[Live] Gonzales, Chassol et GoGo Penguin à Jazz à Vienne

Pour la seconde date de cette 39e édition de Jazz à Vienne, le Festival offrait déjà aux spectateurs une soirée de haute volée ! En programmant Chilly Gonzales – de retour après 14 ans d’absence – mais aussi Christophe Chassol, ainsi que le trio GoGo Penguin, c’est le piano qui était particulièrement mis à l’honneur en ce 29 juin 2019.

crédit : Daniel Durand

Artiste charismatique jonglant entre compositions personnelles et collaborations variées (Feist, Peaches, Daft Punk, Drake, Boys Noize, Jarvis Cocker, Katerine…), parfois pop, parfois électro, tantôt soliste au piano, tantôt rappeur et toujours entertainer – y a-t-il encore quelque chose à dire de Chilly Gonzales ? Eh bien oui, et peut-être même plus que jamais !

De retour au cœur du Théâtre Antique isérois après un premier passage en 2005, le Canadien n’a fait qu’un avec la chaleur caniculaire de l’environnement et celle du public. Gonzo, touché par une première standing ovation bien avant la fin du concert, a même dû canaliser les ardeurs des spectateurs – respectueux, connaisseurs, mais toujours prêts à rendre la soirée encore plus chaude en s’emballant à tout moment – en les incitant notamment à « suivre [sa] fucking pantoufle » dès lors qu’ils voulaient donner le tempo en frappant dans leurs mains.

Cette manière de s’imposer en métronome universel caractérise si bien la personnalité de Chilly Gonzales. À la fois professeur autoritaire, mais aussi transmetteur passionné et vulgarisateur fascinant, le « musical genius » – comme il plaisait à se nommer – a cette capacité à transformer chaque concert en masterclass ; et Jazz à Vienne était certainement l’écrin idéal pour cela. L’occasion de voir comment le rock de Kurt Cobain et Nirvana, ou bien encore la pop de Britney Spears, peuvent faire écho à Johann Sebastian Bach – et ainsi de compléter la collection d’analyses mélodiques déjà mises à disposition par Gonzales sur internet.

Et c’est bien grâce à cette fonction de passeur de savoirs que le pianiste a su, tout particulièrement ces dernières années, se muer de talentueuse machine égotique en généreux maître conférencier non moins génial. Preuve marquante de cette mue – également sensible dans le documentaire « Shut Up and Play the Piano » – avec la création en 2018 du Gonzervatory, une initiative permettant à six jeunes musiciens de bénéficier d’une résidence de près de 10 jours en compagnie de leur bienfaiteur et d’artistes de renommée internationale conviés par ce dernier en guise d’intervenants. Après le succès de la première édition à Paris, articulée autour de deux brillants concerts au Trianon, ce conservatoire éphémère et sans pareil sera de retour cet automne à Cologne.

Pour en revenir au concert, Chilly Gonzales – accompagné par la complicité rôdée de Stella Le Page au violoncelle (qui officie en solo sous le nom de Beau Corbeau) et de Joe Flory à la batterie – a su offrir un large panorama de sa création durant 1h20 qu’il aurait sans aucun doute aimé prolonger. Des lumineux morceaux tirés des trois opus « Solo Piano » aux titres mixant jazz et rap (comme « Another So Called Party »), en passant par d’autres pièces instrumentales devenues classiques (« Knight Moves »), ce live nous a rappelé à quel point les compositions de cet artiste ont infiltré notre oreille et notre imagerie mentale. Chaque mélodie semble être l’illustration d’un film – ou parfois une publicité, à raison – et vient résonner en chacun comme un incontournable. En cela, Gonzales a su rendre universelle la plupart de ses compositions personnelles, qui demeurent à la fois uniques et immédiatement identifiables.

Enfin, n’oublions pas de faire une mention toute particulière au superbe « The Grudge », titre doux-amer qu’il était rare d’entendre en live jusqu’ici. Ce morceau si simple dans sa forme et si prenant, extrait de l’album « Ivory Tower » (2010) qui se plaisait à mêler habilement piano et arrangements électro-pop, nous a rappelé que le showman en pantoufles suant sous sa robe de chambre ne tarderait sans doute pas à nous surprendre encore avec ses prochaines explorations musicales.

Comme un avant-goût de ce qui se déroulera le 16 novembre 2019 à la Salle Pleyel de Paris, c’était à Chassol de succéder à Gonzales pour occuper le deuxième plateau de la soirée. Avec son nouveau projet singulier nommé « Ludi », le compositeur et pianiste français nous a cueillis à la tombée de la nuit, nous offrant une expérience sans précédent.

Construite autour du thème du jeu, sa performance live fait dialoguer images et sons. En effet, Chassol a filmé un peu partout – de Paris à Shanghai – des discussions, des mouvements, des bruits compilés en un film qui se découpe en plusieurs actes. Le plaisir jouissif qui anime le musicien sur scène, qui semble être lui-même un grand enfant, est extrêmement palpable. Le premier acte s’ouvre d’ailleurs sur une cour de récréation, où les mouvements des enfants, leurs jeux et l’environnement sonore qui en résulte influencent la partition jouée par le pianiste et son batteur, Mathieu Edward.

Ainsi, les morceaux prennent corps sous l’effet des images – qui remplacent les partitions – et la musique live se plie à ce qui a été capté. Avec une aisance déconcertante aux claviers, Chassol fait face à l’énergique batterie de son complice, et chacun s’accroche à l’autre tour à tour dans un flux ininterrompu de jams chaloupés. Les mélodies surgissent comme des échanges, comme un jeu de question-réponse du piano à la batterie, puis dans le sens inverse. Et tout cela trouve son origine dans les images filmées – ici en l’occurrence, dans les jeux de mains auxquels les enfants jouent et qui donnent le tempo initial de ce flot instrumental.

Comme un DJ ou un producteur d’électro cherchant le sample parfait, Chassol a analysé et déconstruit l’ensemble des vidéos filmées, faisant se répéter une intonation de voix qu’il trouve mélodieuse, une phrase dont le flow vaut toutes les paroles ou une infime bribe de son enivrante. Tour à tour, les claviers et la batterie rejouent avec exactitude ces mouvements musicaux – comme une oreille absolue – avant de céder à l’improvisation. Chassol donne cette impression d’improviser autour de ce qui était initialement quelque chose de non prémédité, et parvient à construire sur l’impromptu une prestation particulièrement soignée, travaillée, identifiée par son oreille. Tout est imprimé en lui comme une partition.

Grâce à ce procédé, il trouve une ressource d’improvisation infinie et entêtante à souhait. Dans ses captations vidéos, il optimise l’instrument premier que chacun possède : la voix. Il la laisse s’exprimer, l’épouse, puis la triture, la distord dans sa mélodie et son rythme jusqu’à l’épuisement, jusqu’à l’obsession en lui imposant des boucles répétitives, en la découpant une première fois avant d’en proposer un autre échantillon sous une nouvelle perspective.

Les mots manquent tant l’expérience proposée est avant tout sensorielle et mérite d’être vécue, vue et entendue. On retiendra toutefois particulièrement ce passage filmé dans l’ascenseur en verre d’un gratte-ciel chinois, où les mots d’une jeune femme sont travaillés selon le processus décrit plus tôt.

« Ludi » apparaît comme le travail d’un obsessionnel, sans cesse joué avec joie, avec la même excitation et la même euphorie primaires. Avec ce projet, Chassol – doux rêveur, mais fin connaisseur – ne tombe jamais dans l’expérimental vain et affirme sa capacité d’arrangeur/producteur déjà perceptible sur les albums « Politics » de Sébastien Tellier, « Endless » de Frank Ocean, ou plus récemment « When I Get Home » de Solange.

La soirée se clôtura dans le flux sonore toujours grisant des Anglais de GoGo Penguin où piano, batterie et contrebasse bouleversent à eux trois les codes du jazz pour aller puiser du côté des musiques électroniques. Avec une justesse chirurgicale, Chris, Rob et Nick explorent toute la variété des capacités de leurs instruments respectifs et donnent vie à des compositions qui tournoient longtemps en chaque auditeur. Une belle façon de conclure et de résumer les trois parties de cette nuit vive en sensations sonores.


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Florian Fernandez

Florian Fernandez

"Just an analog guy in a digital world". Parfois rock, parfois funk, parfois électro, parfois folk, parfois soul, parfois tout à la fois.