[LP] Douglas Dare – Aforger

L’abîme est un endroit où Douglas Dare mène ses réflexions. Un endroit aux limites inconnues, gouffre insondable. Et pourtant, l’artiste y trouve la flamme d’une création, trouvant en cette cavité un champ infini d’inspiration et de tourmente. S’il prônait la dissolution au temps de son premier sillage « Whelm », Douglas se dirige cette fois-ci vers la reconstruction d’une réalité. Laquelle ? « Aforger » tente d’y répondre en déployant une noirceur électronique encore inédite chez le jeune Anglais, moins ancrée dans le passé et plus ouverte sur un monde en quête d’identité. Et comme deux ans auparavant, nous nous surprenons toujours d’être aussi bien recueillis par le noir, tandis que l’artiste nous parfume de son lyrisme.

Douglas Dare - Aforger

Alors que « Whelm » déclinait poétiquement des affres d’une histoire tant générale qu’intime, « Aforger » résonne désormais dans l’actuel état des consciences, elles-mêmes perdues dans une ère digitale où la mémoire se retrouve pixélisée et l’identité virtuellement malléable. Des maux modernes que Douglas Dare décline sur dix morceaux chapeautés par un titre étendard : « Le titre de l’album joue avec l’idée de faussaire (« forger » en anglais) – de quelqu’un qui crée des imitations ou des copies, et qui les réimagine ensuite en quelque chose de plus réel. Mon but était de m’interroger sur l’identité et la réalité. Puis des pensées s’échappèrent, formant ainsi le noyau de l’album », explique Douglas. Ces réflexions sur la qualité de la frontière entre réalité et fiction ont dirigé la portée d’« Aforger », qui ont été en quelque sorte déclenchées par son passé : « J’ai grandi dans une ferme isolée du Dorset, entouré par les champs et à côté de peu de choses. Ma mère a enseigné le piano de la maison et nous n’avions pas d’ordinateur, ni même Internet et de téléphones portables. En fait, ma famille refuse même aujourd’hui d’utiliser toutes ces choses. C’est à des années-lumière de la vie que je mène à présent à Londres, où la technologie semble dominer tout ce que je fais. »

Pratiquement tous les morceaux de l’album se font les messagers d’un engouement existentiel et absolument moderne. D’emblée, le premier titre « Doublethink » parle de la boulimie intellectuelle, celle qui fausse notre libre arbitre ainsi que notre rapport à la satiété et au contentement : « Je suis devenu hanté par l’idée du contrôle de la réalité que soulève George Orwell dans « 1984 ». Et « Doublethink » flirte également avec cette corde sensible, avec cette idée que la vérité peut être dirigée ou changée à tout moment, et que nous pouvons immédiatement croire en deux choses contradictoires. Dans mon cas, l’ignorance était ma protection de la vérité et je pense que l’ignorance sert vraiment le bonheur, jusqu’à ce que vous ne soyez plus ignorants. » Autre exemple avec « Binary » qui parle de comment la technologie peut permettre de continuer à vivre au-delà de la mort : « Un de mes proches avait gardé une photo de son parent décédé en image de fond sur son téléphone. Mon ami a vu cette photo et a demandé à mon proche : « Comment pouvez-vous garder cette photo pour vous rappeler constamment votre perte ? » Mon proche a répondu : « Non, il le faut. Cela me montre qu’il est toujours ici. » Ceci a résonné en moi et j’ai alors pensé : « Pour moi, c’est juste une image, mais pour lui, c’est bien plus qu’une assurance ou qu’un rappel, c’est carrément une réalité. » »

Dans son prolongement, « Aforger » soulève d’autres questions générationnelles sur la place de l’homme face au prêt-à-penser médiatique et la dématérialisation constante – faisant parfaitement écho avec sa déclinaison de l’instrument classique, en particulier le piano, qu’il délite dans le bouillon analogique et vibrant de l’album. Cet engagement dont fait preuve Douglas Dare a le mérite d’être hautement salué, d’autant plus que les trouvailles musicales du Britannique s’y collent et relèvent aussi d’une approche ahurissante et intelligible de l’harmonie – coproduite et accompagnée par les percussions de ce même Fabian Prynn, déjà présent sur le premier opus. Néanmoins, la nuée fantomatique de « Oh Father », la symbiose cuivrée de « Stranger » ou encore la berceuse lugubre de « The Edge » ne seraient rien sans la maladresse sentimentale de son auteur et l’ambiguïté de ses intentions : « L’album traite de beaucoup de malhonnêteté. J’ai donc estimé que les paroles devaient en être le contrepoids. J’ai été inspiré par l’album de Björk, « Vulnicura », et de comment tout est presque maladroit dans son honnêteté. » Une honnêteté à double tranchant qui, comme le reste du monde, ne sait pas sur quel pied danser.

crédit : Özge Cöne
crédit : Özge Cöne

« Aforger » de Douglas Dare, sortie le 14 octobre 2016 chez Erased Tapes.


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Julien Catala

chroniqueur mélomane, amoureux des échanges créés autour de la musique indépendante