Un disque se découvre, se laisse apprivoiser. L’abandon est parfois au rendez-vous quand ce n’est pas le bon moment, quand la rencontre n’est tout bonnement pas possible. Certains LPs traînent pendant des semaines sur le bureau, les souvenirs s’entassent et se confondent ; mais, par instants, une petite voix intérieure nous met dans le doute. La persévérance devrait donc être la qualité première du chroniqueur sérieux et passionné. L’album de Gunwood, nous l’avons laissé attendre (trop) longtemps sur l’étagère, mais il est revenu de lui-même et ne nous a plus quittés depuis quelques semaines.
En effet, « Traveling Soul » est un des albums les plus altruistes, sans être le plus original, qu’il nous était donnés d’écouter cette année. Opus de passion par excellence, il doit s’écouter pour ce qu’il est, en se concentrant sur l’essentiel. Au risque de passer à côté d’une belle surprise, il convient de savoir faire abstraction de faux-semblants qui pourraient faire diversion. Dans chaque note, dans chaque silence, dans chaque mot s’élèvent des intentions d’une rare sincérité, moteurs d’émotions simples, qui transforment chacune des douze étapes de ce road-movie musical en d’étonnants moments d’humanité. Prenons par exemple, le morceau Swimming » : le décollage est familier avec son écho lointain au « Black Hole Sun » de Soundgarden. L’envol devient progressivement électrique. Les accords appuyés nous entraînent dans un espace sonore captivant, qui enchaîne les va-et-vient entre le proche et l’éloigné. L’orage gronde, les sentiments s’entremêlent, tout comme les voix. Un sentiment intense et jaillissant s’empare du moment, comme à la grande époque du groupe de Jeff Buckley, (composé, entre autres, des immenses Matt Johnson à la batterie et Mick Grondahl à la basse). En toute bienveillance, le morceau suivant, « Rainchild », nous permet de revenir au calme, avec beaucoup de douceur et d’attention.
Gunnar Ellwanger, João Francisco « Jeff » Preto et David Jarry Lacombe, nos trois complices du jour désormais installés à Paris, ont su raviver cette flamme lyrique d’un folk rock qui avait tendance depuis, quelque temps, à s’éloigner de ses racines et à sombrer dans l’indigent, pour ne pas dire l’indigeste. Évidemment, les grandes icônes américaines Neil Young et Bruce Springsteen planent au-dessus de ce disque, comme toutes ces références incontournables d’un genre musical que des œuvres aussi mythiques que « Harvest » ou « Nebraska » ont installé dans notre imaginaire. Pourtant, sur ce LP, Gunwood ne cherche pas à rivaliser avec ses illustres aînés ou, pire encore, à délivrer une relecture nostalgique de ses œuvres mythiques ; bien au contraire. Le groupe synthétise un melting-pot fin de punk et de blues, de boogie et de grunge, de swamp rock (Creedence, vous avez dit Creedence ?) et de noise pop par touches suggestives, ce qui magnifie cette embarcation folk foncièrement inspirée et surtout diablement incarnée. Nous pourrions presque comparer (avec un peu d’humour et de dérision sur nos propres idoles adolescentes) Gunwood à une sorte de Pearl Jam qui aurait, par bonheur, laissé le spleen suicidaire des années 1990 à la maison et placer l’ego de son leader au placard pour se concentrer sur l’impact du collectif.
Ainsi, Gunwood trouve, dans le grain déchiré de la voix de son chanteur, Gunnar, un vécu et une fragilité qui permettent à leur musique d’évoluer sans artifice et de dépasser aisément les dérives pouvant laisser croire que « joli » rime forcément avec « beau ». Marquée dans son ADN par la thématique de l’exil, la musique rugueuse et boisée de Gunwood est imbibée par l’âme des marins, par l’odeur des labours, par le poids de l’histoire et des grandes traversées. Un esprit voyageur et aventurier, pour ne pas dire cosmopolite, parcourt de part en part « Traveling Soul ». Pour un premier album, nous sommes surpris par la maturité de l’ensemble et la qualité intrinsèque des compositions. Mais, voilà : nos trois complices récoltent le fruit d’années de tâtonnements, à la poursuite d’un destin qui était d’enfin se rencontrer (en 2013) et de donner corps à ce désormais trio décisif et évident.
« Traveling Soul » est, de fait, un disque habilement accessible et sans excès, mais jamais indolent ou racoleur. Par moments, il semblerait même que nos barbus en aient gardé sous la pédale. Certains morceaux auraient ainsi toute la place pour exploser, pour s’emballer, pour déborder, (« Hey, Little Brother »). Pourtant, le ton est globalement apaisé, l’intensité se jouant à travers la finesse de l’exécution et la justesse du placement de chacun dans l’ensemble, comme sur le très acoustique « Tales ».
Le piège, pour Gunwood, serait de vivre cet album comme une finalité, tant il semble nourri d’une accumulation de matières humaines, vivantes et sonores. Sa force principale résiderait dans son intense pouvoir libérateur, en tant qu’œuvre qui soignerait les cicatrices de la vie et les blessures du passé autant qu’elle ouvrirait le champ des possibles, comme cette surprenante session avec le très médiatique Ben l’oncle Soul, pour une version libérée de « More », un des morceaux phares de « Traveling Soul ».
« Traveling Soul » de Gunwood est disponible depuis le 28 avril 2017 chez Zamora.
Retrouvez Gunwood sur :
Site officiel – Facebook – Twitter – Bandcamp