[LP] Christophe – Les vestiges du Chaos

Christophe renverse ses souvenirs, qui ne sont pas des nostalgies, mais autant de sources actives, et capte l’instant présent comme personne pour en recueillir ses brillants instantanés. C’est en allant chercher au plus loin d’un passé – toujours magnifiquement assumé depuis les yéyés, chez lesquels il exerçait déjà ses pas de côté – que Christophe va plus en avant. C’est ici plus frappant que jamais. La plupart des chansons des « vestiges du Chaos » arrivent sur la pointe d’un lointain en mouvement. Le fond noir, à l’image de la pochette signée Lucie Bevilacqua, est d’une sobriété qui laisse apparaître pour seul élément, autour du chanteur, le subtil reflet miroité du père, en arrière de lui-même. À l’abri de toute avant-garde, tout en creusant l’originalité vive d’une œuvre à chaque fois résolument moderne, Christophe impose le signe magistral d’une présence éclaboussante, à la manière d’une aveuglante maestria. Bien que des jeunes scènes acclament l’influence du musicien, l’architecte nocturne construit une œuvre depuis longtemps en marge, sans imprégnation apparente sur ses contemporains ni véritablement de descendance.

Christophe - Les vestiges du Chaos

« Définitivement, je suis vivant » s’entend comme une éclosion en forme d’incantation. Cette ouverture hypnotique d’avant la naissance des grandes mélodies à venir fut construite, selon les dires du créateur, autour du son vibreur d’un téléphone portable se frottant accidentellement aux interférences d’un ampli branché. Les propos* de l’artiste n’ont jamais autant fait chair avec le cœur même du mystère de l’inspiration : « Peut-être qu’une bonne chanson, c’est une chanson devant laquelle on se trouve étonné en la terminant, par quelque chose qu’on ne maîtrise plus. » Ouverture vrombissante et quasi mystique, semblant jaillir d’une coulée de lave, par laquelle l’humain n’est encore que matériau inconnu, mais précieux, appelé à devenir enveloppe : « J’suis le plus pur / Je vous rassure / Le plus embrasé que la terre ait porté ». Christophe et sa force toute singulière de porter les mots aux confins d’un surréalisme amoureux, réinventé, et autonome.

Le chant suspendu, puissamment mélodique et sans équivalent ici, pourrait trouver quelque correspondance en l’envol mélancolique d’un Robert Wyatt dont le sol se dérobe en permanence, dans son cisèlement harmonieux et délicat, l’accident de l’accord semblant créer in situ sa force mélodique. Leur art commun le plus trouble, peut-être, est ce détachement opalin qui implore les lumières franches, tout en perçant le cœur dans sa directe traversée. La terre n’étant, comme souvent chez Christophe, que dunes de sable, friables à tous les vents.

La singularité poétique de l’auteur ne date pas d’hier. On oublie à quel point, dès les premières années de sa carrière, Christophe n’a cessé de créer des entrechocs heureux par ces infimes accidents de langue provoquant des étincelles, des irrévérences élégantes tirées d’anglicismes, de décompositions de son propre lexique, de cet art sorcier d’extraire la beauté sur une structure bancale, d’aimer les codes à l’envers en commençant par le refrain (« Océan d’amour ») ; de désordonner, selon ses propres règles, une chanson. Née du Chaos. Christophe n’a jamais écrit – ou enveloppé les mots des autres – qu’en les trempant dans des thèmes inhabituels aux ancrages intrigants, dès « Les Marionnettes » ; dans cet angle de vue original, tendu et flippé de « La petite fille du troisième » ; ou encore, dans les images dépressives de ces « Jours où rien ne va » – sans doute une des chansons les plus sombres jamais écrites.

crédit : Lucie Bevilacqua
crédit : Lucie Bevilacqua

On oublie à quel point Christophe triture, crée des distorsions de chant, avale puis précipite sa diction pour l’allonger sur des notes inattendues, détache comme personne chaque syllabe au fond du temps. Chanter au fond du temps, c’est sans doute chanter du fond des temps, appeler à ses propres vestiges. À contre-courant de la chanson d’ici, Christophe ne chante pas le temps qui passe, mais désespérément le plus insaisissable : l’instant qui passe. Avec l’interprétation vibrante et fragile des grands instinctifs. Mieux, il réussit à suspendre chez l’auditeur tous ces instants, accrochés aux pizzicati d’une « Dangereuse » et remarquable direction de cordes, dont les effluves époustouflants s’élèvent dans une orchestration digne d’un standard imaginaire pour crooner classieux des années 30 transposé dans un film de Lynch.

Les alliés bâtisseurs de longue date, dont Jean-Michel Jarre et le compagnon du « Samouraï », Boris Bergman, marquent leur retour, mais aussi les mains fortes déjà présentes en studio ou sur des scènes passées : Christophe Van Huffel, Daniel Bélanger, Renaud-Gabriel Pion ou un Alan Vega toujours hanté, croisé dans un haletant « Tangerine » tout droit sorti d’une séquence de Wenders dans un club déjanté et décadent.

La grandeur désespérée de l’incommunicabilité amoureuse, chez Christophe, est ici au sommet et fait revivre l’intensité dramatique des peintres de tempêtes en mer du XIXe, d’une grandeur romantique semblable à « L’adieu » d’un Alfred Guillou. Christophe est aussi le seul à faire plonger avec émotion dans cette évocation charnelle des thèmes de prédilection des grands films d’auteurs italiens des années 60, de même que de la culture d’une certaine chanson à l’âme transalpine, à la fois pudique et arrache-cœur. « Océan d’amour » déverse sa beauté d’une vallée de larmes sous la peau, se tenant à flanc de coteau de sa sensible sœur « Oh mon amour », née en 1972. Les correspondances mélodiques aux réminiscences intimes sont multiples et agissent par reflets. On les entend aussi par bribes chez « Lou » – poignant hommage d’images arrêtées sur Lou Reed et Laurie Anderson – qui aurait intériorisé la « Daisy » de 1977 au détour d’un mirage yéyé.

Chacune des douze colonnes de ce temple est entouré d’eaux troubles, sculptée de ses propres griffures sonores, de matériaux brûlés à la chaux, de pianos en apnée, de cordes embaumées de soie, de textures acier qui font apparaître des carats inédits et font résonner de l’intérieur de nombreuses voix fantomatiques. L’édifice est incrusté d’éclats de verre rougeoyant taillés sur l’île de Murano, hors du monde : il y a définitivement, dans cette voix, ce souffle unique, un alliage de cristaux ébréchés, fondus puis modelés au bout des tubes d’acier d’orfèvres des verreries. Du haut de ces colonnes, Christophe implore l’impossible absolu : « De l’air, je veux la terre / De l’eau, je veux le feu », où l’entrelacement des éléments s’échoue de lui-même dans le vertigineux « Drone ».

Les vestiges sont aussi en proie aux angoisses, aux séismes intérieurs ; et, comme rarement auparavant, aux évocations de l’enfance. Jamais ce thème n’est en effet apparu de façon aussi évidente : « Nous / Comme des enfants / On jette des mots au fond de l’eau ». Du crépuscule à l’aube, « Les vestiges du Chaos » se sont construits sur leurs propres décombres, des brisures incandescentes, le fracas d’une rythmique heurtée aux débris de tôle, d’orgues souterraines, de roues électriques voilées à coups de guitares fuzz, de froissures synthétiques, de percussions électroniques, d’éclats sonores que viennent déchirer des vents sortant doucement de terre, bientôt tourmentés et habités par l’expressivité de Renaud-Gabriel Pion. Et tout a pris sens un jour (« E justo ») : la voix désinhibée de l’enfant précoce franchit des sens encore interdits, précipitant la perte de l’innocence. Dans ce titre coécrit et imaginé par Lucie Bevilacqua, l’extrait du documentaire de Silvano Agosti mêlé à la poésie de Catherine Pozzi bouleverse par son lyrisme au goût transgressif. Au point secret où douleur et joie, à force d’être pures, sont une seule et même chose, dans ce réel de la poésie.

crédit : Lucie Bevilacqua
crédit : Lucie Bevilacqua

Par ses audaces de production, par ses trouvailles d’écriture sans cesse renouvelées, par ses mouvements poétiques vus d’en haut et qui frémissent jusqu’à l’intérieur des corps et de leur mémoire, par la richesse orchestrale, prodigieuse et dense, de ses explorations sonores – chez Christophe, les couleurs sont des matières tactiles, les mots, des textures visuelles que l’on peut porter à sa bouche -, tout résonne ici au cœur de fondations nouvelles d’une fresque des plus élévatrices.

* Extrait de « Résonances de l’inconnu », entretiens de Christophe avec Jean Cléder, Éditions Ennoïa (2005)

« Les vestiges du Chaos » de Christophe est disponible depuis le 8 avril 2016 chez Universal Music.


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Manuel Ferrer

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