[Live] Hellfest 2018, jour 3

Pour couvrir la treizième édition du Hellfest, qui avait lieu à Clisson du 22 au 24 juin derniers, indiemusic renouvelle un peu son équipe de choc sur place, à l’assaut des six scènes, presque 200 concerts et des 180 000 festivaliers sur place. Voici le dernier volet du récit illustré de ces trois jours de folie infernale : place au dimanche et aux plus grosses têtes d’affiche du week-end !

Alice in Chains – crédit : Erwan Iliou

Article écrit par Maxime Antoine et Maxime Dobosz

Dernière ligne droite avant le retour sur Terre, ce dimanche de Hellfest s’annonce costaud pour les têtes d’affiches qu’il aligne à partir du milieu d’après-midi sur les Main Stages, mais pour l’heure, après un troisième réveil difficile, une douche (ou plutôt un filet d’eau) tiède au milieu de vikings tout nus à 8h et quelques, et surtout sans café pour émerger, direction la Valley pour le premier concert de la journée. Ce coup-ci, cocorico, ce sont les Français du Texas Chainsaw Dust Lovers qui ouvrent le bal, avec un nom à rallonge qui nous donne envie de les appeler Texas Chainsaw tout court par commodité. Pompadour gominée, T-shirt et pantalon noir, chaussures en cuir, quelques bijoux en argent, pas de doute on est bien dans un univers très « rockabilly ». Ceux qui affirment faire du stoner spaghetti brouillent les cartes et jettent dans un grand saladier musical blues, hard rock, country, western spaghetti et surtout une bonne grosse dose de pose qui nous garde respectueusement à distance et nous bloque un peu pour apprécier la musique, qui a ce côté « déjà-vu » peu inspiré qui ne facilite pas non plus la tâche. C’est une chose de jouer avec des codes, c’en est une autre de les digérer pour en faire quelque chose de toujours intéressant en 2018, et là le bât blesse. Néanmoins, si l’attitude fabriquée du chanteur agace quelque peu, une bonne énergie se dégage du jeu du guitariste et surtout du saxophoniste qui se pointe au bout de quelques morceaux, apportant un souffle de groove bien appréciable dans un pastiche un peu trop réglé à notre goût.

Du coup, on se dit qu’on va partir faire un tour sur les autres scènes – et aussi au Merch, enfin accessible sans faire douze heures de queue, mais forcément il ne reste presque plus rien – pour voir ce que ça donne, et notre choix se porte sur The Raven Age en Main Stage, formation de metalcore comme il en existe des centaines, qui ne capte notre attention que quelques secondes et dont nous entendons la fin de loin, en achetant une casquette Hellfest assez stylée et pas trop onéreuse. On reste dans les parages pour le début de Feed the Rhino, et il nous faut bien avouer que la seule raison qui nous a poussés à voir le groupe c’est la présence du mot « Rhino » dans leur nom. N’oubliez pas que ça fait trois jours que nous sommes là, à nous nourrir de bière, d’herbe et de pom’potes, forcément on est un peu faibles au bout d’un moment. Les pachydermes anglais jouent un mélange de punk, de hardcore et de groove metal qui nous évoque vaguement Lamb of God, en moins précis et percutant. C’est assez fun et insignifiant, on ne s’éternise pas. Il faut bien dire que les Main Stages sont souvent démesurées pour les groupes qui y sont programmés le matin, et que pour nous motiver à rester devant, il faut des groupes aussi fun ou puissants (ou les deux à la fois) que Municipal Waste (en 2016) ou Ultra Vomit (en 2017), le reste donnant un peu l’impression d’être les groupes que le festival n’a pas trop su où caser. Mais il en faut pour tous les goûts, et c’est avec bon espoir que nous partons vers la Warzone, dont la programmation était remarquable cette année dans la matinée, pour assister à une partie du concert délirant de Pogo Car Crash Control (encore un nom à rallonge). Les Français, un des rares groupes mixtes sur cette scène, ont l’air d’avoir 15 ans et de sortir de Brice de Nice. N’empêche, niveau fun et énergie ils n’ont de leçon à recevoir de personne. Leur punk est racé, bordélique, follement amusant et les mecs + la fille sautent joyeusement partout avec leurs instruments. Un aperçu très sympathique qui donne vraiment envie de les croiser sur une date de leur tournée (par exemple en novembre à l’Épicerie Moderne de Feyzin en première partie de Frustration).

Retour en Valley pour cette fois Lucifer, un autre groupe mené par une femme, et quelle femme ! Johanna Sadonis, chanteuse blonde et allemande qui a réuni autour d’elle pour ce projet des musiciens de Cathedral ou de Ladytron, est le centre de l’attention de tout le public, avec sa chevelure fine et immaculée, sa taille de guêpe et sa tenue plutôt sexy. Malheureusement, comme d’habitude dès qu’une jolie fille se retrouve sur scène, il y a toujours quelques relous (appelons-les « des gros porcs ») pour lancer quelques insanités franchement déplacées. La formule musicale du groupe quant à elle rappelle celle d’un autre groupe avec une chanteuse, Blood Ceremony, qui jouait d’ailleurs sur la même scène l’an passé. On retrouve donc le hard rock lugubre et psychédélique nappé de synthétiseurs qui croise Black Sabbath avec Jethro Tull (sans flûte cependant), mais quelque chose ne convainc pas tout à fait côté compos. Le chant est parfois un peu faiblard dans le mix, les riffs sont bien, mais l’ensemble n’amène rien de vraiment neuf et ressemble à un recyclage poli et appliqué, un peu trop lisse. On pense plus à Ghost qu’à Kadavar, mais il y a clairement un public pour cela. Les looks vintage sont très soignés, jeans, franges en daim, cuirs, cheveux longs tout est et le bassiste Alexander Mayr a vraiment la classe. Bon point pour la musique de fin de concert, un enregistrement du thème chantonné extrêmement angoissant de « Rosemary’s Baby » qui reste en tête un bon moment. Dommage qu’on ne puisse en dire autant des morceaux que le groupe a joués avant. Une erreur de planning ou une simple confusion nous amène ensuite devant The Good, The Bad and the Zugly en Warzone, alors qu’on ne pensait pas du tout les voir. On reste quelques minutes, assez imperméables le temps de percuter qu’on est pas du tout devant le groupe qu’on pensait voir et on tourne les talons en vitesse pour se diriger en Temple où joue Au-dessus, qui malgré son nom n’est pas un groupe français, mais lituanien et signé sur l’excellent label Les Acteurs de l’Ombre, spécialisé dans le black metal atmosphérique et avant-gardiste. C’est une petite baffe et on regrette de ne pas avoir fait ce concert en entier tant c’était excellent. Le son est massif, les morceaux lents et menaçants, l’ambiance poisseuse à souhait. Les musiciens ont un look sobre et épuré qui sied à merveille à ce « hipster » black metal, résolument contemporain et solide, les vociférations du chanteur sont intelligibles, et le concert malsain comme on l’aime. Du black metal vraiment noir, et sans aucune stridence ou afféterie criarde.

C’est l’heure pour le premier grand rendez-vous de la journée, un concert pour initiés qui d’ailleurs n’étaient pas vraiment très nombreux à avoir relevé la présence de ce groupe rare et magique : Warning. Le groupe de Patrick Walker, sorte de Louis CK Britannique en beaucoup moins drôle, et fer de lance du renouveau du doom traditionnel en Europe au début des années 2000, est surtout l’auteur d’un album incroyable en 2006, le bouleversant « Watching From a Distance », album qui a montré que l’on pouvait marier la musique du doom avec des sujets qui relèvent plutôt de l’indie rock ou de la pop dépressive. Pas de folklore à base de sorciers, de démons, de tortures sans fin et d’amours bibliques impossibles façon My Dying Bride, ici ce sont les solitudes et les angoisses d’un homme lambda qui sont au cœur des paroles lancinantes et déchirantes du groupe, sans doute le plus anti-spectaculaire de tout le festival. Aucun décor de scène, par de lightshow ou de projections, les musiciens jouent simplement en pleine lumière sur scène, habillés comme le seraient n’importe quel groupe de rock lambda. Ce n’est pas un charisme ou une présence que l’on vient chercher devant Warning, c’est l’intensité et la justesse d’une émotion. Dans un festival aussi festif et bordélique que le Hellfest, pas étonnant que peu de gens ne manifeste un intérêt pour une telle proposition, mais la petite foule réunie devant la scène est fervente, presque pieuse, et nombreux sont ceux à connaître les compositions mélancoliques du groupe par cœur. Le concert, poignant, rappelle celui de Skepticism l’an dernier, et malgré la longueur et la lenteur des morceaux, il s’éclipse en un clin d’œil. On en ressort pas mal secoué tout de même, et même plutôt déprimé, preuve que le groupe a touché là où ça faisait mal.

Après un choc pareil qui nous donne juste envie de fondre en larmes et de faire un gros câlin à son voisin, direction la Temple pour se réveiller au son d’une grand-messe occulte sous l’égide de H.P. Lovecraft. Les Français de The Great Old Ones (« les Grands Anciens ») arrivent sur scène avec leurs capuchons noirs et quelques éléments de décors tortueux. Leur black metal puise son inspiration dans la cosmogonie maléfique du maître de l’horreur cosmique et il est normal qu’une statue en bois, visiblement sculptée à la main par un fan, surgisse du milieu de la fosse entre deux vagues de riffs titanesques. La musique est massive, comme les créatures légendaires qu’elle entend invoquer ou réveiller. Le vrombissement des guitares est un bruissement d’ailes reptiliennes, les roulements de batterie sont autant de bulles extraterrestres qui explosent avec fracas, la basse est une tempête de mucus caoutchouteux qui nous empêtre et nous fait entrevoir par l’esprit ces montagnes hallucinées que le groupe chante. Tour de force vénéneux qui ose une bonne louchée de post et de psyché dans ce black metal herculéen. Une belle expérience.

La fatigue commence à peser, mais il faut rester fort. In This Moment arrive sur la Main Stage et commence fort avec une prestance scénique intrigante. Quelle idée de mélanger une imagerie mystico-religieuse ringarde à cette pop metal riffée du plus bel effet ? Passons. In This Moment est, passée cette déconvenue, une belle surprise. La chanteuse Maria Brink a un charisme époustouflant et met l’assemblée sous son charme. Mais le plus étonnant est la musique, une sorte de « Lady Gaga goes metal », les changements de costumes et l’attitude aidant à cette comparaison saugrenue, mais tant justifiée. In This Moment offre un beau moment qui coule tout seul et captive. On peut se poser cependant pas mal de questions tant sur l’utilité de ces décors de scène que sur la musique en elle-même. Il y a beaucoup de qualités dans le son des Californiens : des riffs heavy inspirés, une voix rauque qu’on reconnaîtrait entre mille et une prestance naturelle. Pourtant, il y soit un sentiment de trop peu ou de pas assez, comme si la musique et l’identité visuelle du groupe avaient le cul entre deux chaises. Sans rire, In This Moment, si vous voulez être la version extrême de Lady Gaga, il faut y aller à fond et surtout s’échapper de ce vilain entre-deux. C’est cependant largement mieux qu’Asking Alexandria qui vient à la suite sur la Mainstage 2.

Côté Valley, c’est une surprise de plus, avec la présence d’un groupe qu’on aurait du mal de prime abord à classer dans le metal, Grave Pleasures. Le post punk un peu cold, un peu stoner (si si) des Finlandais rentre dans une catégorie assez bâtarde appelée « death rock » ou « rock gothique », étiquette inconfortable de ces groupes, tels Katatonia et Paradise Lost, qui ne sauraient se résumer à la composante doom, heavy ou goth de leur musique et qui lui ajoutent du punk ou de la pop. Il n’empêche que ce concert s’avère excellent de bout en bout, semble durer vingt minutes alors qu’il en fait plus du double et que les musiciens, menés par un charismatique Mat McNerney, Britannique exilé en Scandinavie depuis des années. Son look de jeune dandy pervers et exubérant, quelque part entre Alice Cooper en 1971 et Matthew Bellamy, aussi improbable que cela puisse paraître, fait mouche. Le regard perçant et le sourire carnassier, il conduit avec malice la prestation du groupe qui enchaîne tube après tube devant un public qui visiblement connaît les albums sur le bout des doigts.

Le milieu de journée du dimanche est plus calme que les jours précédents. L’occasion de faire une vraie pause entre deux concerts, de se promener sur le site et de se ravitailler en compagnie de quelques amis, ou de faire un point festival avec l’équipe au point presse, toujours situé cette année dans l’impressionnant hall VIP avec ses arcades en imitation de carcasses d’animaux géants disparus. Cette année, baignade interdite dans la piscine, mais forcément, au bout de trois jours d’une eau bleue limpide qui nous nargue, ils sont quelques-uns à braver l’interdit en toute sérénité. On bulle un peu sur la pelouse, on fait un point sur ce qu’on a vu, ce qui nous reste à voir, sur les photos à faire et on repart en Valley pour le concert de Nebula. Comme nous n’irons pas voir Kadavar (vu, revu et rerevu, et souvent décevant en festival), c’est le dernier concert de « hards psych 70s » du festival, et sans doute le plus spectaculaire, le plus pyrotechnique, le plus virtuose et le plus excessif. Montagnes russes de guitares gorgées d’effets qui nous embarquent dans un tourbillon psychédélique très impressionnant… mais qui finit par nous lasser à mi-parcours, la faute à trop de concerts similaires en trois jours, et à un manque de singularité que la fatigue ne laisse plus passer avec autant d’indulgence. Ne nous méprenez pas : ce concert est vraiment bien, et l’avantage de ce genre musical qui peut être anodin en studio si on n’est pas trop versé dedans, c’est qu’il mène toujours à des lives très vivants, « à l’ancienne », où le groupe ne délivre pas une prestation figée, copie conforme des versions studios. Ici en plus, on a deux anciens de Fu Manchu (qui a sorti au passage un disque exceptionnel cette année et qui aurait été apprécié au Hellfest), donc pas d’arnaque sur la marchandise, mais au bout d’un moment tout cela est un peu vain et si l’efficacité d’une compo qui tue ne pointe pas le bout de son nez, on passe un excellent moment qu’on aura oublié une heure après.

Une pause s’impose de nouveau – naufrage de la vieillesse ! – et pendant qu’une moitié de l’équipe recharge les batteries sous la tente, l’autre moitié part voir Killswitch Engage en Main Stage. Ici, nous n’offrirons pas la palme de la finesse, le show débutant sur des bruits de rots, de canettes de bières et autres bonheurs futiles. À l’image de la musique en somme dont le deathcore, tout sauf raffiné, semble parler à tous ces gens qui nous encerclent. Du coup, il est légitime de se demander si la danse des fesses qu’effectue de temps en temps le guitariste est un rituel de passage ou non. Le chanteur lance de temps en temps un circle pit dans un langage fleuri savoureux. Nous avons les papilles en feu, ou pas. On peut aimer Killswitch Engage à deux conditions : aimer beaucoup Franck Dubosc ou n’aimer entendre qu’une seule chanson pendant 45 minutes.

Après une pause camping qui visiblement valait mieux que de s’aventurer sur les Main Stages, c’est en Valley que nous reprenons nos marques pour le concert très attendu de Zeal and Ardor, phénomène suisse qui affole jusqu’à Pitchfork avec ses trois albums iconoclastes. Groupe monté pour relever un défi lancé par des internautes à Manuel Gagneux sur 4chan (comme quoi du bon peut parfois en sortir) de mêler black metal et negro spiritual, Z&A a mis à genoux la critique et une bonne fanbase en trois disques fous et – pour notre part – pas entièrement convaincants. C’était donc avec une grande curiosité mêlée d’appréhension que nous allions voir ce groupe, largement programmé durant l’été dans les festivals français et européens. Si nous ratons le début, on arrive en pleine messe noire, les musiciens jouant dans une pénombre relevée par une lumière dorée dans leur dos, vêtus de longues capes noires et tous alignés en bord de scène pour une formation visuellement épurée et très impressionnante. Le son est fracassant, ça joue fort, très très fort, mais la claque est indéniable. Les passages gospel, blues et negro spiritual semble tout droit sortis d’une nuit dans les champs de coton, il y a cent ans en Louisiane, c’est comme si nous y étions, au bord d’un feu de camp, avec le cliquetis des chaînes, les cris de rage, de douleur et les suppliques hypnotiques. Imaginez un tableau de Aaron Douglas en mouvement. Et de temps en temps, la guitare bluegrass et les chants religieux sont écrasés par des embardées vicieuses de black metal racé qui viennent subvertir la spiritualité doloriste de ces chants et faire de nos martyrs des démons vengeurs. On regrette vite d’avoir raté le début de ce spectacle inouï, que beaucoup considéreront après coup comme le meilleur concert du festival, et qui apparemment a réitéré cet exploit en plus fort et plus puissant quelque temps après aux Eurockéennes.

Toujours en Main Stage, c’est cette fois au tour d’Arch Enemy de se produire, et c’est une autre affaire. Le death mélodique grand public est d’une précision bluffante, la technique de ces musiciens à de quoi faire pâlir n’importe quel taré de la mise en place ou du rangement. On reconnaît automatiquement le son des Suédois même si Angela Gossow a été remplacée au chant il y a déjà de cela quelques années par la Canadienne Alissa White-Gluz. Quand bien mêle il est toujours triste de voir Arch Enemy saigner la scène sans Gossow, White-Gluz fait largement le travail par sa voix impressionnante et une communication généreuse avec son public. On notera un « My Apocalypse » pas piqué des hannetons.

Laissons place après tant de violence à la beauté avec le combo stoner/pop Baroness qui est réduit à une formule trio acoustique ce soir, deux guitares et un clavier rhodes. En effet, suite à une urgence familiale, le batteur a dû rentrer immédiatement sur le territoire américain, laissant au groupe le défi de monter un set en un après-midi. Le défi est relevé haut, très haut la main. Malgré le fait qu’on entende les scènes voisines, Baroness livre l’émotion comme il est rare de pouvoir la vivre. Le groupe n’est pas étranger aux mésaventures (on se souvient du tragique accident de bus en 2012), mais John Dyer Baizley est une véritable force de la nature. C’était un des plus beaux concerts du Hellfest, la grâce a touché du bout de ses doigts la Valley. Le public enchaîne tonnerre d’applaudissements et standing ovations à la fin de chaque titre, laissant un trio touché de sensibilité sur scène, accumulant progressivement énergie et désir de partage. Un réel moment en suspension à la fin d’un festival au final sans temps morts, cela fait un bien fou. On découvre un « Wake Up » à la beauté et à l’intensité bouleversante, on pense même avec surprise à Father John Misty ou à Bonnie Prince Billy tant cet exercice de formule réduite révèle une tessiture de voix proche entre ces deux chanteurs, et quelle voix ! Dyer Baizley parle beaucoup, ne cesse de se confondre en excuses (après une performance annulée et un concert en demi-teinte, ils ont un historique un peu houleux au Hellfest), mais ne reçoit que des encouragements en retour. Le son est merveilleux et l’émotion se lit dans ses yeux et s’entend dans sa voix qui se brise parfois. Il parle de l’accident, de la mort qui les a frôlés, de la distance que ça a créé entre les musiciens, des départs, des nouveaux arrivants (dont la guitariste Gina Gleason, dernière recrue présente sur scène aujourd’hui), il nous parle aussi de ses amitiés ou amours décu·es, la larme à l’œil. « If I Have to Wake Up (Would You Stop the Rain?) » est sans doute le moment le plus émouvant de tout le festival. Un concert privilégié et sublime, né de circonstances malheureuses, mais qui restera gravé dans la mémoire de tous ceux qui auront eu la chance d’y assister.

Il nous faut toutefois rater la fin du concert pour être sûrs de se retrouver bien placés pour Alice in Chains et Iron Maiden, les deux prochains concerts en Main Stage et les deux vraies grosses têtes d’affiche que nous ne voulions rater pour rien au monde. Malheureusement nous troquons ainsi un quart d’heure de beauté acoustique pour quinze minutes inintéressantes de heavy thrash peu inspiré, et Megadeth, que nous avions vu sur la même scène briller il y a deux ans, semble n’avoir plus rien à dire et à jouer d’intéressant ou d’inspiré. Les tubes ont été expédiés à la va-vite et nous venons de rater le très rigolo «A Tout Le Monde » et son refrain français culte, mais « Peace Sells » et « Holy Wars » qui clôturent le set font l’effet d’un pétard mouillé, loin du feu d’artifice auquel ces deux bijoux de la discographie du groupe auraient du donner naissance.

Bien nous a pris de nous infliger cela, puisqu’Alice in Chains s’installe ensuite devant nous et délivre un concert exceptionnel de par sa précision et son efficacité, une heure (toute petite heure) qui file à une vitesse ahurissante, à tel point que lorsque le groupe joue « Rooster » (à notre grande surprise) et quitte la scène, une bonne partie du public a du mal à croire que c’est déjà terminé. En treize morceaux, dont 4 du classique intemporel « Dirt », les Américains emmenés par le talentueux William DuVall, qui a ressuscité le groupe après le décès tragique de Layne Staley et qui ne fait pas honte vocalement auprès de son illustre prédécesseur, nous donnent une monumentale leçon de heavy et de grunge, violent et poisseux à souhait, traversé d’une noire mélancolie qui fait mouche. Ouvrant sur un vieux titre de leur premier album « Facelift », « Bleed the Freak », le groupe revisite chaque album par au moins un titre, « Again » pour l’excellent éponyme de 1995, « No Excuses » et « Nutshell » pour l’EP acoustique « Jar of Flies », mais surtout les classiques « Man in a Box » du premier disque et les tueries inusables « Them Bones », « Would? », et surtout « Dam that River » du chef d’œuvre « Dirt », qui a ramené Black Sabbath dans la musique des nineties. Tout est d’une précision affolante, le son est parfait, la basse crade et marécageuse, les riffs tranchants et la voix impeccable. Ils auraient pu jouer une heure de plus facilement, et surtout quitter la scène après certes nous avoir donné un aperçu de l’album à paraître fin août, intitulé « Rainier Fog » et propulsé par le single « The One You Know », mais sans avoir joué leur plus énorme tube, la ballade mélancolique « Down in a Hole ». C’est la seule ombre au tableau d’un concert absolument irréprochable et qui montre sans forcer ce qui fait un grand groupe et une bonne tête d’affiche de festival.

Alors qu’Iron Maiden débute sur la Mainstage, les monstrueux At The Gates commencent à violenter une fosse très clairsemée. Les anciens n’en démordent pas. Mené par un Tomas Lindberg à la casquette vissée sur la tête, At The Gates jette une énorme déflagration. Le son est énorme, puissant et brûlant, Linberg malgré les années n’a de toute évidence par perdu sa voix, peut-être l’une des plus imposantes du death metal. Cette offrande de violence gratuite est reçue à bras grands ouverts. Le jeu de guitare chirurgical fesse à mesure que la caisse claire tape une zone particulièrement érogène du cerveau. At The Gates prouve une fois de plus qu’il n’est pas prêt d’être viré de son trône d’acier.

Mais retournons sur la Main Stage pour le « main event » de ce Hellfest 2018 : le retour d’Iron Maiden. Généralement, quand on pense metal, quelques noms font l’unanimité dans l’inconscient collectif (c’est-à-dire aussi chez celles et ceux qui n’en écoutent pas, du metal), parmi lesquels Metallica et Iron Maiden. Si on attend toujours le festival béni (ou maudit ?) où les Américains nous honoreront de leur présence pour un show dantesque, ce soir c’était les Anglais, déjà venus en 2008 et 2014, qui assuraient « le » show du festival. Si nous avions été impressionnés par Rammstein il y a deux ans, malgré une foule insurmontable, ou encore Judas Priest il y a deux jours pour les décors et changements de scène, rien ne pouvait nous préparer aux deux heures complètement dingues que la bande à Bruce et Steve nous avaient concoctées. La scène se met en place sur fond sonore d’une cassette qui passe un vieux tube de UFO puis le discours célèbre de Churchill et un avion de guerre s’avance devant nous, énorme et imposant. Dans un grand fracas d’effets et d’escamotage de parties de la scène, le groupe arrive en tenue militaire et entame au pied de l’avion suspendu et mouvant par un tube imparable, « Aces High ». Les dizaines de milliers de personnes entonnent ensemble le refrain inoubliable de ce titre issu de « Powerslave », dont le single principal « 2 Minutes to Midnight » sera joué rapidement, juste après un merveilleux « Where Eagles Dare », tiré lui de l’album « Piece of Mind ». Cette triple ouverture épique à bien des égards constitue le premier tableau d’une scénographie qui va de surprise en surprise. Changement de tenue et de décors pour un morceau méconnu en studio, mais devenu une étape incontournable des lives du groupe, « The Clansman ». Le titre, d’une dizaine de minutes, figure sur un des deux (très mauvais) albums du groupe sur lesquels Dickinson est remplacé par Blaze Bayley, dont les performances vocales sont inoubliables, mais pas pour les bonnes raisons. Co-auteur de cet excellent morceau néanmoins, il quitte le navire après « Virtual XI » (1998). Dickinson reprend alors sa place et commence à s’approprier le morceau en live dans son style narratif et épique reconnaissable entre mille. Quelques minutes plus tard, sur le classique parmi les classiques « The Trooper », il se bat en duel avec un confédéré zombie géant sur scène tout en chantant, c’est à la fois kitsch, drôle et techniquement bluffant. Ils enchaînent avec un autre titre de cet album, « Revelations », dont l’intro est empruntée au poème de G.K. Chesterton, « O God of Earth and Altar ».  Bien plus tard dans le set, un quatrième morceau de « Piece of Mind » sera joué, cette fois « Flight of Icarus », petite merveille de heavy mélodique idéal pour faire chanter des foules ivres de joie. Avant cela, le cœur du concert est consacré à des titres moins évidents, comme « Sign of the Cross », première chanson de « The X-Factor » (le premier album avec Bayley, en 1995) ou deux morceaux des années 2000, « The Wicker Man » de « Brave New World » (2000) et surtout « For the Greater Good of God », monumental retour en grâce sur l’album de 2006 « A Matter of Life and Death », et seul morceau du lot vraiment connu et chanté par les fans présents. Qu’importe, dans un set aussi riche en surprises et aventures, où on donne beaucoup de voix avec le groupe, une pause est toujours bienvenue, surtout que ce ne sont pas pour autant de mauvais morceaux, loin de là. Le jeu de basse légendaire de Steve Harris fait mouche et les guitares en harmonies sont mélodiques, précises et puissantes, c’est un sans faute technique. Néanmoins, la deuxième moitié du concert est un feu d’artifice, sorte de bouquet final du festival, avec quelques-uns des hymnes du NWOBHM (New Wave of British Heavy Metal, le genre incarné par Maiden et Judas Priest) qui sont joués à la suite : c’est « Fear of the Dark », qui ouvre la série, peut-être une des chansons les plus mémorables du groupe, aimée même par ceux qui n’y entendent rien au metal, et reprise en chœur à tue-tête par une marée humaine qui n’attendait que ça. Un morceau mythique, joyau d’un album plus qu’en demi-teinte. Suivent « The Number of the Beast », chanson-titre d’un album cultissime qui s’ouvre sur un discours sinistre et inoubliable au sujet du nombre de la Bête, 666, et que visiblement nous étions nombreux à connaître par cœur, puis, c’est la tradition avec Maiden, la chanson « Iron Maiden », hymne du premier album, alors chanté par un certain Paul Di’Anno qui disparaîtra après le deuxième album « Killers », curieusement laissé de côté dans la setlist du soir. Après ce premier set de plus d’une heure et demie, succession de tableaux sidérants et drolatiques, le groupe revient pour un rappel attendu et enchaîne « The Evil That Men Do », un des titres phares de l’album le plus progressif du groupe, « Seventh Son of a Seventh Son » en 1988, et dont on aurait adoré avoir la chanson-titre puis « Hallowed Be Thy Name », aisément considérée comme la meilleure chanson du groupe, modèle absolu de heavy metal épique, mélodique, dramatique et efficace, et une des plus belles performances vocales de Dickinson, qui ne démérite pas – loin s’en faut – ce soir. Et enfin, c’est le tube immortel « Run To the Hills » qui résonne à plein régime sur la plaine de Clisson, sous une lune déjà haute, comme un signal à des hordes de fans de s’en retourner vers d’autres contrées pour assister aux derniers concerts du festival. On ressort émerveillé de ce spectacle généreux et total, on discute avec des fans des quatre coins du monde qui étaient à nos côtés, qui ont partagé nos émotions, notre ferveur, nos chants et nos danses pendant deux heures, et qui pour certain·es voyaient le groupe pour la quinzième fois ! La cassette passe maintenant « Always Look on the Bright Side of Life » de « La vie de Brian » des Monty Pythons, tout le monde s’éloigne en sifflant et en rigolant, c’est une belle nuit d’été qui a déjà des goûts de fin d’un beau rêve.

Et d’ailleurs le cauchemar n’est pas loin, puisque Marilyn Manson arrive sur scène pour délivrer de l’avis général une performance calamiteuse. Celui qui n’est plus qu’un pantin gothique risé de tous, ombre de lui-même et d’un glorieux provocateur, s’empêtre rapidement dans une performance probablement alcoolisée et cocaïnée, jette plusieurs fois son micro, ne chante pas, fait des crises et des cacas nerveux, bref on fuit ce désastre en plaignant les fans du bonhomme qui vont encore subir une déconvenue (quelques jours avant celle du Download). S’il attaque sur deux classiques de « Antichrist Superstar », on peine à trouver tant l’Antéchrist que la superstar sur la Main Stage, devenu l’autel du suicide commercial d’un artiste-épave.

Fort heureusement, il reste d’autres choses à voir ce soir, et pas des moindres. Tout d’abord Amenra qui prend place en Valley, à la même heure que Neurosis la veille, pour un concert tout aussi intense et puissant dans un genre apparenté. Le groupe belge, originaire de la ville flamande de Courtrai (ou Kortrijk) et fondé en 1999, mélange sludge, post-hardcore et doom metal pour une musique sentencieuse, solennelle et cérémoniale, mais non dénuée d’humanisme. Leurs albums sont tous nommés « Mass » suivi d’un numéro de série en chiffres romains, ce qui accrédite la thèse spirituelle et ritualiste, et ils sont, sans surprise, signés sur le label créé par leur grand frère américain Neurosis, Neurot Records. Si une connaissance très faible de leur discographie ne nous permet pas d’investir émotionnellement dans leur concert autant que dans celui de Neurosis la veille, il en constitue néanmoins une grandiose séquelle, idéale pour calmer notre excitation post-Maiden et pour purger nos tympans de l’affront subi par les quelques minutes catastrophiques de Manson. Expérience à réitérer sans aucun doute, lors de leur tournée française à l’automne.

Dernier concert du festival, et c’est l’heure d’un choix presque cornélien : va-t-on rigoler un bon coup devant le kitsch souffreteux du metal symphonique de Nightwish ? Ou danser et faire la fête comme en 1986 devant le concert-performance de Carpenter Brut (choix qu’ont fait d’ailleurs quasiment toutes nos connaissances). Non, nous préférons (re)donner une chance à un groupe aperçu il y a quelques années et un peu méprisé en album, donc nous retournons en Warzone nous allonger à flanc de colline dans l’herbe pour le concert de Turbonegro. Si les Norvégiens font office de clowns iconoclastes dans la scène punk, dont ils font valser les codes à travers leur mélange de synth pop, de rock’n’roll et de metal, baptisé « death’n’roll » et adoubé par des cohortes de fans, les Turbojugend, reconnaissables à leurs vestes de jean brut floquées du nom du groupe et de la provenance du fan, leur dernier album en date « Rock’n’roll Machine », déçoit. En live, c’est une autre affaire, et la performance délirante de leur leader depuis 2010, Tony Sylvester, suffit à effacer les défauts et facilités d’une musique calibrée pour la scène, pour la débauche, pour la fête. Difficile de ne pas se lever pour chanter et danser une dernière fois cette farandole d’hymnes furieusement efficaces, repris en chœur par des milliers de fans hystériques devant nous qui se mettent joyeusement sur la gueule en faisant voltiger leur pichet de bière. On vous parlait de fête à nœud-nœud pour le concert de Limp Bizkit, mais le terme, dans son acception régressive et méliorative, décrirait bien mieux le concert de Turbonegro : une fête pour le public, avec le public, dans la joie, l’ivresse et la bonne humeur. Fuck yeah!

Difficile d’atterrir après trois jours de folie, et le retour au camping se fait en traînant la patte, en prenant des dizaines de photos alcoolisées avec les amis, en pensant déjà à ce qui nous attend : une course nuit, un réveil quasiment aux aurores, une tente à plier, des sacs à porter, et dix heures de bagnole en plein cagnard pour rentrer nous pieuter. Mais bordel, ça en valait quand même sacrément la peine. La suite dans un an.


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Maxime Antoine

cinéphile lyonnais passionné de musique