Internet détrônera-t-il un jour les magasins indépendants dans le cœur des passionnés de musiques alternatives ? Quel plaisir plus jouissif, pour un amoureux de musique « indie », que d’entendre pour la première fois, sur la hi-fi de son « dealer » préféré, ce groupe qui ne cessera de l’habiter pendant des mois ? La force de la découverte est-elle aussi intense quand le Player d’une plate-forme en ligne se substitue désormais à la platine de notre ami le disquaire ? Les grandes phrases qui fusent, les débats sans fin qui accompagnent ce cérémonial si bien décrit dans le roman « High Fidelity » du Britannique Nick Hornby, ne seront-ils plus un jour qu’un agréable souvenir de carte postale ? Certes, avec un peu d’imagination, en fermant les yeux, le subterfuge peut fonctionner, l’espace de quelques minutes. Mais lorsque la musique est muée par une énergie telle que celle de « Before A Million Universes », il est des questions qui ne se posent plus. Il aura donc suffi que le surprenant label de Brooklyn, Exploding in Sound Records, poste deux titres de « Before A Million Universes », pour nous laisser bouche bée devant notre écran. Impossible, dès lors pour nous, de ne pas vous raconter les vertus d’un tel brûlot.
Six secondes : c’est le temps qu’il aura fallu à Big Ups pour nous rendre totalement dingues. Les intentions rageuses que les musiciens déploient dans ces douze morceaux sont tout simplement phénoménales. La musique de Big Ups, en se libérant des clichés du punk et du hardcore, tend vers une authenticité qui transforme sans peine ce nouveau disque en une pièce maîtresse du genre. De l’agitation de leurs débuts façon Beastie Boys/Bad Brains, les quatre musiciens de Big Ups conservent, tels d’éternels adolescents, cette nécessité de vivre sans retenue l’expérience sonore. Les premières traces discographiques du groupe remontent à 2010. Depuis, le projet a grandi et acquis une maturité indéniable. Mais, comme une constante, la musique est toujours cet acte nécessairement physique, avant d’être cérébral. Il doit permettre de se reconnecter à des vibrations primaires et d’invoquer cette liberté intrinsèque qui est celle de l’être humain. La demi-mesure ne fait donc pas partie de l’univers du groupe. Il n’y a, en effet, plus beaucoup de place pour l’hésitation dans ce chaos agité. Les morceaux négligent le superflu et se moquent des imperfections. Ils refusent en bloc le diktat du fameux « fucking Pro Tools », comme aime à le nommer le sorcier, Steve Albini.
En creusant plus en avant le propos survolté du groupe, une ombre plane sur le disque. Le titre de l’album fait en effet directement référence au grand poète et humaniste américain Walt Whitman et à l’un de ses textes. Big Ups puise son inspiration, sa matière dans la littérature et dans la contre-culture américaine. Avec Big Ups, le punk et la musique en général sont par essence politiques. Ils s’érigent sans complaisance comme des remparts face aux ravages de la pensée unique.
Pour les amateurs français du genre, Big Ups évoque un groupe français, unique et définitif, justement nommé Prohibition. En effet, « Before Millions Universes » pourrait sans problème rejoindre le sublime « Towncrier » (dont nous fêtons d’ailleurs cette année les vingt ans), dans le cercle très fermé de nos disques de chevet. Ces deux disques conjuguent, avec passion et force, une tension musicale toujours prête à exploser et une écriture, frénétique, poétique et urbaine, démontrant que les mots possèdent ce pouvoir intérieur que rien ne peut arrêter. S’immerger ainsi dans les textes frondeurs mais diablement percutants de Big Ups s’impose comme une nécessité. Les membres du groupe se sont rencontrés sur les bancs de la New York University qui, bien que privée, œuvre pour permettre aux plus modestes d’accéder à des études supérieures. Ce contexte social est la toile de fond de « National Parks ». Le chanteur Joe Galarraga profite de cette tribune pour saluer tous les sacrifices que sa mère a dû consentir pour l’élever dans des conditions souvent difficiles et lui permettre, quelque part, d’échapper au carcan du déterminisme de la société américaine. Sujet éternel du hardcore new-yorkais prenant ici une dimension inédite et universelle, sans larmes ni apitoiements. Que les membres de Big Ups aient ainsi choisi d’incarner le propos de « National Parks » dans la gestuelle de cette troublante danseuse improvisée traduit, sans complexe, la volonté d’ancrer ce morceau dans le réel et le quotidien de l’Amérique populaire. La chorégraphie pleine de sens illustre avec justesse ces voix qui s’élèvent dans la jeunesse pour rompre avec le cadre aliénant de nos modes de vie contemporains, centrés sur l’argent et l’accumulation, au détriment du respect du vivant.
« Before A Million Universes » s’ouvre avec le presque bipolaire « Contain Myself », où la voix du chanteur chuchote pour mieux exploser comme au plus beau jour du CBGB. Sans être original, nous pourrions de suite évoquer la figure tutélaire de Slint, et même celle de Nirvana période « Bleach ». Ce serait nier l’évidente personnalité intrinsèque qui se dégage du volcan Big Ups. À peine le temps de respirer que la ligne de basse démoniaque de « Capitalized » assure le tempo et déclenche un déchaînement éruptif de décibels. Le groupe dénonce avec fureur l’assimilation du travailleur à une simple variable d’ajustement du modèle productiviste. Loin de sombrer dans un cours magistral d’économie politique, Big Ups agite néanmoins, avec acharnement, sa flamme militante, à travers une conviction que nous n’avions pas perçue dans le rock américain depuis très longtemps. Le groupe, à l’image de son chanteur, semble possédé par sa mission artistique, oubliant les micros comme sur l’envoûtant « Knight » ou le déroutant « Feather of Yes ». Il se présente ainsi tel qu’il est, dans un troublant exercice de mise à nu qui peut surprendre autant qu’il subjugue. À la manière d’un prédateur, Big Ups saisit sa proie et ne relâche jamais son étreinte. Une fois pris dans le tourbillon rythmique bouillonnant de ce pamphlet antisystème, difficile de sortir indemne de cette écoute abrasive. Pour mieux exécuter cette symbolique mise à mort d’un modèle à bout de souffle, le chanteur va chercher des émotions proches de la folie, dans l’épique « Yawp ». Il faut du temps pour se remettre d’un tel tsunami. Nous osons à peine imaginer les dégâts que ces treize morceaux peuvent provoquer sur scène, tout en rêvant secrètement de pouvoir assister prochainement à la tournée européenne du groupe, qui risque de marquer les esprits et d’installer Big Ups dans le rôle de nouveaux outsiders de la déferlante sonique.
Big Ups balance un véritable manifeste en forme de cri de rage ; un cri de rage cathartique, celui d’une jeunesse américaine révoltée, critiquant ouvertement le mode de développement capitaliste et libéral de nos sociétés occidentales. Big Ups rejoint ainsi par moment Refused et Fugazi, dans cet art de combiner avec brio et justesse une écriture politique sincère à une puissance musicale dévastatrice.
« Before A Million Universes » de Big Ups, disponible depuis le 4 mars 2016 chez Exploding In Sound Records / Tough Love Records / Brace Yourself.
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