mêmes livres, c’est le lecteur qui a changé… » Le temps et la mémoire hantent ce projet comme une horde de fantômes. Fantômes luxuriants et mélancoliques, dérivant pour trouver un but qu’ils n’atteindront jamais. Richter banalise ainsi la matérialisation, l’objet et sa fonction, pour se recentrer sur les détails existentiels de la vie – qui renvoie au minimalisme de sa musique. Il libère une émotion sans précédent, extrêmement forte de sens et d’espoir. Espoir en la musique, espoir en l’art, espoir en la vie. Quand la musique dépasse tout, quand la musique se résume à tout. Son langage harmonique converge vers une extase délicieuse et terriblement envoûtante. Max Richter nous transcende en tous points.

crédit : Yula Mahr

« Three Worlds: Music from Woolf Works » de Max Richter est disponible depuis le 27 janvier chez Deutsche Grammophon / Universal.


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Julien Catala

chroniqueur mélomane, amoureux des échanges créés autour de la musique indépendante