[Live] Emily Jane White et Foxtails Brigade au Boléro

Lieu habituellement ouvert aux noctambules, le club privé du Boléro accueillait exceptionnellement, le jeudi 19 mai dernier, peu après 19h, l’Américaine Emily Jane White pour sa seule date dans le Grand Ouest, afin d’y présenter son cinquième album, « They Moved In A Shadow All Together », sorti le mois dernier chez Talitres.

Emily Jane White © Fred Lombard

Article écrit par Manuel Ferrer et Fred Lombard

Du lieu, parlons-en : Le Boléro est un club au caractère bien singulier, en plein centre-ville d’Angers, dans l’angle du cinéma indépendant des 400 Coups et de la rue piétonne Saint-Laud et qui, avec ses nombreux bars et commerces, ne désemplit pas à toute heure de la journée. L’intérieur du lieu est plein de charme, avec ses moulures et ses pièces en velours rouge, dans un esprit très art nouveau. Sa scène montée pour l’occasion dévoile, derrière elle, une grande fresque, un peu kitsch reconnaissons-le, affichant une jeune femme à la posture exaltée et se baignant nue dans une cascade, au milieu de dauphins joueurs, au cœur d’une jungle à la végétation verte fluorescente. C’est dans ce club plein d’anachronismes charmants que nous venons savourer, comme plus de cent autres privilégiés, la poésie folk alternative d’Emily Jane White et de sa complice de tournée, Foxtails Brigade.

Le Boléro © Fred Lombard

Laura Weinbach, guitariste et chanteuse du projet chamber pop alternatif franciscanais Foxtails Brigade et bassiste sur la tournée européenne de sa compatriote Emily Jane White, ouvre la soirée. Faufilée à travers le public, l’Américaine rejoint timidement la scène, son micro et sa guitare afin d’introduire son univers pop expérimental au public angevin. Plus qu’une ambiance, c’est d’abord la voix saisissante et singulière de la jeune femme qui frappe en premier lieu. D’une grande justesse dans les aigus, d’une fragilité presque craintive, Laura Weinbach fascine autant qu’elle semble perdue, sinon intimidée de jouer seule et sans son groupe face à un public qui ne partage pas sa langue maternelle. La musicienne réussit pourtant à charmer l’auditoire, en s’accompagnant à la guitare, le temps d’un set court – une trentaine de minutes tout au plus.

L’envoûtement sera diffus tant la distance, sinon l’attitude détachée de la musicienne, ne nous inviteront pas directement dans la bulle intime d’une telle atmosphère sonore. Brillante compositrice mais, avant tout, saisissante vocaliste, Foxtails Brigade nous rappellera parfois l’étrangeté hypnotisante d’Annie Clark, autre créature fascinante d’une pop fantasmagorique. De cette première partie de soirée, nous retiendrons tout particulièrement le titre « Last Still Standing », extrait d’un premier album éponyme fraîchement sorti ; un moment pur et suspendu au cœur d’un set qui aura davantage brillé par sa pureté harmonique que par son étrange morosité. Reste à souhaiter qu’à l’avenir, la chaste prestation de l’Américaine ne restera pas si précieusement gardée.

Lorsqu’Emily Jane White entre à son tour en scène, le ton est solennel, presque mystique, de l’ordre de ces solennités aux codes bien gardés qui n’appartiennent qu’aux grands songwriters folk. Les incantations de « Frozen Garden » enclenchent d’entrée de jeu leurs paysages de prières qui font apparaître la plus belle alliée d’Emily Jane White : sa voix. Jamais le lyrisme n’aura sans doute été poussé aussi loin chez ses consœurs d’un folk authentique, capable de souffler l’imaginaire d’un conte universel. Autre signe distinctif qui propulse l’œuvre de la Californienne dans l’éclatement créatif des formats folk : elle ouvre grand les espaces du genre par un sens inouï de l’harmonie ouvragée, de ces ornements inspirés qui ne vous quittent plus. L’équilibre est parfait entre l’évidence d’une mélodie et ses envolées pourtant si singulières. Pendant près d’une heure trente, elle étire des paysages alpins faits de cascades vertigineuses, jusqu’à laisser résonner sa voix magnifiquement soulevée par celle de la bassiste Laura Weinbach. Toutes deux finiront à elles seules certaines chansons, les instruments ayant effacé leurs sons depuis longtemps derrière les brumes. Ces chants à l’introspection habitée sembleront ainsi convoquer des civilisations ancestrales, divinisant une nature entre ciel et terre. Le batteur Nick Ott, calme et à l’écoute, déploie quant à lui subtilement l’ampleur de son espace comme un percussionniste, par des rythmiques impressionnistes et sobrement percussives, mailloches sur cymbales étendues et rythmes réverbérés aux allures de rites anciens.

Plus loin, « Pallid Eyes » envoûte par ses arpèges d’une sagesse qui semble revenue de tout, observant d’en haut l’intimité du monde et ses battements. Nous pensons à la main bienveillante d’un Leonard Cohen, ou à la désespérance dramatique des ballades meurtrières de Nick Cave en plein désert, période « Henry’s Dream ». « Antechamber » touche en plein cœur lorsqu’Emily pose ses doigts sur un piano aux limpidités minérales, les chœurs toujours en haute altitude. Les chansons de la Californienne ne regardent pas vers le Pacifique, mais définitivement vers l’intérieur et le nord de ses terres sismiques. Cette Californie qui érige les plus hauts sommets des États-Unis avec, au loin, les monts enneigés de la Sierra Nevada, sur lesquels elle pose quelques valses suspendues dans la brume. Un éclairage de plus sur le roman « L’Obscurité du dehors » de Cormac Mc Carthy, qui fut la source inspiratrice du titre de son dernier album, « They Moved In A Shadow All Together ». En évoquant ces étranges voyageurs en provenance des Appalaches, Emily semble ainsi nous faire parcourir l’Amérique jusqu’à son extrémité est. La mélancolie onirique de la musicienne ne se tient pas pour autant à l’écart du monde, loin s’en faut : les textes poétiques aux thématiques douloureuses font écho aux blessures internes, mais aussi au racisme ou aux violences exercées contre les femmes. Les arpèges hypnotiques du poignant « Dagger », en forme de ritournelle, côtoient avec humilité et grandeur les hauteurs jadis fréquentées par Elliott Smith ou, plus loin encore, les recueillements les plus lyriques de Simon and Garfunkel. Ces rares moments de grâce, pendant lesquels les applaudissements retiennent leur souffle quelques secondes, terrassés par tant de profondeur, renvoient chacun à ses propres baumes. Nous sommes touchés en plein cœur.


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Manuel Ferrer

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