Le groupe allemand Camera n’a rien d’un groupe nostalgique, même si ce trio perpétue depuis son premier disque, « Radiate » en 2012, une philosophie qui aura bouleversé la musique en Europe au début des années 70.
Rejoignant les Français de Zombie Zombie, le duo anglais Subway (et son étonnant « Subway II » chez Soul Jazz Records en 2009), la nébuleuse The Emperor Machine (quel premier album qu’« Aime Tallulah is Hypnotized » chez DC Recording en 2004) et autres K-X-P, qui à travers leurs œuvres ont écrit et écrivent encore des chapitres décisifs de la musique répétitive instrumentale, Camera se distingue néanmoins avec une attitude résolument rock, empreint de psychédélisme et de projections cosmologiques. Attirant notre attention par le caractère implacable de l’introductif, « Affenfaust », son troisième album « Phantom of Liberty » s’est très vite transformé en un voyage mystique, véritable ode à la transe et à la médiation.
Loin de reproduire la formule des éternels Neu! (une référence néanmoins déterminante pour notre objet du jour), Camera insuffle à l’énergie krautrock originelle, une intention, une densité qui lui permettent aisément de rivaliser avec la scène rock actuelle, sans nécessairement tomber dans les excès de gourmandise du stoner ou du post-hardcore moderne. Comme ses illustres aînés de Düsseldorf, le trio berlinois envisage la musique comme une activité libératrice, dans un rapport étroit et confondant, entre le corps et l’esprit. Un morceau aussi intense que « Taj Mahal » est un piège tendu par le démon de la danse, une danse enivrante et cathartique. Bien que parfois très contenue dans ses développements narratifs, la musique va chercher très profondément dans notre for intérieur, notre animalité enfouie. Ainsi à l’instar des derniers disques des Finlandais de K-X-P, la seule réelle limite de « Phantom of Liberty » serait celle de son enregistrement studio, qui ne laisse évidemment que peu de place à l’interaction et la spontanéité du live. Ces huit titres font tout de même preuve d’une homogénéité certaine, en inscrivant la tonalité générale dans un continuum sonore extrêmement cohérent, mais contenant de fait, cette sauvagerie, cet état incontrôlable, qui semble couver en permanence sous le magma sonore de « Phantom Of Liberty ».
Chaque morceau développe en effet, un imaginaire propre, tout en respectant des préceptes esthétiques évidents, qui pourraient d’ailleurs être édités par le label du groupe, Bureau B. Depuis Hambourg, ce label, référence planétaire en matière de krautrock, donne le vertige avec son imposant travail de réédition. Mais Bureau B n’oublie pas le présent et se passionne pour des mélanges hybrides parfaitement novateurs, à l’image du disque à venir d’Automat. Comme le dit si bien, Julian Cope, musicien et musicologue, auteur de l’ouvrage de référence « Krautrocksampler », le rock avant-gardiste allemand des années 70 est devenu un mouvement a posteriori, bande-son bigarrée d’une époque et d’un contexte politique et social sans commune mesure. Sans nier la volonté artistique de Camera, il est difficile de comparer ce groupe à des entités, dont le discours était parfois plus important que leur propre musique. Attention Camera n’en devient pas pour autant un objet de foire, focalisé sur sa performance. Irrémédiablement, l’acharnement rythmique que Camera nous impose nous interroge sur les dérives absurdes de nos sociétés contemporaines, où la musique devient l’un des derniers remparts contre la folie de l’humanité. Sans être ouvertement subversif, il y a quelque chose, de furieusement positif dans la musique de nos amis allemands, à l’image des happenings souterrains que la formation berlinoise a l’habitude de provoquer dans les méandres du U-Bahn. Musicalement, Camera pourrait ainsi aisément être qualifié de groupe obsessionnel, qui, quels que soient les instruments qu’il met en œuvre, est foncièrement fidèle à son leitmotiv originel. Alors que certains de leurs « concurrents » actuels (le terme de concurrence est-il vraiment adapté à la sphère de la musique alternative ?) amènent leurs intentions dans des pratiques déviantes de disco, de techno et plus largement de musiques synthétiques, Camera se dirige vers une sorte de post-rock halluciné, lorgnant tout aussi bien du côté des sonorités distordues et dissonantes des premiers albums de Sonic Youth, comme sur le très punk « Nevermine », que vers les réverbérations planantes des Américains (malheureusement trop méconnus) de Bardo Pond, sur le très psychédélique « Festus » ou sur le groove pervers de « Ildefons » . Bien sûr, Camera alimente indéniablement le moteur de sa musique avec les effluves expérimentaux, électroniques et technologiques des années 70, qui de Tangerine Dream à Pink Floyd, en passant par Can! et Kraftwerk, ont définis les contours de la création musicale actuelle. Camera a aussi l’avantage ou (le désavantage, à vous de décider ?) de faire table rase des dix années les plus contestées la pop music, les fameuses années 80. Bien sûr, ici et là apparaissent quelques sonorités typiquement eighties, mais qui ne détournent en rien le groupe de son chemin, parfaitement assumé.
Pour résumer, « Phantom of Liberty » s’avère être une sacrée collection de morceaux généreux, intenses et délicieusement régressifs, qui imposeraient des conditions d’écoute digne de ce nom pour en éprouver les vertus à plein régime : et si possible éloigné de nos écœurants usages numériques : quelle sensation désagréable d’écouter ce disque en mp3 ! Pour notre part, nous attendrons avec impatience notre vinyle, pour pousser les meubles et réveiller les bêtes étranges qui sommeillent en nous.
« Phantom Of Liberty » de Camera est disponible depuis le 4 août 2016 chez Bureau B.