Plus qu’un simple projet parallèle, Ex Eye démontre toute la curiosité artistique du saxophoniste Colin Stetson, celui-ci n’hésitant pas à s’aventurer sur des terres beaucoup plus extrêmes et directes, dans un maelström instrumental fascinant et sismique. Le résultat est tout simplement une pure merveille, entre metal et post-rock, tout en cherchant encore plus loin que ces genres de référence auxquels il sera immanquablement comparé. Une œuvre d’orfèvre.
Dans la continuité de son formidable disque « Sorrow : A Reimagining of Gorecki’s 3rd Symphony », petite merveille de relecture à la fois fidèle et puissante du chef-d’œuvre du compositeur polonais (n’en déplaise aux puristes de la musique classique, considérant à tort son écriture comme « facile » mais n’ayant strictement rien compris à la portée émotionnelle inégalable de la partition originale), le saxophoniste américain Colin Stetson prolonge les sessions d’enregistrement avec l’aide du batteur de Liturgy, Greg Fox, ainsi que du multi-instrumentiste Shahzad Ismaily pour donner naissance à Ex Eye, trio passionné par l’expérience qu’il vient de partager et ne comptant pas s’arrêter en si bon chemin. Grâce à la conjonction de ces trois personnalités, bientôt rejointes par le guitariste Toby Summerfield, un album éponyme naît, composé dans l’urgence mais avec pour seule ambition de laisser éclater les phases plus contemplatives du disque précédent, alternant atmosphères pesantes et rapides et passages posés et apaisants. Le résultat, dynamique et furieux sans oublier un seul instant de demeurer instrumentalement palpitant, déplace des montagnes et sème le trouble dans nos esprits, avant que ses vapeurs de soufre n’achèvent de totalement nous posséder.
Au fil des quatre pistes, plus ou moins étirées, qui composent cet opus bercé de lumières noires et de colère maîtrisée, l’auditeur ressent une irrépressible impression de naviguer au milieu de constellations où se percutent étoiles mortes et astres brûlants. « Xenolith; The Anvil » impose une cadence entre frénésie et marche vers un infini indescriptible et mouvementé, tandis que la seconde partie du superbe « Opposition/Perihelion; The Coil » offre à Colin Stetson toute l’ampleur ténébreuse nécessaire à ses incantations de cuivres. C’est d’ailleurs dans ce paradoxe que réside la richesse intemporelle d’Ex Eye : entremêler la saturation et le vivant, créer un big-bang harmonique remettant l’origine de l’humanité face à ses premiers échos spatiaux. « Anaitis Hymnal; The Arkose Disc » pourrait tout d’abord nous inviter à pénétrer dans les images d’un film contemplatif avant de mieux distordre le temps et le son, alors que « Form Constant; The Grid » plonge à corps perdu dans les ténèbres, le vibrato du saxophone servant de point de repère éphémère à l’errance intérieure que nous sentons jaillir dans nos âmes meurtries et malmenées. Ultime sacrifice aux dieux antédiluviens vénérés par le groupe, « Tten; The Corruptor » répand la dissonance et à l’expérimentation en leur écrivant de nouvelles lettres de noblesse, à la croisée de routes au bord desquelles les esprits attendent, patiemment, de pouvoir sortir de l’ombre.
« Ex Eye » est un cri poussé alors que l’on suffoque, emporté par une lame de fond, et que nos dernières forces nous abandonnent. Il est un chant chamanique et tortueux, fait d’arabesques et de métamorphoses rythmiques et visuelles aussi mystérieuses qu’hypnotiques. Difficile d’accès pour la majorité, il devient pourtant rapidement indispensable, fer de lance d’une forme inconnue de composition et de création. Une pierre de Rosette qui sera longue à déchiffrer, mais sur laquelle on est prêt à se concentrer des heures entières, tant ses secrets éclairent notre connaissance au fur et à mesure de notre lecture et de notre écoute. L’encre n’a pas fini de couler ; dans nos veines, bien évidemment.
« Ex Eye » d’Ex Eye est disponible depuis le 23 juin 2017 chez Relapse Records.
