[Interview] Isaac Delusion

On retrouve les deux fondateurs d’Isaac Delusion au Point Ephémère, leur QG du nord-est parisien, pour parler de leur nouvel album, « Uplifters ». Il fait suite à l’excellent « Rust And Gold », dont nous avions déjà discuté il y a quelques années au même endroit. Si les deux musiciens se rappellent de la conversation, ils sont incapables de la dater « 2016, 2017 ? Il est sorti quand déjà ? Les mecs hyper au courant de leur propre projet, tu sais… ». Cette dernière s’ouvrira cette fois justement sur le rapport à la temporalité des albums. 

crédit : René Habermacher
  • Une question revient souvent. Quand des artistes sortent un album, souvent il est prêt depuis 6 mois. Et le temps que tout se mette en place, il peut y avoir un gros gap entre la fin de l’enregistrement et la sortie officielle. Vous par exemple là, ça fait combien de temps qu’il est prêt cet album ?

Jules : Bah ça fait quasiment six mois justement.

  • Et vous faites quoi pendant ces périodes du coup ? Vous l’écoutez, vous le laissez de côté… ?

Jules : Ça dépend des membres. Moi, je l’écoute pas perso.

Loïc : Moi je l’écoute vraiment à petite dose. Pour m’en rappeler un peu (rires). Ce sur quoi il faut que je travaille quoi. J’essaye de pas m’intoxiquer avec.

  • Lors de la toute première interview qu’on avait faite y a… Très longtemps du coup, vous m’aviez dit quelque chose qui m’avait marqué, et dont je vous avais déjà reparlé pour la sortie du deuxième album « notre premier album frise le mainstream par moment ». En réaction à ça sur le deuxième, vous m’aviez dit que vous aviez essayé de prendre le contre-pied. Et enfin, dans la bio qui est envoyée avec cet album, il est écrit que c’est un retour aux sources pour vous, donc le premier album ? Donc retour au mainstream ? Ou justement l’inspiration du premier, mais sans le côté mainstream ?

Loïc : C’est une bonne réflexion, oui. On a laissé tomber pas mal de préjugés qu’on avait accumulés au fur et à mesure des années. Avec l’expérience, on apprend à lâcher du lest et à moins se prendre la tête.

Jules : Mais en effet l’expérience nous a permis de revenir vers un truc plus sucré, plus pop, sans refaire certaines erreurs qu’on se reprochait après le premier album. Mais de toute façon que ce soit mainstream ou quoi que ce soit, une fois que t’as fait un album, un an après tu lui trouves toujours des défauts. Et j’ai presque envie de dire qu’aujourd’hui avec le recul, on trouverait que le deuxième album n’était pas assez mainstream, trop écrit, trop intellectualisé.

  • Mais du coup concrètement, qu’est-ce qui fait mainstream sur le premier pour vous ?

Loïc : Dans la prod, les arrangements, les textures… Des choses que nous avec le recul on trouve bateau. Après quelqu’un qui l’écoute pour la première fois ne va sûrement pas tilter sur les mêmes trucs que nous. Mais on est d’accord pour dire que la pop qui nous intéresse, c’est une pop facile d’accès, mais tout en restant subtil.

Jules : Oui je pense que c’est ça qu’on reproche au premier, le manque de subtilité. Celui-là l’est beaucoup plus. Mais je pense que dans un an, on te dira le contraire (rires).

  • Mais qu’est-ce qui n’est pas subtil sur le premier ?

Jules : Les textures vraiment, les sonorités, la composition…

Loïc : Un peu trop spontané. C’était un album sorti comme ça, il est marqué dans une époque bien précise pour nous. Le troisième est un processus beaucoup plus réfléchi et mûri. On a resserré l’entonnoir de nos envies artistiques.

Jules : En premier, on avait eu un petit succès avec les deux premiers EPs et on s’est fait direct approcher par Parlophone, qui nous a direct parlé d’album. Du coup, on y est allés parce que c’était une super opportunité, et aujourd’hui on regrette pas du tout, mais avec le recul je pense qu’on n’était pas prêts. Après je pense que personne n’est prêt pour un premier album. Cet exercice est frustrant, tout le monde veut que son premier album soit l’album du siècle, et personne ne le fait. Là c’est allé très vite, avec des morceaux qui trainaient depuis plusieurs années, d’autres qu’on a faits assez vite. Ce n’était pas très réfléchi…

Loïc : Ce qui est intéressant pour le premier, c’est que c’était un mélange entre les EPs et ce qu’on a poussé été à faire. Si on veut vraiment connaître la genèse du groupe faut écouter les EPs, qui étaient limite du hip-hop, avec des samples et des beats. Isaac Delusion est un groupe mutant qui évolue toujours. Tous les albums sont différents.

crédit : René Habermacher
  • L’arrivée d’un vrai batteur sur scène pour la deuxième tournée a rendu les concerts beaucoup plus organiques. Est-ce que ça a influencé d’une façon ou d’une autre l’écriture de cet album ?

Loïc : Je pense qu’on a fait une synthèse entre le côté électronique et organique du premier et second. On a réussi à trouver un juste milieu. C’est un album relativement synthétique dans les textures, mais il y a quand même du jeu.

  • Quand a commencé l’écriture concrètement du coup ?

Jules : On s’y est mis l’été dernier, je crois. On l’a commencé après la tournée, dès qu’elle s’est finie. On était en studio en janvier. Entre la fin de la tournée et janvier, on avait six bons mois où on n’a pas fait qu’écrire donc ça nous a fait notre petite pause aussi.

Loïc : Il fallait que ça sorte, je pense. On avait des envies, certaines frustrations qu’on voulait exorciser, sur ce qu’on dit aux gens, le message qu’on renvoie. Quand un album sort, t’es toujours en décalage en fait, ça revient à ce qu’on se disait au début. Quand l’album sort, les gens découvrent ton état d’esprit de quand tu l’écrivais, avec donc un an de retard. Toi tu es peut-être déjà passé à autre chose depuis. Quand celui-là sortira d’ailleurs, je pense qu’on aura déjà d’autres envies en tête. Et tout ça croît au fur et à mesure. Quand l’album sort t’as déjà six mois dans la gueule, puis toute la tournée… Au final, quand tu tournes encore sur un album sorti depuis plus d’un an, t’es plus dans la même optique artistique. Parfois t’arrives à faire avec, mais la plupart du temps t’as qu’une envie c’est de faire un update et donner aux gens la suite. Quand on a commencé à tourner avec le deuxième album, qui était un peu plus tordu, moins accessible peut-être, on s’est rendu compte rapidement que c’était particulier en live. Ce sont des structures ternaires, low-tempo. Et on voulait revenir à quelque chose de plus efficace, plus basique, pour faire danser les gens.

  • À chaque fois que je vous vois en live, je me rends compte que vous étendez des morceaux, vous en transformez d’autres… Lesquels vont subir ce type de modifications sur celui-là ?

Jules : Ce n’est pas arrêté encore, on est en train de travailler dessus justement. On a une manière de travailler et de composer qui fait qu’on ne joue pas vraiment les morceaux en live. Quand on arrive là pour préparer la tournée tout n’est pas défini. On se met le morceau dans les pattes, en quelques sortes on apprend à les jouer. Ensuite on voit ce qu’on pourrait plus faire tourner, ce qu’on a envie de faire trainer.  C’est exactement ce qu’on est en train de faire, donc on ne peut pas encore te dire.

Loïc : C’est un album qui se veut moins progressif quand même. Les morceaux sont plus courts, on va droit au but, les structures sont pop. L’état d’esprit même live sera différent par rapport au second. Le côté progressif reviendra parce que c’est notre ADN, mais sur cet album-là ce n’est pas forcément l’idéal. À voir.

  • Vous avez communiqué sur le fait que la Cigale était presque remplie alors que concrètement il n’y a eu qu’un single de sorti, et à ce moment-là l’album n’était même pas annoncé. Vous sentez une pression par rapport à ça ? Ou c’est rassurant ?

Jules : C’est surtout rassurant. La pression non, on ne se met pas trop la pression. On est assez confiants. On croit en l’album, l’équipe qui nous entoure.

  • Vous lisez les critiques de vos albums ?

Jules : Oui ! Mais je pense qu’on n’est pas assez connus pour avoir des haters. Du coup, tout ce qu’on lit c’est plutôt flatteur généralement.

Loïc : Ce qui est très positif avec ce projet et l’état des choses c’est qu’on est dans une position très confortable. On a passé le cap du deuxième album, qui est un peu le crash test pour les groupes. On a un public qui répond toujours présent aux grands rendez-vous. On a réussi à faire voyager je les imagine, en tout cas on a réussi à les accrocher. Ça suffit pour en vivre, et c’est déjà largement suffisant. Maintenant, on a une sorte d’assise très agréable, on sait qu’on sera soutenus et suivis.

  • Pour votre premier album, vous étiez chez Parlophone, un label de Warner, et vous avez ensuite fait le choix d’aller sur un label indé, Microqlima. D’habitude c’est plutôt l’inverse non ?

Jules : La plus grande et quasi seule différence qui a fait qu’on a voulu retourner sur un petit label, c’est qu’on peut faire ce qu’on veut sans pression. En major, même si tu t’assures de garder certaines libertés artistiques, y a toujours une pression quand même, toujours des gens pour dire « ça serait peut-être mieux de faire comme ça » etc. Et même si t’as le dernier mot, cette pression peut être fatigante. Ici, on est en confiance.

Loïc : Ce qui est important, c’est le rapport humain. Tu connais tous tes interlocuteurs personnellement, c’est de la débrouille c’est sûr, mais tous ensemble. Les majors, c’est sûr, c’est plus pro, mais c’est grosse machine, ils envoient du lourd, mais il n’y a pas forcément un suivi très personnalisé. Nous, on est sur un projet un peu niche je pense, avec un public assez large, mais pas totalement mainstream. Un projet comme le nôtre dans une major au final ça n’a pas vraiment de sens. Une major a besoin d’une identification claire, avec des identités très fortes et très référencées. Et nous ce n’est pas vraiment le cas, je pense.

  • Vous avez beaucoup parlé de cinéma dans vos premières interviews, comme influence visuelle notamment pour vos vidéos ou vos projections live. Dans le clip de « Fancy », j’ai noté un très long plan séquence, ce qui est forcément un parti pris artistique. Vous avez bossé sur ce clip, ou vous avez délégué ?

Jules : On a donné toute notre confiance pour celui-là. On essaye quand même d’être le plus présent possible en général, mais là on était en vacances (rires). On avait vraiment confiance en ce qu’il voulait faire et on avait adoré l’idée qu’ils nous avaient proposée. On a vu le clip une fois fini et quelques photos de tournages, ça aurait été de toute façon trop tard pour intervenir. Ça dépend des projets et de nos dispos du coup, il n’y a pas de règle.

  • Dans la description du clip qui est envoyée, il est dit que le clip reprend un peu les paroles du morceau et suit son histoire. Il y a une histoire entière derrière tout l’album, ou c’est juste ce morceau ?

Loïc : Je dirais que c’est une interprétation du thème du morceau, lui-même assez vague. C’est ce qui est intéressant avec l’anglais notamment, on peut créer des tableaux qui sont assez poétiques et ouverts à l’interprétation. Ça n’a pas vraiment de cohérence si tu prends chaque ligne une par une.

Jules : Il y a un lien avec l’album quand même. Les sentiments de l’adolescence notamment, de cette période de vie. C’est une interprétation des paroles pour le clip, qui est aussi juste que n’importe quelle interprétation et qui nous a vraiment plu.

Loïc : On n’avait jamais fait de clip avec de la danse aussi, c’est nouveau pour nous et l’idée nous plaisait beaucoup. On a beaucoup aimé les clips de Jungle par exemple et on voulait faire un peu le nôtre. Et on est très satisfaits du travail.

  • Vous pourriez envisager de clipper tout un album ?

Loïc : Bien sûr, oui ! Ça serait une démarche totale, pousser un projet artistique à 100%. C’est un boulot énorme, mais c’est une démarche artistique totale.

Jules : Ça implique de réfléchir les morceaux complètement différemment.

  • Tu avais dit Loïc la dernière fois qu’un de tes rêves ce serait de faire une BO de film…

Loïc : Depuis, j’ai eu de petites expériences avec le cinéma, oui. J’ai participé à la BO d’un film qui s’appelle « Les invisibles » qui a fait pas mal parler de lui. J’ai pris beaucoup de plaisir à travailler sur des images. Et avec le groupe, on aimerait aller plus en avant dans cette démarche et faire des BO, mais c’est un travail titanesque, surtout pour un long métrage. C’est très intense. En tout cas, tous les gens qui ont eu cette expérience et qui m’en ont parlé ont fait le même constat.

Jules : Et puis c’est un vrai métier ! Ce n’est pas donné à tout le monde de pouvoir le faire, c’est pas comme faire un album de 10 morceaux.

  • Après y’a BO symphonique classique et BO plus électronique…

Loïc : Oui, par exemple, quand tu prends les BO de Johnny Greenwood, c’est beaucoup d’expérimentations. Après lui, c’est encore autre chose, c’est un musicien avec un vrai bagage classique. À un moment donné c’est vrai que pour tout ce qui est orchestral c’est nécessaire. Et nous on est plus ou moins autodidactes…

Jules : Après t’as des BO comme celle de Eastern Boy, par Arnaud Rebotini, qui est pour le coup vraiment électronique, limite techno. Y a moins ce côté orchestral, mais ça reste de la composition sur image. C’est une vraie démarche, très différente de celle d’un album.

Jules : Il y a souvent des musiciens ou des groupes qui tentent des expériences sur un film, mais le faire à la chaine ça demanderait un savoir assez important en termes d’harmonie, de solfège, de savoir diriger un orchestre… Par exemple, j’ai collaboré avec un compositeur de bande son qui s’appelle Laurent Perez Del Mar, c’est lui qui a fait la BO de La Tortue Rouge, et on s’est retrouvés sur Les invisibles, et lui c’est vraiment son métier. Il sait jouer de tout, il a toutes les compétences, il sait diriger des orchestres… C’est un monde assez à part.

crédit : René Habermacher
  • Ça va bientôt être les 10 ans du premier EP… Il y a quelque chose de prévu ?

Jules : Un quatrième album ? (rires)

Loïc : On devrait oui, ça serait une bonne idée.

Jules : Après concrètement, c’est déjà les 10 ans du groupe, on jouait ensemble depuis 2 ans avant la sortie du premier EP. Après c’était pas pro évidemment, c’était le dimanche quand on avait du temps.

  • Et vous imaginiez y a 10 ans que vous puissiez en arriver là ? C’était le but ?

Jules : Non… ? Enfin si, pourquoi pas (rires). Mais y a une anecdote qu’on raconte souvent : le premier EP est sorti en janvier 2012, on l’avait fini en septembre/octobre 2011, on n’avait jamais rien sorti de notre vie, Cracki Records qui le sortait avait juste sorti un EP avant le nôtre, eux-mêmes étaient bébés, on savait pas trop où on allait.  Et là, « Midnight Sun » est en playlist sur Nova. Je me rappelle, c’était un jour où on devait faire des photos, on était allés sur le toit de Loïc à l’arrache. On l’apprend à ce moment-là, Cracki nous appelle. Et pour nous là c’est le peak. On s’est dit qu’on avait fini le jeu, c’était une consécration, on ne ferait jamais mieux. Donc clairement être toujours là après trois albums, c’est encore plus fou.

Loïc : On a une chance inouïe de vivre de notre passion, et on essaye de se le remémorer dès qu’on peut, de la chance qu’on a.

  • C’est de la chance ou du talent ?

Jules : Forcément un peu des deux.

Loïc : À mon avis, chaque cas de figure est différent. Y a forcément un facteur chance pour sortir de la masse. Un petit coup de pouce, une exposition inattendue. Mais effectivement, une fois que t’as saisi ta chance, une fois qu’on commence à parler de toi et que le projet est exposé, pour rester dans la lumière ça se mérite ; et là, c’est beaucoup de travail, en faisant toujours plaisir aux gens, et à soi-même. Mine de rien, ce n’est pas évident de se faire plaisir sur un même projet au bout de trois ans.

Jules : Et quand tu dis talent ou chance… Est-ce que le talent c’est du travail ou de la chance ? Est-ce que c’est inné ou est-ce que ça se travaille ? Et pour rebondir sur ce que disait Loïc : savoir saisir sa chance, c’est une forme de talent en soi. Beaucoup de gens ont cette chance, mais savent pas ou osent pas la saisir. Donc il y a un peu de chance et de talent partout, dans la chance, et dans le talent (rires).

Loïc : Et évidemment beaucoup de travail. Sans travail, le talent sert à rien. C’est même du gâchis d’avoir du talent sans travailler.

Jules : Et en même temps le travail sans talent, il sert à rien non plus.

Loïc : Le travail sans talent à mon avis, ça sert plus que le talent sans travail. Un mec qui n’a pas de talent, mais va bosser, il surpassera un mec talentueux, mais fainéant.

Jules : OK, mais le talent sans chance ? Et la chance sans travail ?

Loïc : Alors le talent sans chance et sans travail… Bon, bref, laisse tomber. Par exemple, tu vois aujourd’hui je suis allé au musée d’Orsay, et je suis tombé sur les tableaux de Van Gogh. Et quand tu regardes ces tableaux, c’est une force de la nature qui te percute comme un camion, et tu te dis « comment c’est possible qu’un mec comme ça n’ait pas eu de reconnaissance de son vivant ? ». Et lui, par exemple, c’est un mec qui avait du talent, mais pas de chance (rires). Mais mine de rien, il est peut-être dans le top trois des peintres de l’histoire de la peinture. Il a eu de la chance à la fin, posthume.

« Uplifters » de Isaac Delusion, sortie le 8 novembre 2019 chez Microqlima / Idol.


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Simon Milstayn

Fonctionnaire le jour et blogger la nuit, rarement loin du bar