[Live] Esperanza Spalding et nOx.3 à Jazz à Vienne

Chaque petite ou moyenne ville française a son festival emblématique, de musique, de cinéma, de théâtre ou d’arts de la rue. À Vienne, c’est un festival de jazz incontournable qui envahit les rues de la petite cité iséroise tous les étés depuis 1981, en s’installant pour les plus gros concerts dans les amphithéâtres romains – un site magnifique. Nous étions présents cette année pour deux soirées du festival, ou plutôt deux concerts, car tout ne s’est pas déroulé comme prévu.

Esperanza Spalding - crédit : Holly Andres
Esperanza Spalding – crédit : Holly Andres

Le principal problème de Jazz à Vienne quand on est de Lyon et que l’on n’a pas de voiture, c’est surtout de revenir sur la métropole rhônalpine à une heure avancée de la nuit. Il y a bien un partenariat intéressant et bienvenu avec la SNCF qui met des navettes à disposition ; mais celles-ci n’attendant pas forcément la fin des concerts pour partir, l’intérêt de ce dispositif est limité. Le samedi 9 juillet passe encore, la navette part bien après la soirée. Nous étions venus voir Esperanza Spalding, dans une soirée qui incluait aussi le duo Ibeyi et l’artiste Yael Naïm dans sa programmation. Malheureusement, des obligations extérieures exigeaient notre retour à Lyon le plus tôt possible. Fort heureusement, Esperanza Spalding passait la première. D’un point de vue artistique, le choix est discutable. Spalding, bassiste de jazz de génie et professeur émérite au Berklee College of Music de Boston depuis l’âge de 20 ans (du jamais vu depuis Pat Metheny), détient tout de même quatre Grammy Awards, dont un, obtenu en 2011, pour la Meilleure Nouvelle Artiste, qui lui attira l’ire ridicule des fans de Justin Bieber, favori de la catégorie. Seule explication possible de cet ordre de passage : la relative confidentialité de son succès en France, face à une révélation récente adoubée par la critique, Ibeyi, et une artiste habituée (ou indéboulonnable) des lieux, Yael Naïm. Néanmoins, cette curiosité un brin chauvine nous a permis de concilier un emploi du temps capricieux et notre désir de voir la prodigieuse musicienne de Portland.

Dans l’absolu, d’un strict point de vue musical, il n’y a rien à redire sur le concert d’Esperanza. Le son est excellent, ses musiciens triés sur le volet (un guitariste électrique, un batteur et trois choristes) tous vraiment très bons, et l’interprétation sans faute. Néanmoins la courte durée du créneau et la nature hybride de son dernier et très réussi album « Emily’s D+Evolution » ont impacté grandement un concert qui se situait à mi-chemin entre théâtre, comédie musicale et concert à proprement parler. Organisé autour d’un prologue, d’un épilogue et d’actes décomposant le mot « devolution » du titre en « evolution », « devolution » et enfin « d+evolution », celui-ci n’a ainsi concerné que ce seul album, laissant délibérément de côté tous les précédents, au grand dam d’une partie du public et pour une impression finale forcément frustrante. Nous aurions au moins aimé un rappel indépendant de la mise en scène générale de ce spectacle musical pour qu’elle interprète quelques titres de « Junjo », de « Chamber Music Society » ou de « Radio Music Society » fût-ce dans des versions largement remaniées, l’effectif instrumental n’étant pas le même sur tous ces disques.

crédit : Holly Andres
crédit : Holly Andres

S’il on fait abstraction de ce choix de setlist radical et un peu austère, l’album rend vraiment bien en live, sachant que l’on pouvait totalement l’écouter sans saisir qu’il s’agissait d’un concept album. Ici, cette nature est de fait évidente et la narration se suit sans trop de heurts grâce à une mise en scène éminemment pédagogique et ludique, qui permet de s’affranchir des textes pour les non-anglophones. Le concert s’ouvre ainsi sur l’arrivée d’Esperanza, sublime et altière dans une énorme robe noire bouffante et coiffée de la coupe afro qui l’accompagnait jusqu’à ce dernier album. Puis elle se retourne, se fige, se plie en deux et disparaît sous sa robe, qui dévoile une fente pour le moins suggestive dont Emily, son alter ego, émerge rapidement, toute de blanc vêtue et coiffée de tresses. La mort et la renaissance symboliques de son personnage effectuées, le concert peut démarrer. Spalding sera armée d’une fretless bass à cinq cordes imposantes qu’elle manie avec une facilité déconcertante. « Good Lava » et son riff fusion chaleureux et gourmand entame les hostilités, un morceau étrange et magnifique qui ouvrait déjà l’album sur un mélange de styles inhabituel et des contrepoints harmoniques vocaux assez étonnants. Sur les chansons suivantes, Spalding utilise un étrange instrument posé au sol sorte de basse synthétique à pédales qu’elle utilise pour symboliser l’apprentissage d’Emily (la structure narrative emprunte celle d’un Bildungsroman). Une autre séquence musicale inclut un impressionnant rap à quatre voix et une bibliothèque que l’on vide de ses livres. Parmi les autres temps forts du concert, le tube soul « Unconditional Love » joué en fin de concert là où le reste de la setlist suivait à peu près l’ordre du disque, et des grands moments d’improvisation et de jam parfaitement maîtrisés entre les trois musiciens sur les titres « Funk the Fear », ou « Ebony and Ivy ». C’est dans ces rares moments que le concert, un peu sage et cloîtré dans un étouffant (mais intéressant) dispositif, se libère réellement et nous laisse apercevoir l’étendue immense du talent de cette artiste, ici sans doute un peu dépassée par sa propre et louable ambition. Nous n’assistons pas au reste de la soirée et aux concerts de Ibeyi et Yael Naïm.

Retour à Vienne le 13 juillet pour le concert de Kamasi Washington. Ce que le festival s’est bien gardé de nous expliquer ou de communiquer à la presse, c’est qu’il s’agit en réalité d’une nuit jazz qui commence à 20h et finit aux alentours de 6h du matin, veille de jour férié oblige. Mais l’énorme problème est là : il y a des gens qui travaillent le 14 juillet, et ne pas communiquer à l’avance l’heure de passage des artistes pour une nuit de concerts, c’est prendre le risque inconsidéré de décevoir une bonne partie du public en programmant la tête d’affiche trop tard. C’est ici le cas, puisque Kamasi Washington joue vers minuit trente, impensable lorsque l’on sait que la dernière navette part quelques minutes plus tard pour Lyon. C’est donc la mort dans l’âme que nous décidons d’assister au premier concert de la soirée et de rentrer, puisque de toute façon il nous serait impossible de voir Kamasi sans risquer de dormir sous un pont ensuite ou de se changer en zombie le lendemain au travail. Gros bémol sur l’organisation donc, qui aurait dû avoir la présence d’esprit de faire coïncider le concert de la plus grosse tête d’affiche de la soirée avec la navette ramenant une bonne partie de ses spectateurs chez eux. Et grosse pensée aussi pour tous ceux qui ont dû renoncer à la dernière minute en apprenant sur place les heures de passages des artistes du jour. Sous quelque angle qu’on le prenne, c’est invraisemblable et malheureux.

nOx.3

Il n’empêche que nous voyons tout de même un concert complet avant de retourner à Lyon, celui d’un trio français, nOx.3, lauréat l’an dernier du tremplin RéZZo FOCAL du festival. Constitué des deux frères Rémi et Nicolas Fox respectivement au(x) saxophone(s) et au piano ainsi que du batteur   Matthieu Naulleau, le trio parisien délivre une solide prestation emmenée par des rythmiques proches du math rock et de la drum’n’bass contemporaine, accompagnées par les salves puissantes et parfois dissonantes des saxophones (on pense forcément à Terry Riley ou à Colin Stetson, en moins sériel, ou à Ornette Coleman en moins débraillé) et tempérées par le jeu de piano presque liquide et impressionniste de Nicolas. C’est frais, puissamment original et parfois déroutant, même si la plupart des morceaux suivent un schéma paroxystique similaire, avec des violentes embardées au saxophone pour finir le tout. Une jolie performance qui donne envie d’en entendre plus.

Nous rentrons après cela sur Lyon, passablement frustrés de n’avoir qu’un aussi bref et cruel échantillon de Jazz à Vienne, qui n’est à n’en pas douter un festival de qualité à la programmation aussi exigeante que familiale, mais qui accuse, il faut bien le dire, des soucis d’organisation nuisibles à une partie de son public.


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Maxime Antoine

cinéphile lyonnais passionné de musique