[LP] Jamie T – Carry On The Grudge

Là où d’autres auraient choisi un retour en fanfare, le prolifique musicien anglais choisit l’intimisme d’une chambre noire dans laquelle il développe de nouvelles images lumineuses. Et c’est tant mieux.

Jamie T - Carry On The Grudge

Un peu plus de 28 ans, deux albums unanimement salués par la critique ; autant dire que James Alexander Treays, alias Jamie T, aurait largement pu attraper la grosse tête et se contenter de profiter pleinement de son aura déjà reconnue pour se reposer sur des lauriers certes mérités, mais qui attendaient encore le vernis nécessaire pour perdurer. « Panic Prevention » et « Kings and Queens », remarquables petites perles pop d’un autre âge et d’une richesse mélodique confondante, avaient en effet placé le jeune homme de Wimbledon sur un piédestal que son humilité, qu’il révèle au grand jour avec son nouveau disque, maintenait en place sans coup férir. Mais l’artiste, avant tout, ne souhaitait pas reproduire ses succès passés ; il s’est donc donné 5 ans pour poser ses bagages, ses expériences, ses ambitions. Comme si le carcan de ses propres œuvres l’étouffait. Comme si ses armes sublimes et étincelantes s’étaient retournées contre lui. Alors, le musicien s’est enfermé, reclus, comme en témoigne la pochette de « Carry On The Grudge ». Et, de même que la femme que l’on contemple sur cette peinture intemporelle et simplement belle, il a donné la vie ; à 12 titres radicalement opposés, mais motivés par le désir de reconstruire arrangements et harmonies, de laisser exploser les désirs enfouis pendant ces longs moments d’attente.

Jamie T nous emmène donc aux confins de la pop, ornant ses nouvelles compositions de dorures folk et parfois rock (« Zombie »,  « Rabbit Hole »). Enfin maître de ses inépuisables facultés, le compositeur transgresse les lois de la bien-pensance, détruit pour bâtir de nouveaux chefs-d’œuvre et fausser ainsi l’horizon. Tantôt funk (« Trouble »), tantôt désespérément acoustique pour asséner un direct dans le visage de l’auditeur (« Love Is Only A Heartbeat Away »), il nous déstabilise et nous perd dans les tranchées oubliées d’une guerre dont il est sorti victorieux, malgré les blessures toujours à vif (« Peter » et ses élans hip-hop; « Murders Of Crows », puissant et émouvant aux larmes). Difficile d’oser affirmer qu’il expérimente ; ce serait restreindre son talent à un passage obligé dans la carrière d’un musicien (poser une assise stable avec un troisième effort). Non, Jamie T connaît son sujet et a pris le temps de le mûrir, de le laisser grandir sans le brusquer. Tant et si bien que ses deux LP précédents apparaissent dorénavant comme de formidables coups d’essai ayant conduit à la transformation, dans tous les sens du terme. Les accords et arrangements maîtrisés (« Don’t You Find ») amènent à la contemplation et à l’explosion de couleurs répandues sur la toile d’un maître dessinant les ombres (« The Prophet ») aussi bien que les lumières (« Mary Lee »). Décorer ? Non, repartir de zéro pour mieux atteindre l’ultime objet du sublime.

« Carry On The Grudge » est un sentier perdu, couvert d’herbes toutes plus folles les unes que les autres mais que l’on distingue, dont on taille les ronces et les orties pour redessiner la voie perdue. Savoir où elle mène devient alors une obsession pour chacun ; la fascination orne les bas-côtés de bornes permettant de suivre la route, de la parcourir grâce à ces balises harmoniques disséminées, jamais au hasard. Aucune étape ni envie de faire une pause; on marche, tête baissée, on court parfois, sans avoir besoin de reprendre son souffle. Cavalcade effrénée dans les forêts de la musique populaire, le disque déracine les souches de genres dont les veines doivent être à nouveau irriguées et dans lesquelles une sève purificatrice est injectée. Contrôlé à la perfection d’un bout à l’autre, il taillade, écorche, remue dans les fourrés avant de se jeter sur nous et de nous pousser en avant, un pas dansant après l’autre, une respiration succédant à une bouffée d’oxygène dosée avec méticulosité. Alors on grandit, dans ce cadre aussi luxuriant que dissimulant sa part d’obscurité, sa sueur qui goutte de feuilles encore humides de rosée, d’épines qui deviennent caresses et nectar.

Jamie T

Un plaisir coupable qui amène une dimension incomparable à l’œuvre de Jamie T. Varié et imprévisible, « Carry On The Grudge » mènera son géniteur loin, très loin. Et c’est tout le mal qu’on lui souhaite.

« Carry On The Grudge » de Jamie T, disponible depuis le 29 septembre 2014 chez Virgin Records.


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Raphaël Duprez

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