[LP] BOLD – BOLD

Pour être tout à fait honnête, le crew Chinese Man n’a jamais vraiment eu les honneurs des colonnes d’indiemusic, et pour parfaire le tableau, il est vrai qu’à titre personnel, j’avais commencé à lâcher l’affaire juste après l’album « The Journey », coopération long format du collectif avec le rappeur Tumi. Mais force est de constater que la nouvelle entité émanant de la nébuleuse Chinese Man, à savoir BOLD réveille de la plus belle manière l’esprit « beats & scratches » originel de la bande de DJs beatmakers joueurs et créatifs basée à Marseille, avec un LP lumineux et inspiré qui a tous les atouts d’un nouveau classique du catalogue CM.

Il aura d’ailleurs suffi d’un seul titre pour exciter notre curiosité, raviver cette flamme intérieure qui nous habitait lors des sorties des premières « Groove Sessions », et nous pousser ainsi à foncer tête baissée dans le territoire esthétique, sonore et complice entre High Ku, figure historique de Chinese Man et Supa-Jay des Scratch Bandits Crew : « Shook ».  En premier lieu s’impose une signature sampling qui ne laisse aucun doute (avec même quelques petits clins d’œil à d’anciens morceaux de Chinese Man comme « Once Upon a Time »), et entraîne par là même notre imaginaire dans le pays des hommes libres, périphrase souvent associée à la Thaïlande, d’où proviennent ces samples irrésistibles. Cette signature ouvre la voie (royale) pour le déploiement d’un breakbeat massif qui donne envie de se laisser aller dans cette boucle percussive puissante et abstraite, aux vertus évocatrices hypnotisantes, le tout animé par une mécanique musicale qui souligne ô combien la platine est un instrument à part entière, surtout quand elle est activée par les mains de velours d’un platiniste hors pair comme Supa-Jay. À l’écoute, nous percevons les relances, les gestes derrière la platine, cette manière de jouer avec la métrique du rythme qui crée cette sensation enivrante de groove qui tourne autour de la pulsation, en faisant rentrer les sons à l’instinct, par le beat juggling et le scratch.

Et d’ailleurs si la platine est souvent perçue comme un instrument de performance technique à la limite du sport, il est aussi un véritable inducteur de liberté musicale et de création. À ce titre, une petite merveille de sensibilité comme « Birds in the Morning » évoque la sensibilité organique du maestro DJ Shadow dans ces années Mo’ Wax tout comme les trésors culturels et musicaux de la sono mondiale. Car BOLD fonctionne sur une articulation particulièrement fluide entre l’art du diggin’, cette quête en forme de chasse aux trésors du sample ultime au cœur des sillons (et peut-être désormais de la toile), un  esprit hip-hop créatif minimaliste, cette manière de recycler l’existant pour créer le nouveau, et une vision d’ensemble qui serait celle d’un chef d’orchestre, d’un arrangeur qui agence, entrecoupe, structure, donne vie à  des idées à travers les mécaniques modernes du studio (même si la comparaison est flatteuse, et risque de faire rougir les deux comparses, un peu comme si Lee Scratch Perry et Jean-Claude Vannier s’étaient retrouvés dans le même studio sur la production d’un disque de boom bap).

Ainsi High Ku et Supa-Jay, dans le vécu de leur duo, formation forcément resserrée qui restreint peut-être les possibles, mais excite par la contrainte minimaliste, la créativité, sont vraisemblablement revenus aux sources de leurs ADN musicaux communs. Le hip-hop originel de DJ Kool Herc, de Grandmaster Flash…, le boom bap des producteurs new-yorkais comme Pete Rock, DJ Premier…, les abstractions de DJ Krush, de DJ Shadow…, les bandes originales de films obscurs, qui en dehors du schéma de la pop music étaient de parfaits lieux de liberté et d’expérimentations sonores comme ont pu les activer de Roubaix et Morricone pour ne citer qu’eux. Et pourtant, à l’écoute de cet album, nous ne ressentons pas spécialement de nostalgie, mais plutôt un amour profond et sincère pour un esprit musical qui ne cesse de se réinventer avec les évolutions technologiques, les hybridations esthétiques, mais aussi se vit comme une forme de résistance à l’uniformisation de la musique actuelle. Ainsi BOLD se rapproche par moments, des dernières productions de l’iconique Cut Chemist (en particulier de son LP « Die Cut » sorti en 2018). La touche BOLD alterne d’ailleurs comme leur illustre contemporain californien, un côté purement instrumental et un côté ouvert aux featurings. Des invités remarquables, comme les figures du collectif Chinese Man que sont Stogie T (alias Tumi) sur l’envolée lumineuse d’« Icarus » ou encore Youthstar, en compagnie du MC Miscellaneous de Chill Bump sur le virevoltant « Easy Peasy », ou encore CW Jones sur le contemplatif « Still ».

Le toaster Biga*Ranx est aussi de la partie dans l’écrin dancehall cotonneux en mode bass music à rêver sur « Kilowatt ». Si l’ensemble pourrait laisser penser à un fourre-tout un peu bordélique ; au contraire, au fur et à mesure des écoutes, c’est un chemin sonore (et initiatique vers la stèle BOLD) qui se dessine avec beaucoup de cohérence et de plénitude. Ce chemin s’achève d’ailleurs avec le subtil et discret « Ginette ». Une conclusion qui révèle pleinement toute sa poésie à travers le magnifique clip en slow motion à découvrir depuis aujourd’hui sur les internets. High Ku et Supa-Jay démontrent d’ailleurs sans doute dans cette alliance rêveuse entre l’image et la musique que leurs âmes d’enfants sont décidément toujours là intactes, apportant cette fraîcheur, ce plaisir, cette curiosité qui nourrissent avec tant de bonheur leur musique généreuse, créative et hédoniste.

« BOLD » de BOLD est disponible depuis le 21 janvier 2022 chez Chinese Man Records.


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Laurent Thore

Laurent Thore

La musique comme le moteur de son imaginaire, qu'elle soit maladroite ou parfaite mais surtout libre et indépendante.