[Live] Levitation France 2018, jour 2

L’équipe d’indiemusic, habituée des lieux, revenait cette année faire un tour au théâtre du Quai, où se tenait l’édition 2018 du festival dédié à la musique et aux cultures psychédéliques, le Levitation France. Avec une programmation digne des années précédentes, qui mêlait têtes d’affiche de la scène psyché depuis les années 90, étoiles montantes et curiosités en tous genres, nous n’avions guère de doutes sur la réussite de ces deux soirées de festivités. Retour en textes et en images sur la deuxième soirée, marquée par des performances proprement hallucinantes de plusieurs artistes, que nous avons vécues – et éprouvées – comme si on était toujours en 1968.

Spiritualized – crédit : Erwan Iliou

Cette fois les concerts commencent une heure plus tôt que la veille, et dans le Forum, le programme affichant bien trois ou quatre artistes de plus que le vendredi soir. C’est un groupe parisien de shoegaze qui ouvre le bal, Bryan’s Magic Tears, qui avec un nom pareil laissait pourtant supposer quelque chose de beaucoup plus orienté drogues et sixties. Mais leur concert démontre plutôt un intérêt pour les sonorités dissonantes à la guitare, école My Bloody Valentine (en moins fort) et pour les chants aériens, école Slowdive. Rien de bien neuf sous le soleil du genre, mais il faut bien avouer que ce style est l’un des plus difficiles à renouveler. C’est toutefois vraiment bien fait et agréable, et en fin de concert les morceaux tendent à se rallonger, se durcir et proposer quelques riffs vraiment intéressants. Pas mal.

On part alors en salle T400, où nous attend un des concerts les plus déroutants de cette édition 2018. Les mystérieux Spelterini démarrent leur set de 35 minutes avec une bonne dizaine de minutes de bricolage sonore drone très déroutant et arythmique. Le batteur semble jouer de façon totalement aléatoire pendant que les autres musiciens égrènent des sons étranges de leurs divers instruments. En peu de temps on passe de la fascination a un début d’ennui, se demandant si le concert va vraiment ne consister qu’en ces expérimentations, puis, après un bref silence et un drone strident de quelques minutes, une forme musicale brute, obsédante et extrêmement répétitive émerge, enfle, gronde et grandit et s’empare de notre cerveau comme jamais. Accords plaqués, répétés de plus en plus fort et intensément, la musique du groupe s’engendre elle-même, se soulève et nous emporte presque contre notre gré, très, très loin. Une vraie baffe cosmique complètement inattendue où plane l’ombre vicieuse des Swans, seule référence qui peut nous venir à l’esprit une fois qu’on se relève de la furie de la vingtaine de minutes qui aura vu naître cet océan sonore décoiffant. Respect, les gars.

On nous avait dit le plus grand bien de Go!Zilla, dont c’est le tour au Forum, mais après la baffe Spelterini, et nos tympans clairement malmenés, nous ratons un bon bout de leur prestation pour en voir les derniers morceaux, excellents. C’est du bon gros psyché à guitares, avec du riff gras qui bourdonne, des claviers rétro et une vibe seventies musclées qui fleure bon les groupes comme Blue Cheer ou leurs déclinaisons contemporaines, de Fuzz à Kadavar en passant par Dead Meadow. Très efficace, mais on se dit que ni l’heure ni la salle ne sont les plus adéquats pour accueillir ce groupe à ce moment de la soirée – et la même observation temporelle vaut pour Spelterini, d’ailleurs.

De retour après une pause clope / bière / nourriture en T400, on attrape quelques morceaux du délirant concert des Flamingods, super jam band constitué de membres venant de pays variés (Bahreïn, Angleterre) et connu pour son sens de l’impro en live. Les looks sont chatoyants et leur musique respire l’inspiration orientale et les sonorités microtonales. Les deux derniers titres joués sont absolument réjouissants, le groupe semblant improviser sur des motifs folkloriques pour en tirer des transes endiablées qui retournent la salle. Très belle découverte, qui confirme la vivacité et la popularité du genre en ce moment, de King Gizzard à Altin Gün.

On boude ensuite presque sans vergogne le passage de Juniore, groupe d’indie pop dont la principale particularité est d’accueillir en son sein une fille de, à savoir Anna Jean Le Clézio, mais dont rien ne nous reste d’autre que de vagues souvenirs d’une pop spaghetti sage et bien faite, qui vire peut-être un peu plus dark et imprévisible en fin de set, mais pas suffisamment pour nous distraire de notre repas et nous faire retourner dans le Forum pour voir cela de plus près.

Nouveau passage en T400, mais on ne reste pas bien longtemps devant Sextile, un groupe de darkwave indus américain qui se définit comme du post punk lo-fi de l’hyperespace, rien que ça. C’est plutôt très bon, avec un style d’ailleurs extrêmement agressif, mais une fois de plus on se dit qu’il est beaucoup trop tôt pour ce style de musique et qu’on veut se garder un peu pour la suite. On assiste sagement à quelques morceaux depuis le côté de la scène en se disant que The Soft Moon la veille c’était sage en comparaison de la débauche de synthés ultraviolents et de hurlements saturés que le groupe nous donne à voir, et on va se caler dans les premiers rangs du Forum pour une des prestations les plus attendues et les plus excitantes de la soirée, à savoir le concert de MIEN.

Supergroupe monté à l’occasion d’une édition du Levitation à Austin, où se rencontrent des membres des Horrors, de Elephant Stone (qui jouait l’an dernier à Angers) et Alex Maas des Black Angels, MIEN a sorti cette année un premier album franchement réussi et venait défendre le tout sur scène. Si la voix de Maas est reconnaissable entre mille et apporte à ce rock coincé entre les années 60-70 et leur réinterprétation actuelle son timbre nasillard qui fait des merveilles, le concert est riche en surprises, notamment lorsque Rishi Dhir sort son sitar et entame un raga sur lequel le groupe va construire petit à petit, à grand renfort de percussions (tenues ni plus ni moins que par Thor Harris de Swans) indiennes et africaines, et de riffs lugubres de basse joués par Maas, une deuxième partie de set beaucoup moins sage, où la musique apollinienne des Byrds va rencontrer la paranoïa européenne de Can et de formations un peu plus « dures » que le psyché west coast. Précisons à toutes fins utiles que c’est également le moment que nous choisissons pour basculer de l’autre côté du miroir et ouvrir les portes de la perception, et bien nous en prit, car les notes incertaines du sitar de Dhir auront été une rampe de lancement appropriée pour un acid trip digne d’Easy Rider et qui nous fera le reste de la soirée, entre émerveillement permanent, doute existentiel et remise en question systématique de la réalité de nos sensations durant les concerts à venir.

C’est donc le pas léger, et avec l’impression que cet excellent concert-envol n’aura duré qu’une poignée de minutes, que nous nous dirigeons vers la salle T400, alors que le sol ondule, que les couleurs semblent plus vives, et que les distances qui nous séparent de divers objets ou personnes paraissent de plus en plus aléatoires et suspectes. L’arrivée dans la petite salle obscure s’apparente à un alunissage ou à l’exploration d’une grotte magique, et le changement brutal d’atmosphère (espace, lumière, musique) est particulièrement perturbant pour nos cerveaux altérés. Les filles de Oktober Lieber ont pris la main et si la perspective d’assister à un DJ set juste après un concert de rock psychédélique nous paraît de prime abord vraiment déconcertante, force est de constater qu’on s’y fait vite et que l’électro jouée par ce duo féminin joue par bien des aspects des ressorts de la musique dite psychédélique. Les morceaux sont complètement éclatés, le live et la dimension DJ prenant le pas sur l’écriture studio, et proposant une gamme de sonorités et d’effets particulièrement efficaces sur l’auditoire, qu’il soit sobre ou qu’il soit sur une autre planète.

Mais, et difficile de dire exactement quelle part de cette expérience est réellement déformée et quelle part est simplement une perception relativement honnête de la réalité, le plus gros trip musical de la soirée est indubitablement assuré Flavien Berger, qui joue dans le Forum juste après. À quelques jours de la sortie de son deuxième opus « Contre-Temps », le malicieux musicien va prendre un plaisir à brouiller les pistes et à bousiller le cerveau de son public avec son électro-pop surréaliste. En créant des boucles temporelles absurdes, où les morceaux sont comme joués les uns à l’intérieur des autres, disparaissant et réapparaissant plus loin dans le set comme de façon aléatoire – mais totalement maîtrisée par le savant fou aux platines, Berger nous hypnotise et nous paume complètement, ajoutant à sa recette inimitable une dose d’humour à côté de la plaque qui fait que les souvenirs les plus vifs de ce concert qu’il nous reste sont l’impression d’avoir dansé immobile dans une immense pyramide égyptienne de cristal lumineux en guettant les apparitions et disparitions des titres de « Leviathan » comme « La Fête noire », qui pourrait avoir duré deux minutes ou bien quarante, et Flavien Berger qui dit entre deux vagues électroniques tétanisantes qu’il est Julien Doré et qu’il est très content de jouer pour nous. Si l’on en croit la tête des gens qui nous entouraient, le concert était aussi brillant et déroutant pour tout le monde qu’il a été pour nous, mais une chose est sûre : nous nous reverrons.

Il nous faut alors retourner dans la grotte magique T400, qui cette fois ressemble à l’antichambre de l’enfer, de plus en plus sombre, et avec une musique de plus en plus violente. Toujours titubant, il nous faut bien plusieurs minutes pour comprendre un peu ce qui se passe autour de nous, et les quatre types de Radar Men From The Moon, alignés les uns à côté des autres derrière une table recouverte de platines, de câbles, de machines et de potards, nous malmènent les oreilles pendant un moment avec des bruits terrifiants qui nous font hésiter à rester. C’est oppressant et extrêmement perturbant, carrément flippant et surtout sans rien pour que nos cerveaux en panique ne puissent se raccrocher à un truc qui les fasse redémarrer… jusqu’à ce qu’un beat vicieux et irrésistible émerge, qu’une fois encore du magma sonore informe s’exprime une idée musicale qui va nous emmener avec elle dans une spirale infernale de dodelinage et de danse frénétique sur un rock cosmique, électronique pour sûr, mais surtout brûlant. Les vortex musicaux qui jaillissent de cette longue table sont parfois si intense qu’il nous faut retourner pour quelques instants dans l’obscurité de la salle, pris de panique à l’idée que tout vrille dans la mauvaise direction, mais hook après on hook on se laisse capturer et hypnotiser par les mélodies futuristes du combo. Dans un élan de lucidité on quitte la salle quelques minutes avant le début de Spiritualized et on parvient à se faufiler jusqu’au premier rang du Forum, où Jason Pierce et ses acolytes vont bientôt commencer la grande Messe psychédélique et mystique du festival.

La foule est étonnamment peu compacte au moment de démarrer le concert de la plus grosse tête d’affiche du festival (selon nous, du moins), mais rapidement nous nous apercevrons que les gens, probablement happés dans le concert comme des papillons de nuit devant une lampe, se seront agglutinés dans les rangs derrière nous. Le groupe est disposé en demi-cercle, avec Pierce tout à droite sur son tabouret, un bassiste et deux choristes derrière lui, puis le batteur et un claviériste-organiste, et enfin deux autres guitaristes pour compléter cet orchestre dédié à l’évangile de la défonce. Soyons clairs d’emblée : Jason Pierce est un survivant, et il représente actuellement dans le monde du rock psyché l’équivalent d’un Lazare, celui qui ne devrait selon toute logique plus être là depuis un moment, mais l’est par miracle toujours, et si on peut bien évidemment apprécier son art en étant sobre, ses morceaux et ses concerts sont construits par et pour des gens qui ont connu les autres états de plus ou moins conscience, et même si le buvard ingéré quelques heures auparavant n’est plus aussi puissant que pendant le concert de Flavien Berger, les pics de remontées et les vagues de redescentes vont être particulièrement exacerbées par le va-et-vient de la musique de Spiritualized pendant l’heure et demie à suivre. « Hold On », tiré de l’album gospel « Amazing Grace » ouvre le bal avec fracas puis fragilité, et le temps et comme immédiatement aboli. Ne comptent plus que le suspens de la mélancolie, la frénésie des crescendo rock, et la circulation mélodique des rythmes ternaires, qui nous font monter, monter, monter puis redescendre brutalement. Le Forum se change en gigantesque chapelle et le groupe mené par un mort-vivant (et il faut bien dire que de là où nous étions, Pierce ressemblait à un cadavre) nous convie à une terrible messe et à un grand saut mystique. La communion arrive bien vite avec le fracassant « Come Together », tube issu du plus fameux album du groupe, « Ladies and Gentlemen We Are Floating In Space », dont les roulis semblent durer des heures, et qu’une foule de plus en plus fervente et nombreuse reprend en chœur. Lorsque le morceau s’achève, à un volume indécent, tout le monde est en nage, fébrile, éberlué de ce qu’il vient de se passer, et nous n’en sommes qu’au deuxième morceau. Quelque chose de l’ordre du divin vient de percer, et la sensation ne va aller qu’en s’amplifiant. Les notes de basse bleues et l’orgue bluesy de « Shine a Light » retentissent, et l’on est immédiatement transporté dans un ailleurs, un autre-temps, angélique, paradisiaque, mais avec une idée follement tragique en suspension quelque part. Le choix de ce morceau du premier album du groupe (sans doute le plus planant de tous) est aussi surprenant que révélateur, Pierce vise l’élévation. Il chante non seulement la mort, qui le côtoie depuis si longtemps maintenant, mais la possibilité de la dépasser à travers la musique et l’expérience psychotrope qui lui sert de moteur. Ce titre nous envoie pour de bon très très haut, avec trois fois rien, une ritournelle simplissime qui tourne, tourne, s’élève et s’amplifie, se muant en un torrent de bruit où chaque note, chaque variation est minutieusement étudiée. Car l’art psychédélique de Spiritualized ne relève pas dans l’improvisation, mais dans la minutie d’orfèvre avec lequel chaque élément est choisi, agencé, superposé aux précédents, et la disposition scénique du groupe sobre et studieuse, semble trahir les heures de répétition fébriles que Pierce a imposé à ses musiciens pour créer ce douloureux purgatoire musical. Pas de cuivre ou de saxophone ce soir, ce sont bien les guitares et l’orgue qui gère tout un éventail d’effets stratosphériques, noyant dans un océan de distorsion des bruits stridents dont on ne sait plus vraiment si l’origine est humaine ou instrumentale, avec les deux choristes omniprésentes, mais utilisées comme deux instruments parmi d’autres. Chaque morceau semble ainsi surpasser le précédent en intensité, nous faire passer de nuage en nuage, d’orbite en orbite, de galaxie en galaxie. Il est pourtant l’heure de redescendre pour quelques minutes, car le groupe a choisi une torch song déchirante de l’album le plus écorché de sa discographie, « Songs in A&E », l’album de l’hospitalisation, de la mort imminente, du remords infini. « Soul on Fire » donc, encore une valse, qui ramène à cette séance de lévitation collective une bonne dose de tragique, comme si Pierce, jamais vraiment remis, nous ouvrait son âme en deux en nous chantant ses démons et ses faiblesses. Le combat d’une guitare chargée d’acide et de rêves et d’une âme torturée qui se laisse embarquer en partie malgré elle. Pour achever ce cycle de mélancolie infinie, la première partie du set se termine avec un « Broken Heart », dont vous aurez compris au titre qu’il s’agit d’une des chansons les plus douloureuses du groupe. Sur scène, Jason Pierce n’est plus qu’un fantôme émacié et gémissant sa complainte en apesanteur, et le public, en totale commisération, reste suspendu à ses lèvres et à ses doigts pour savoir quelle tournure va prendre le reste du concert.

En cinq morceaux, le groupe vient de revisiter presque trente ans de carrière, d’albums et de styles avec une sobriété et une force indépassables, c’est donc l’heure de nous offrir la version live – et intégrale – du nouvel album, « And Nothing Hurt ». Il sera joué d’un trait, dans l’ordre, comme un aveu de sa dimension testamentaire (il paraîtrait que Spiritualized n’en fera plus d’autres après lui), et la modestie de cette démarche va nous coller sur place. Pour ceux qui auraient éventuellement été déçus ou peu emballés par ce disque, qui, il faut bien l’admettre, paraît de prime abord assez sobre et tristounet quand on sait de quoi le groupe est capable, la dimension qu’il prend en live permet grandement de le réévaluer, au crépuscule d’une immense contribution à l’édifice musical du rock contemporain. S’il commence par des titres mélodieux, mais doux, où l’on devine que la mélancolie sera de mise pour le reste du voyage, on prend plaisir à se laisser séduire une fois de plus par les petites ritournelles suspendues comme de la dentelle que Pierce sait si bien composer, comme autant d’infinies variations sur des thèmes familiers, qu’audace suprême, le monsieur n’a même pas juger bon de nous faire oublier puisqu’il vient précisément de les rejouer devant nous. La boucle se referme donc peu à peu tout en rajoutant quelques circonvolutions à cette danse désenchantée. « A Perfect Miracle » semble ainsi une version apaisée ou enchantée de « Come Together » et de « Soul On Fire », mais toujours emprunte de cette tristesse infinie et de cette capacité à déborder sur une montée formidable. « I’m Your Man » reprend le coté bluesy de « Hold On » ou « Shine a Light », mais avec un entrain désabusé dont seul Pierce a le secret, comme s’il savait pertinemment qu’il nous menait avec un sourire en coin à sa propre damnation. Retrouver en live « Here it Comes (The Road) Let’s Go », qui ouvrait les concerts de la tournée précédente alors que le groupe ne l’avait pas encore enregistrée, est un véritable bonheur, tant ce morceau semble toujours avoir fait partie de l’ADN de Spiritualized. Les titres suivants, peut-être les plus difficiles à appréhender de l’album, car les moins marquants, nous proposent tour à tour de nouvelles déclinaisons de cette litanie terrifiante d’un homme agonisant portant un regard critique sur sa propre vie sans pour autant regretter ses erreurs. « Let’s Dance » est une mini symphonie qui ramène de la vie à une petite voix épuisée et de la lumière dans un cocon d’obscurité, une invitation enfantine, presque une comptine à apprécier de tous petits bonheurs après avoir éprouvé les turpitudes de la vie. L’enchantement de sa mélodie, qui évoque presque un chant de Noël, revêt une couleur particulière dans le contexte d’où le titre émerge, et oscille entre pause naïve et commentaire cynique limite effrayant sur l’issue forcément tragique de nos existences. Avec son tambourin et ses motifs guillerets qui se superposent par couches successives, le contraste du vacarme sur lequel le morceau débouche peu à peu fait office d’avertissement. La joie ne dure jamais bien longtemps avec Jason Pierce, et bientôt le petit orchestre nous décoche une de nos plus violentes baffes de la soirée lorsque tout le monde se réveille et joue de plus en plus fort une mélodie qui semble condamnée à se répéter à l’infini, la version live semblant centupler le potentiel du morceau studio. « On the Sunshine », décharge rock furibarde est la suite logique de ce crescendo, pour se défouler enfin du marasme qui guettait, et surtout pallier dans le set l’absence d’un morceau qu’on n’aurait jamais cru boudé par le groupe, « Electricity », qui dans la discographie de Spiritualized est souvent revenu sous une forme ou une autre et dont voici la plus récente et probablement ultime incarnation. Le public se déchaîne comme jamais sur ce titre, et les gens commencent à voler un peu partout dans la salle sur une mer de bras tendus. Si le concert était absolument parfait jusque-là, Jason Pierce semble nous dire avec ce titre énervé qu’il n’est pas tout à fait mort et que son vague à l’âme s’incarne encore parfois dans quelques déchaînements électriques. Les « Take it Easy » du refrain paraissent alors bien ironiques vu la démesure free que prend le titre, véritable tempête contagieuse qui semble faire ployer les cieux. Jouant toujours de cet art consommé du contraste, « Damaged », est, l’on sans doute, une ballade dépouillée qui nous recolle immédiatement un bourdon monumental, et qui joue d’ailleurs dans le concert comme dans le disque exactement la même fonction qu’une autre chanson du même nom joue dans le « Screamadelica » de Primal Scream, autre groupe anglais complètement cramé des années 90. Les larmes montent sans problèmes sur le final poignant du titre, particulièrement lancinant. La pièce de résistance reste cependant à venir et elle arrive tout de suite après, avec un « The Morning After » d’anthologie, qui reste probablement le truc le plus ahurissant que nous ayons vu et entendu cette année au Levitation. Bâti sur un riff espiègle de guitare et de basse cavalcadant qui rappelle immédiatement les Stooges ou le Velvet Underground de « European Son », ce morceau arrête au bout de quelques minutes de faire semblant d’être une vraie chanson pour s’abandonner avec délices à un exercice auquel excelle le groupe britannique : le vacarme. Pendant de longues et époustouflantes minutes, Pierce et ses acolytes font monter la sauce électrique, exploser nos tympans, s’écrouler le plafond et emmènent tous sur leur passage dans une ivresse psychédélique complètement délirante et qui ne semble pas connaître de limite. C’est comme si une main invisible s’abattait sur nous, nos clouait en extase au sol, et, au moment où l’on pensait s’en tirer, poussait le volume sur 11, voire même 12 pour nous enfoncer encore un peu plus profondément dans le sol. Et le pire dans tout ça, c’est que si ce qui nous tombe dessus est littéralement terrassant, on continue d’entendre avec une précision redoutable le moindre petit détail dans un abîme de bruit et de distorsion, comme si chaque instrument hurlant se faisait un chemin jusqu’à notre cerveau. Proprement sidérant. Tout aurait pu s’arrêter là, mais rappelez-vous que Pierce construit ses albums et ses concerts pour ses semblables, et qu’après un fix aussi monumental il nous faut une caresse pour gentiment nous faire redescendre sur terre, sinon nous sommes perchés pour l’éternité (comme lui).  C’est la mission que remplissent parfaitement les deux derniers titres du concerts, apaisés et de nouveau mélancoliques. La bien nommée « The Prize » (la récompense) tout d’abord, qui reprend le motif ternaire désormais familier même à ceux qui ne connaissaient pas l’univers du groupe, et puis la superbe « Sail on Through » qui vient clôturer le concert tout en retenue, suspension et sobriété, comme une espèce de main tendue qui nous ramènerait dans un lieu moelleux, confortable et sans danger après avoir côtoyé les cimes célestes et l’horreur de la mort. Pendant ce temps, le prophète du soir, Jason Pierce, s’en est allé discrètement, modestement, alors qu’il vient de nous donner bien plus qu’une leçon de musique : une leçon de vie. Ce concert réussit quelque chose de rare et merveilleux, que le regretté Rachid Taha résumait superbement dans une interview il y a quelques années : « [Je chante] pour faire aimer Dieu même s’il n’existe pas. ». Jason Pierce fait partie de ces illuminés merveilleux qui ont tout vu, tout traversé, des faux repentis qui chantent la foi qu’ils ont trouvée dans ce monde via la défonce et la musique. Un art suprême de l’illusion, la seule révélation mystique qui compte au final.

D’un commun accord avec les personnes qui nous accompagnaient sur cette édition du festival et dans le trip intense que fut cette soirée, nous décidons d’en rester là et de ne pas aller voir Rendez-Vous, qu’on adore par ailleurs, mais qui nous aurait proposé un univers bien trop violent et torturé après l’émotion profonde que nous venions de ressentir et que nous voulions savourer en laissant décanter ? Nous rentrons alors dormir, sous le regard obsédant de la cathédrale d’Angers qui nous toise, inquiétés par une brise surnaturelle qui nous murmure d’effrayantes énigmes en faisant danser des ombres menaçantes sur les murs mouvants des places désertes.


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Maxime Antoine

cinéphile lyonnais passionné de musique