[Entourage #119] Degiheugi

Le beatmaker français Degiheugi a longtemps évoqué pour nous la figure d’un artiste sympathique et malin, avant de devenir une vraie attraction sonore et musicale, avec son 5e album, « Endless Smile » en 2015 ; œuvre à la production travaillée et cotonneuse, propulsant l’imaginaire faussement naïf et enfantin de son créateur dans un élan cinématique élégant et vintage. Et même s’il en avait déjà l’habitude, ce long format était boosté par quelques featuring imposants avec des MCs aussi respectés que Ceschi, Josh Martinez ou encore Andrre. Pour Degiheugi, la musique reste à l’évidence un terrain de jeu jubilatoire, un endroit propice à l’aventure, à la découverte et à la rencontre. Elle est aussi cette manière active de faire s’exprimer sa gourmandise mélomane, de faire vibrer son amour du sillon qui craque, de rendre complètement palpitante cette quête du plus beau sample (les plus assidus comprendront). À l’occasion de la sortie très attendue de son nouvel opus « Foreglow », il met en lumière pour indiemusic ses propres affinités créatives et humaines, en toute logique avec quelques autres figures de la scène beatmaker française comme ProleteR, Kognitif, Hugo Kant, mais aussi l’impressionnant Senbeï, qui fait ainsi le lien entre le beatmaking pur et la culture rap originelle de Degiheugi, qui place également dans ce numéro d’Entourage le rappeur Dooz Kawa, mais aussi son vieux pote, Skap’1, MC avec lequel il a sorti « Vertigo » en 2020.

crédit : Lucas Perrigot

ProleteR

ProleteR, je l’ai rencontré lors d’un de mes premiers « vrais » concerts à Toulouse. C’était au Connexion. J’ai eu l’impression que le mec se la racontait un peu. En fait, pas du tout ! Le contact est super bien passé et depuis on est de vrais potes. On a plein de points communs musicaux dans notre façon d’aborder la composition et le sampling, et j’adore la façon qu’il a d’amener le groove dans ses titres. Mon titre préféré est « Circus » sur son album « Life Playing Tricks ». Bref, on trouve toujours des excuses pour se retrouver sur les mêmes dates ou les mêmes évènements.


Kognitif

Koko, pareil, je l’ai vu la première sur une date près de Nantes. On était dans les mêmes loges, on s’est même pas parlé ! Hahaha ! Aussi cons l’un que l’autre. Maintenant quand on se revoit, on en rigole. Pour moi, maintenant Proleter et Kognitif, c’est la famille. Quand on se retrouve tous les trois, c’est vite le bordel. La dernière fois, on est même monté sur scène moi et Kognitif pour emmerder Proleter pendant son set… de vrais gosses ! Bref, au-delà de ça, Kognitif musicalement me met souvent des gifles. Son album « Soul Food » était très bon. Mais la suite… merde c’est de l’or en barre. J’adore sa façon d’assembler les samples et la pêche qu’il met dans ses morceaux. Le « Soul Food II », j’ai un coup de mou, je le mets à fond et hop je suis refait. Un peu comme la pub Mars, mais en vachement plus hip-hop !


Senbeï

Pour moi, Senbeï : c’est le technicien. Je suis toujours assez impressionné par la technique qu’il a quand il aborde une musique. C’est comment dire « hyper efficace ». C’est un peu comme Chuck Norris et son « je mets les pieds où je veux, et c’est souvent dans la gueule » (rire). Je m’égare. Bref, il a ce truc pour faire du gros son, et en concert, je te cache pas que je préfère qu’il passe après moi ! Hahaha. Voilà, au-delà de ça, on a eu l’occasion de se croiser sur pas mal de dates, et c’est quelqu’un que j’apprécie énormément. Il est inventif, hyper productif, et pendant le confinement et durant cette année, c’est le mec qui, je trouve, a le mieux rebondi. Il a produit son projet « Tōitsu » en collaboration avec ses fans. C’était une approche intelligente, inventive, pleine de partage. Bref, je respect ce gars, et puis il me doit un couscous, alors je dis des mots gentils sur lui.


Hugo Kant

Hugo Kant, je l’ai invité sur mon album « Foreglow ». Musicalement, c’est un tueur. Vraiment. Il a ce truc du mec qui « comprend » la musique. Chacun de ses albums sont de mieux en mieux, et putain c’est rare ça ! On a tous tendance à avoir une « grosse période » mais lui, à chaque nouvel album, je me dis « merde c’est encore mieux que celui d’avant ». En plus de ça, c’est un mec qu’humainement, je respecte à mort. Il vit de sa passion, et ça lui suffit. Il est entier, simple. Il a une passion, il l’assume. À 100%. Je respecte ça. Y’a trop de titres, d’albums, que je kiffe. Alors, je vais juste vous conseiller le dernier. Mais entre nous, faut se faire la discographie.


Skap’1

Skap’1, c’est mon pote, mon pote de rap, de blague, un vrai pote. À un tel point qu’on s’est fait un EP ensemble au lieu de glander à raconter des conneries à longueur de journée. Tous les deux ensembles, on est inarrêtables, à condition de supporter notre humour à deux balles. Bref, Skap’1, c’est comme moi, ce que les « jeunes » appellent des old timer ! Je l’ai connu à travers ses mixtapes dans les années 98-2000 ; je crois « Les Fourberies de Skap’1 » où il invitait la crème du rap français. Plus tard, on s’est rencontrés par connaissances interposées. On a le même humour débile, et vu que c’est rare, on s’est tout de suite bien entendus. Et je vais vous dire, ce mec n’est pas le MC le plus technique que je connaisse, mais c’est un de ceux qui écrit le mieux. Alors, faire un EP ensemble, ce fut un putain de plaisir.


Dooz Kawa

J’ai rencontré Dooz sur un festival Au Foin de la Rue. On avait rapidement échangé en amont via email. C’est un des mecs avec qui je pourrais parler des heures. C’est un puits de savoir, mais, le plus important, c’est qu’il est à l’écoute. Humainement, c’est une grande personne. Je dis pas ça souvent. Mais il a des valeurs, une façon d’appréhender les choses que je respecte énormément. Et puis merde, je pense que c’est un des plus grands lyricistes de France. J’ai taffé avec lui sur son dernier album « Nomad’s Land » ; il faudrait qu’on réitère l’expérience, car je n’ai pas été assez loin dans ma mission de directeur artistique sur cet album, car on apprenait à se connaître. Mais je pense qu’ensemble, on pourrait faire un truc bien bien ouf.


En matière de beatmaking, les petits frenchies ont souvent été mués par un certain complexe d’infériorité, trop souvent cachés et reclus derrière leurs contrôleurs, leurs séquenceurs, leurs écrans. En l’occurrence, en 2015, en sortant les machines pour les faire rugir sur scène, Degiheugi a eu l’occasion de croiser la route de l’immense DJ Shadow pour des premières parties qui l’ont nécessairement marqué et poussé vers toujours plus d’ambition et d’exigence. D’une certaine manière, si le beatmaking est avant tout un travail solitaire en home studio, il induit parfois une musique un peu trop resserrée, répétitive et abstraite. À l’image d’un autre monument des platines et du hip-hop, Cut Chemist, pour « Foreglow », Degiheugi a ouvert les fenêtres, fait tourner la mappemonde, sorti la caisse de 45 tours, voyagé dans le temps et à travers les continents avec sa collection de disques, dansé sur ses propres breakbeats, et surtout s’est amusé comme un gamin. En résulte un album solaire, généreux et cosmopolite où il fait bon se lover dans la boucle sur « There Ain’t Nothing Left to Do » comme dans les meilleures gourmandises du tonton George Evelyn alias Nightmare on Wax, où les effets psychotropes sont propices à la divagation (« Final Round » avec Hugo Kant, « Let’s Burn »…), où le démon de la danse invite les corps à se libérer (« Tu fais semblant », « Favelas », « Let Me Down »…) au point de réveiller l’esprit hip-hop festif et fédérateur des années 90 en compagnie du rappeur Andrre (un fidèle décidément) sur le tube irrésistible de ce nouvel album, « Nuday ». Le hip-hop décidément très présent dans les ambiances du tracklisting, avec ce featuring presque vaudou avec les trublions d’ASM et Miscellaneous pour ce prêche pas très catholique, intense et envoûtant. En toute simplicité, avec beaucoup d’esprit et de musicalité, « Foreglow » est l’un des beaux rayons de soleil de ce printemps naissant, qui pourrait être placé sous le signe du hip-hop et du breakbeat grâce à lui.

« Foreglow » de Degiheugi est disponible depuis le 23 avril 2021 chez Endless Smile Records.


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Laurent Thore

Laurent Thore

La musique comme le moteur de son imaginaire, qu'elle soit maladroite ou parfaite mais surtout libre et indépendante.