Arcade Fire – Reflektor

Avant Reflektor, on avait laissé les Montréalais d’Arcade Fire en 2010 avec l’album The Suburbs, un album qui avait divisé les fans et la critique. Loin de l’esprit créatif et un peu fou des deux premiers LP, The Suburbs était pour certains trop lisse, trop sage, trop grand public. Je m’inscrivais dans l’autre catégorie, celle de ceux qui voyaient The Suburbs comme une sorte de concept album sur l’Amérique, ses banlieues façon Wisteria Lane, sur le temps qui passe, sur le passage à l’âge adulte. The Suburbs n’était pas sage, il était parfaitement maîtrisé, il était évident, c’était mon album de l’année.

De la collision des deux points de vue, on retenait comme un symbole le Grammy Award de meilleur album obtenu début 2011, et qui avait entraîné un déluge de réactions de jeunes indignés sur Twitter à base de « who the fuck is Arcade Fire?! », eux qui voyaient Justin Bieber comme incontestable vainqueur. Ce genre de péripéties avait quand même de quoi faire réfléchir Win Butler et sa bande (un groupe comme Arcade Fire était-il réellement un groupe à récompenses bon marché « volées » à Lady Gaga et consorts ?) sur la direction à donner au successeur de cet album, Reflektor.

pochette de Reflektor d'Arcade Fire

Toujours est-il que les premières infos obtenues sur l’enregistrement de Reflektor laissaient imaginer un 4e album très différent de The Suburbs, ne serait-ce que par la présence de James Murphy (ex LCD Soundsystem) aux manettes. La révélation du premier single, lui aussi intitulé Reflektor, ne faisait que confirmer cette première impression : rythmes très « murphiens », claviers tout sauf anecdotiques, production léchée, morceau très long (plus de 7 minutes, très loin des critères de passage en radio), sans compter l’apparition discrète de David Bowie pour les chœurs. Cela faisait déjà beaucoup.

À l’écoute de l’album, un autre élément frappe très vite : la présence assez marquée de sonorités caribéennes, voir carrément reggae (Here Comes The Night Time, Flashbulb Eyes, You Already Know). Influences reggae, beats de dancefloor, claviers rétro, articulation en deux périodes (Reflektor est un double album) on se demande vite si on ne va pas finir avec une indigestion face ce déluge de générosité musicale. La première écoute peut effectivement laisser un peu perplexe. Toutefois Reflektor fait partie de ces disques qui grandissent au fil des écoutes. Là où The Suburbs était un coup de cœur immédiat tant son propos était évident (pour moi en tout cas), Reflektor ne livre ses secrets qu’au compte-goutte, même si certains morceaux font assez bien le pont avec son prédécesseur (« We Exist », « You Already Know »), ou avec les hymnes dont le groupe a le secret (« Awful Sound », que le public chantera en chœur, les bras en l’air comme sur un Wake Up). Le morceau le plus instantané de l’album, coup de cœur immédiat, sera sans aucun doute Normal Person, titre endiablé joué la fièvre au corps et introduit par un Win Butler marmonnant entre ses dents « Do you like Rock and Roll music? Cause I don’t know if I do ».

Mais ce qui apporte le supplément d’âme nécessaire à Reflektor pour en faire un grand disque, c’est le songwriting génial de Win Butler et Régine Chassagne qui enveloppent ce merveilleux fouillis d’un thème qui transcende l’ensemble de Reflektor : le mythe d’Orphée et plus largement celui de l’amour au-delà de la mort. Orphée est un personnage de la mythologie grecque, connu notamment pour avoir refusé la mort de sa femme Eurydice et être allé défier Hadès pour la ramener des enfers, avant de la perdre à tout jamais pour avoir baissé sa garde juste avant de revenir à la surface de la Terre (il pouvait la ramener à la condition de ne jamais se retourner sur elle avant d’avoir quitté les enfers – c’est la pochette de l’album – ce à quoi il ne parvint pas à se résoudre tellement il désirait la revoir).

symbole de Reflektor

Les textes des différents morceaux tournent tous autour de ce sujet, de manière assez évidente sur les titres « Awful Sound (Oh Eurydice) » et « It’s Never Over (Oh Orpheus) » ou encore « Afterlife », mais aussi sur le single « Reflektor » où Chassagne évoque « le royaume des vivants et des morts » tandis que Butler s’interroge « Will I see you on the other side? ». Parfois, le lien est plus subtil comme sur « Supersymmetry », la supersymétrie étant un concept lié à la physique des particules et à l’idée d’espaces-temps (« It’s been a while since I’ve been to see you / I don’t know where, but you’re not with me » nous murmure les Arcade Fire). Au fil de l’album, Butler et Chassagne nous livrent leur vision d’une société où il est très difficile de préserver l’amour véritable. « Little boys with their porno (…) they don’t know what we know » peut-on entendre sur « Porno », ou « We fell in love when I was nineteen and now we’re staring at a screen » sur « Reflektor », tandis que « It’s Never Over » fait clairement référence au fait qu’il ne faut jamais baisser sa garde. L’album longe alors le précipice quand les Arcade Fire s’interrogent sur la possibilité de vivre un amour plus pur ailleurs (« When love is gone, where does it go? » questionne « Afterlife »), par delà la mort, sans pour autant vraiment croire à la réponse.

Je veux bien prendre les paris, fin 2019 quand nous nous retournerons sur cette décennie musicale, nul doute que nous citerons Reflektor comme un disque majeur. À moins que d’ici là, Arcade Fire ne nous ait ravis avec d’autres productions encore plus magistrales.

photo du groupe Arcade Fire

« Reflektor » de Arcade Fire est disponible depuis le 28 octobre 2013 chez Barclay Universal.

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David Tabary

photographe de concert basé à Lille, rédacteur et blogueur à mes heures