Artiste hyperproductif et baigné d’instrumentations lyriques, Olafur Arnalds dérive, avec Kiasmos, dans une superbe atmosphère électro-ambient.
Il est difficile de rester insensible à la musique de l’artiste islandais Olafur Arnalds. D’une part, parce que son art est avant tout visuel, comme l’a prouvé la BO de l’excellente série anglaise « Broadchurch ». D’autre part, car ses albums solo sont une véritable mine d’informations et d’explorations d’ambiances éclairées, où les cordes se conjuguent aux pianos et à des boucles électroniques toujours dosés à la perfection, sans temps mort, accompagnant l’auditeur vers les hauteurs inégalées de tremblements émotionnels infinis et inépuisables. On guette donc tous les nouveaux efforts, toutes les collaborations impromptues de ce créateur prolifique et à l’imagination fertile, l’un des rares à faire de son don une source de partage relevant du stakhanovisme. Ici accompagné de Janus Rassmussen, artiste originaire des Iles Féroé, il présente Kiasmos, projet flottant entre ambient et techno minimaliste, pour un résultat comme on n’en avait plus entendu depuis les pérégrinations de l’artiste allemand Peter Kersten, alias Lawrence.
Comme pour ce musicien honteusement méconnu, mêler machines et instruments classiques est toujours un défi de taille et beaucoup s’y sont brisés les ailes. Mais Kiasmos remporte la compétition haut la main, notamment grâce à un savant dosage entre les instruments, l’un n’étouffant jamais l’autre. Que ce soit lors de duels effrénés entre envolées de cordes et rythmes à la limite de la techno (Lit) ou d’effusions deep house intelligentes et parfaitement construites (Swayed, Bent), le duo rend nécessaire l’assimilation de chaque piste, de chaque intention dans la conjonction des opposés. Soudain jetés en pleine figure à un auditeur déjà groggy, les passages plus aériens et liquides (comme il y en a beaucoup sur le disque) posent un lit moelleux de bruissements synthétiques, de nappes neigeuses enrobant les pierres angulaires de la trance (Looped, Dragged). Le point culminant est atteint sur les fabuleux et contemplatifs « Held » et « Burnt », sommets sur lesquels chacun pose un regard passionné et admiratif devant les paysages qui s’offrent au regard, perdus dans une immensité immaculée où seuls les bruits d’insectes et de roulements du tonnerre viennent troubler la quiétude de l’instant présent. Voyage intérieur aux allures de remontées mécaniques allant continuellement de l’avant, vers les lieux les plus secrets de l’art musical, « Kiasmos » éveille et amenuise les tensions pour ne laisser paraître que l’admiration.
Désarçonné, on explore tous ces participes passés inclus dans chaque titre de l’album comme autant de regards en arrière, afin de voir avec un regard neuf nos occasions perdues, nos actes manqués. Mais là où le regret pourrait être de mise, on se surprend à ne pas ressentir de culpabilité, de déception. Kiasmos tient la main de tous ceux qui sont prêts à transmettre, après l’écoute de ce formidable voyage, les conclusions paisibles d’échecs qui ne mènent pourtant pas à la fatalité. Bilan artistique des années d’expérience, des collaborations et du succès rencontré au détour de chaque nouvel effort, la création de nos duellistes ne montre pas d’amertume, mais permet à l’inverse de revendiquer le droit à la reconsidération des histoires personnelles. Sensuel et limpide, le disque est autant composé d’histoires d’O que d’histoires d’eau. C’est alors qu’on erre dans la foule, parmi tous ceux qui se bousculent, s’insultent et se méprisent, avec une sensation persistante d’être ailleurs ; il suffit d’en faire l’expérience dans une gare bondée, de mettre cette incomparable musique dans ses oreilles et d’attendre son effet quasiment narcotique. Résultat garanti : « Kiasmos » transporte et montre l’infini, le refuge dans la grande ville oppressante et bruyante. La molécule d’oxygène qui enflammera l’insidieux et étouffant carbone.
Les DJ’s de renommée mondiale n’ont toujours rien compris (à part peut-être William Orbit, bien évidemment) ; ce que le public cherche, pour un plaisir suprême, c’est une flamboyance aussi pénétrante que la musique de Kiasmos. Et rien d’autre.
« Kiasmos » de Kiasmos, sortie le 27 octobre 2014 chez Erased Tapes Records.