[Humeur #8] Bird on the Wire

L’art d’écrire une chanson, de l’incarner, de lui donner corps dans ce rapport fusionnel et complice avec l’instrument ; dans la sphère anglo-saxonne, de grands noms incarnent ou ont incarné cette magie de l’écriture et de la composition : Dylan bien sûr, Nick Drake, Bill Callahan, M. Ward, Sixto Rodriguez… sans oublier de grandes musiciennes comme Joni Mitchell, Sibylle Baier, Judee Sill, Suzanne Vega, Karen Dalton… Beaucoup de leurs chansons ont emprunté la voie de la musique folk, mais aussi du blues, de la country, du rock, de la pop, du jazz… Loin de moi l’idée de vouloir constituer un podium, qui n’aurait aucun sens, même si à titre personnel, j’ai néanmoins toujours eu un faible inexplicable et immédiat depuis l’enfance, pour la voix grave, pour l’épure musicale captivante, pour la sensibilité poétique exceptionnelle du grand Léonard Cohen, pour son sens de la métaphore absolument divin que symbolise avec tant de puissance le titre du morceau « Bird on the Wire », véritable ode à la liberté de pouvoir se réfugier dans la solitude, pour échapper au poids du collectif et de la société. Chanson culte qui aura marqué les esprits, dont beaucoup de groupes auront d’ailleurs tiré du texte leurs propres noms. En 2023, à l’heure du streaming dominant et des formats « Tiktokiens », quels artistes peuvent encore s’inscrire dans cette intelligence aussi littéraire que musicale sans tomber dans le passéisme et la nostalgie d’un supposé âge d’or ? Petite revue d’effectifs forcément subjective et loin d’être exhaustive.

Sam Burton – Long Way Around

Actif depuis plus d’une dizaine d’années, le musicien californien Sam Burton est à l’orée de passer un nouveau cap dans sa lente ascension vers les sommets (du songwriting). En effet, sa sensibilité éclatante, pleine de tendresse, de doutes et de lumière, a été repérée par le label Partisan, qui héberge depuis ses bureaux de Brooklyn et de Londres, en son sein des figures de la musique indépendante actuelle comme Idles, Bombino, Geese… et même pour son prochain album, l’incommensurable PJ Harvey ! À quelques mois de la sortie de son album « Dear Departed », Sam Burton a dévoilé il y a quelques jours, le sublime « Long Way Around », réflexion piano-voix, posée et rêveuse sur le temps qui passe et nous dépasse, nous rend raisonnable et modeste. Il a trouvé en la personne de Jonathan Wilson, le partenaire idéal pour figer les dix chansons de son prochain album dans la bande, à travers des arrangements subtils et intemporels, parvenant à conserver les émotions des démos originelles avec une sobriété tout simplement bluffante.

« I Took The Long Way Around
Once I Know I Had A Reason Why
Now Every Voice That Awaits Reply
Spents Me Without Even Trying
I Was Having A Dream And Woke Suddenly
A Fish Upon The Land
Way Back Again »


Agathe – Tracker Dog

Les premiers instants du morceau « Tracker Dog » de la musicienne normande Agathe nous plongent dans l’illusion sonore d’une grotte imaginaire. Des profondeurs émergent progressivement les embruns minimalistes d’une mélodie folk lente et brumeuse, nourrie de cordes baroques, de jeux de voix et d’une batterie déliée. Dans ce jeu de lumière clair-obscur se dévoile une expression poétique puissante, pleine de mystères et de métaphores, pas si loin des inspirations gothiques d’Emily Jane White et Lisa Li-Lund. Pour situer, la voix langoureuse d’Agathe n’est pas sans rappeler celle de Jennifer Charles (excusez du peu !). Cette comparaison n’est d’ailleurs qu’un repère parmi d’autres, tant il serait idiot de réduire Agathe Plaisance de son vrai nom, à un nouvel ersatz hexagonal de grandes figures féminines américaines de la musique folk, du rock et de la pop. Elle s’aligne sans vraiment le chercher au niveau de ses illustres prédécesseures. Ne serait-ce que dans ce morceau, nous pouvons retrouver ce mélange d’incandescence et de fragilité qui était celui de la jeune Cat Power, lorsqu’elle se présentait sur scène en ouverture de Placebo au Printemps de Bourges (NDLR en 1997 !) ou dans l’émission Nulle Part Ailleurs, accompagnée du batteur de Sonic Youth, Steve Shelley et du guitariste Tim Foljahn. À l’instar de Chan Marshall, il y a à l’évidence chez Agathe, cette enfant, qui se débat dans ce corps de femme, affronte ses éternels cauchemars pour atteindre une forme de catharsis, sombre et secrète, qui s’incarne ici dans la musique. Artiste accomplie et polymorphe, passée par l’École des Beaux-Arts de Caen, Agathe développe un « singing-songwriting » captivant et intense, maniant à merveille l’art de l’implicite et du sous-texte. Ce chemin artistique et musical est une stupéfiante manière de mettre à distance le réel, par la vitalité de l’imaginaire et la subtilité de l’instrumentation, si bien capturée par le tandem Arthur Gueguan et Axel Desgrouas de Metro Verlaine. Il se déploie d’ailleurs avec beaucoup de nuances et d’intensité dans « Beautiful Damages », album à la beauté profonde et poignante, véritable révélation musicale de ce printemps 2023, comparables à celles qui nous habitent encore maintenant depuis les premières écoutes des albums initiaux de Feist et d’Émilie Zoé !

« Two months ago
I slept like a log
And I went through intense fog
Tiredness like a tracker dog
So I met God
I asked him for welding rod
To repair my sleep fog
And stop the tracker dog »


JJH Potter – 7 Y

Dans la déferlante de sorties quotidiennes qui inondent les canaux de l’industrie musicale, le songwriting au sens folk du terme ne joue pas sur les mêmes ressorts que d’autres styles de musique plus clinquants et immédiats. À ce titre, l’album « Low Tide » du musicien JJH Potter sorti à l’automne 2022 sur le passionnant label indépendant #14 Records, n’avait peut-être pas eu toute l’attention qu’il méritait malgré une très belle exclusivité autour du clip de « Golden Son ». Depuis Strasbourg, ce ménestrel des temps modernes rappelle par l’intensité de son interprétation sur « 7 Y » les grandes heures de Bonnie Prince Billy (en particulier un monument comme le LP « Master and Everyone » sorti en 2003). La présence des chœurs féminins (Sébéa & Djeline), la sonorité de l’harmonica guident nos imaginaires vers cette représentation fantasmée de l’Amérique, que les albums de Neil Young, de Calexico, de Palace, de (Smog) etc. ont alimenté au même titre que les films des frères Coen et de Jarmusch et les romans de Dennis Lehane et James Lee Burke. Cette Amérique qui reste toujours cet horizon cinématique d’évasion, de grands espaces et de liberté, en dépit des excès populistes, capitalistes et libéraux des États-Unis. Bien sûr, l’illusion est parfaite chez JJH Potter, dont le morceau s’inscrit dans le fond comme dans la forme au cœur de ce lien boisé et pastoral à la nature, qui résonne dans les cordes de la guitare comme dans les régions de moyennes montagnes de la ruralité hexagonale, du Grand Est et du Massif Central. Un environnement qui influence nos rapports au temps, à nos sociétés post-industrielles, au silence, au travail, au rythme de vie, aux trajectoires de l’existence, aux relations, à l’amour…

« Here we are now, seven years
Hand in hand sharing tears
A horse stopped by the riverside
A white bird on top waiting for the tide
Shall we cross ?
Forced to note, bitterly
Our strength is fading
Draining away
Our love needs to shine »


Ralfe Band – Pale Fire

En matière de songwriting, le label français Talitres est certainement une référence majeure, lui qui a pu inscrire dans son catalogue des œuvres de groupes et musiciens aussi emblématiques du genre que Idaho, Laish, Emily Jane White ; même s’il conviendrait d’apporter de la nuance de point de vue sur chacun d’entre eux, ayant largement dépassé le strict cadre de la musique folk. Parmi ces entités passionnantes, il faut souligner le groupe Ralfe Band emmené par l’Anglais Oly Ralfe. Et comme souvent avec Talitres, une grande histoire de patience, de continuité, de fidélité, puisque le premier album de Ralfe Band été réédité en France par Talitres en 2007, avant la sortie en 2008 du second LP « Attic Thieves » sur le label bordelais… et presque 15 ans plus tard, l’annonce du prochain album « Achilles Was a Hound Dog », en 2023 toujours chez Talitres bien sûr. Un single introduit avec ferveur ce nouvel effort long format, parfait exemple de la vitalité intacte du « singing-songwriting » actuel, qui n’appartient décidément pas au passé, bien au contraire. Le morceau « Pale Fire » ne fait pas les choses à moitié, l’expression vocale d’Oly Ralfe est entière, tonique, vivante et libérée. Elle incarne les mots avec une théâtralité simple et organique, loin du maniérisme et des effets de styles. Dans cette chanson aussi émouvante que mystérieuse, aussi stimulante que malicieuse, l’artiste semble affronter les effets de la nostalgie, dans un délire poétique et surréaliste, installant un étonnant équilibre entre mélancolie, malice et lucidité.

« Do you remember when we played like spies?
I saw a pale fire
In the morning, I could feel the flames
I saw a pale fire
In the morning, I could feel the flames
I can feel the sea mist »


J.E Sunde – Stop Caring

Notre connexion avec la musique de J.E Sunde avait débuté avec l’écoute du très limpide et lumineux « 9 Songs About Love » en 2020, subtile agrégation de rock laidback, de country et de folk rock. L’Américain dévoile les premières pierres de son prochain édifice discographique, son quatrième album, « Alice, Gloria & Jon » en particulier le sublime « Stop Caring ». Dans cette chanson, son auteur se penche de sa voix tendre et lyrique sur les différentes attitudes que nous adoptons au quotidien, de tous ces choix qui guident nos parcours, face aux embûches, aux péripéties, aux doutes, aux impératifs, aux mouvements de la vie. J.E Sunde se révèle plus philosophe que jamais, nous offrant avec une tendre simplicité, la possibilité de nous regarder dans un miroir à partir de son propre vécu. Ce morceau a quelque chose de revigorant, tant il est animé par une sincérité pleine d’humilité, de sérénité et d’humanité. Il présente un artiste qui, à travers l’écriture et la composition d’une chanson, laisse parler ses émotions, son cœur comme sa raison. Il interroge avec finesse, esprit et poésie, le sens même de l’existence, dans une forme de relativisme essentiel, au regard du côté aliénant de nos sociétés occidentales post-industrielles.

« Maybe it’s the reason like healing is to health
The impulse for asking
The thing unto itself
And the unmoved mover
Pursued and pursuer
The light in the dark
The why »


Da Capo – Just Like a Child

Les années passent, la discographie du groupe français Da Capo s’affine, s’étend, se densifie, se prolonge inlassablement depuis l’inaugural « Minor Swing » en 1997, sur le mythique label Lithium. « The Light Will Shine On Me », dernier album en date, composé par le talentueux Alexandre Paugam, représentant héroïque du « singing-songwriting » en France, impose définitivement cette signature musicale unique, à l’élégance rare, n’ayant rien à envier à des homologues comme Kevin Morby, Tindersticks, et même par moments Calexico. Peut-être victime de sa voix si particulière, de son expression débordante et romantique, le musicien du Puy-en-Velay n’a jamais accédé à la reconnaissance de ses pairs anglo-saxons, malgré une estime critique jamais démentie. Le moment est-il venu aujourd’hui de dépasser ce plafond de verre : nous serions tentés d’affirmer à la fois que oui et surtout qu’enfin. Il faut ainsi certainement se fier au caractère prémonitoire du titre de ce huitième album. En tout cas, dans cet album, tout ce qui caractérise l’essence même de Da Capo se trouve magnifié dans un élan d’une rare intensité, jusqu’à ce point d’équilibre rare, qui font les grands disques (comme dans les années 70), de ceux qui s’inscrivent dans le temps long, et pas dans le momentané. Jamais la richesse instrumentale intrinsèque de Da Capo (au sens de groupe) n’aura accompagné avec une telle synergie, une telle justesse, les émotions débordantes de son leader. Au sens artisanal du terme, l’art d’écrire une chanson et de la mettre en musique est un savoir-faire qui se bonifie avec l’expérience. Elle atteint un sommet de limpidité exceptionnelle sur « Just Like a Child », délicieuse digression rumba gitane, véritable invitation à l’évasion et à la danse. Elle installe dans une déclaration énigmatique et flamboyante à cet autre mystérieux….

« With your mind and your fancy clothes
You seem to fly above the ground and you’re so tall
I can see it now, it can thrill me now
There will be no more wars to win, we are alone
I will follow you just like a child »


 

Laurent Thore

Laurent Thore

La musique comme le moteur de son imaginaire, qu'elle soit maladroite ou parfaite mais surtout libre et indépendante.