[Entourage #133] The Soap Opera

Le monde de la pop et du rock indé en France est un ensemble de connexions, d’interactions et de coopérations, aussi complexe que passionnant comme le démontre une nouvelle fois ce 133e numéro d’Entourage. Face à des logiques marketing toujours plus insidieuses, face à la toute-puissance de certains acteurs de l’industrie musicale, les groupes indépendants comme The Soap Opera tracent leurs chemins, dans la solidarité, l’inventivité, le partage et la création. Dans ces confessions artistiques, c’est la passion, et pour le dire encore plus simplement, la musique qui s’exprime avant tout. Il n’y a d’ailleurs qu’à voir la longueur, le sens du détail, la malice, l’humour, le côté vivant des réponses du groupe rennais, pour mesurer ô combien créer est pour The Soap Opera un acte de résistance, de résilience et d’évasion.

crédit : Philippe Remond

Arielle Tombale

C’est sous ce pseudonyme aigre-doux qu’a été publié l’album « Loin-près », enregistré dans le cadre du marathome, un marathon musical collectif en ligne, organisé autour de 12 thèmes imposés, donnant naissance à 12 chansons enregistrées entre 4 murs en mars-avril 2020.

Déluge d’invention oumupienne se jouant des contraintes matérielles ou temporelles, éclairs de génie textuels tartinés d’humour désabusé, retour aux sources et à l’art brut de la démo parfaite, ce disque est la preuve sonore que l’esprit DIY peut abattre des murailles de placoplâtre et sculpter des ocarinas dans le crépi le plus inattaquable, tel Michel-Ange faisant surgir son David d’un bloc de marbre jugé trop petit par ses confrères (les pleutres).

Ce disque marathonien, écrit et enregistré dans une certaine urgence (un nouveau morceau à poster tous les trois jours) semble être mu par la carotte et la cravache de la contrainte créatrice, chère à l’OuLiPo et à l’OuBaPo, dont les ouvrages collectifs et sériels (qui ont bercé mon adulescence) s’apparentent d’ailleurs au marathome auquel plus de 60 personnes ont participé, répondant à la même consigne par des interprétations divergentes, rendues plus singulières et farfelues encore par le jeu des comparaisons qui les font s’entrechoquer. Arielle Tombale ne serait d’ailleurs sans doute pas allergique à ce genre de jeux littéraires, ayant déjà roulé sa bosse comme écrivaine sous le nom d’Ann-Lou Legrand (il y a peut-être un jeu de mots, mais je ne l’ai pas encore trouvé), s’adonnant à des techniques d’écriture oulipiennes comme le caviardage, consistant à donner à un texte un sens nouveau en lui retirant des mots.

Il n’est donc pas étonnant qu’elle ait choisi pour instrument fétiche le synthétiseur, c’est-à-dire celui qui, par sa largeur de spectre et sa grande versatilité de texture et de tessiture, permet justement d’en faire plus avec moins, et peut remplir l’espace sonore par quelques notes.

Autre éloge de l’épure, les paroles de « Est-ce que c’est le moment ? » semblent illustrer ce principe du bricolage savant, orienté par la contrainte, puisque la narratrice y improvise une mélodie sur un ocarina de fortune sculpté dans les bois un peu plus tôt, proposant en un refrain une mise en abîme de l’album tout entier et de son modus operandi : faire preuve d’inventivité pour fabriquer de la musique à partir de ce qui se trouve dans son environnement immédiat : bois mort, opinel… ou synthétiseur Casio.

Faussement neurasthénique et véritablement doté d’un « humour désespéré » (pour réutiliser la formule d’Arielle Tombale), ce recueil de chansons qui avoue avec courage sa fragilité, est adepte du clair-obscur, du doux-amer et d’autres oxymorons musicaux qui laissent rêver à une réconciliation future enjaillée par des excès rabelaisiens. Bien qu’il aborde en pagaille et sans sourciller des sujets graves tels que la famine mondiale, l’étiolement du désir, la solitude, le harcèlement de rue, l’effondrement bactériologique de la civilisation, la phosphorescence des blaireaux et la queue leu leu, ce disque a le don de me rasséréner, tel un doudou à pics.

Bref, faites du synthé, pas des apéros zoom.


Lobster Lobster Lobster aka Anna Lobster / Une certaine sieste

Étant profondément lafarguien, j’ai bien sûr trouvé beaucoup de réconfort, de lumière et d’apaisement dans ces siestes sonores composées par Anna Lobster pour la webradio de Section 26 depuis plusieurs années, et dont la langueur généreuse, le souffle allongé, voire étalé sur une causeuse de velours, m’ont fréquemment permis de m’abandonner à l’oisiveté la plus contemplative et la plus improductive.

De plus, je ne peux taire mon admiration pour toutes les personnes qui, comme Anna Lobster, accomplissent ce patient travail d’archéologue de la musique, et vont dénicher mille merveilles dissimulées sous des rochers ou balancées jadis à la va-vite dans des fosses communes. Ses siestes regorgent de raretés et de trouvailles ou retrouvailles, soit parce que j’ignorais complètement leur existence (comme pour Labi Siffre, Alain Peters ou Marcia Griffiths), soit parce que j’avais peur d’aller les écouter de mon propre chef (tels les albums solos de John Lennon, auprès desquels les siestes d’Anna Lobster m’ont servi d’entremetteur, ou d’éclaireur).

À leur écoute, on se rend compte que ces archéologues, passeurs et passeuses de sons jouent un rôle crucial, en contribuant à réparer certaines injustices de l’historiographie musicale officielle, éclairant les recoins oubliés, réhabilitant des outsiders, proposant ainsi une contre-histoire qui nous invite à réorganiser nos hiérarchies et nos monuments personnels, voire à reconsidérer ou balayer nos idées préconçues sur la valeur intrinsèque réputée de certains disques ou leur catégorisation hâtive.

C’est par exemple l’effet qu’a eu sur moi tout récemment cette reprise de « Midnight, the Stars and You » (standard du répertoire swing remontant à 1934) par Deerhoof, qui à première oreille a quelque chose de très… anti-deerhoofien (du moins d’après l’idée préconçue et rapide que je me faisais de ce groupe).

Anna Lobster a d’ailleurs poursuivi cette entreprise de réhabilitation à travers des compilations spéciales « Women of Pop », qui cherchent à remettre en lumière la vie et l’œuvre de femmes oubliées ou méconnues de l’histoire de la musique des années 60, complétées par des linogravures à leur effigie qu’elle réalise elle-même pour illustrer ses recherches discobiographiques.


Fulguromatic

Probablement le seul groupe français à pouvoir se présenter au concours Lépine, Fulguromatic s’écarte un peu de nos premières propositions très casanières, puisqu’il faut se déplacer (désolé) et le voir en chair et en os (ou en vidéo, à défaut), pour pouvoir inspecter l’improbable instrumentarium qu’il réunit sur scène, de fabrication artisanale pour la plupart, et qui donne une assez bonne image de l’orchestre que Gaston Lagaffe aurait pu fonder s’il avait arrêté de bosser dans la presse jeunesse.

On avait croisé Paul Cossé (ici très occupé aux postes cumulés de claviériste, flûtiste, chanteur, ingénieur et imitateur d’Albert Einstein aussi, je crois) il y a quelques années lorsqu’il était batteur de Habile Bill, duo de bolossa nova (renseignez-vous, ça existe) où il cultivait déjà son art du bricolage ludique et zazou, puisque pendant leurs concerts étaient installés dans le fond de la scène un petit P.M.V qu’il programmait pour y faire défiler quelques farces et formules de politesse destinées à divertir le public (en l’absence de micro-voix).

Ce détail, en plus d’être désopilant, revêt une importance particulière à mes yeux puisque on nous a souvent reproché (même dans nos propres rangs ; les félons !) d’avoir peu ou pas assez d’interaction avec le public pendant les concerts, et j’étais donc ravi et estomaqué d’observer avec quel flegme Habile Bill avait résolu cette épineuse équation, sans pour autant prononcer un seul mot. J’ai plusieurs fois partagé le plateau avec ce duo sans jamais me lasser de leurs facéties, toujours surpris par leurs feintes de corps et leurs virages en épingle.

Sans même parler de la virevoltante maestria de Quentin Bendimerad aux trois claviers, au sens propre puisqu’il devait souvent tournoyer sur sa chaise pour passer du Fender Bass au Farfisa Mini Compact, puis au Fender Rhodes, tout en fluidité, jouant également du genou pour appliquer des filtres à son orgue.

On y voyait déjà, quelques années avant la création de Fulguromatic, que certaines contraintes matérielles apparentes (comme le nombre ridiculement bas de membres antérieurs d’un organisme humain) ne devaient pas constituer une inertie trop impérieuse pour Paul ou Quentin.

Bricoleur résident au studio d’enregistrement nantais Kàstelandro (tenu par Julien Baudouin, bouzoukiste chez les camomillesques Nuits Tranquilles), Paul s’amusait également à remplir sa caisse claire de sable pour lui faire imiter le bruit des vagues, et s’ingéniait le reste du temps à mettre au point le premier prototype mondial de double-pédale de grosse caisse jouable par un seul pied ; davantage pour la beauté du geste que par volonté d’intégrer la scène metal, je pense, au vu du peu de superficies représentées par la couleur noire dans sa garde-robe personnelle.

Pour Fulguromatic, son nouveau duo ludique et progressif, il a troqué ses vieux rêves de triple-pied contre ceux plus palpables d’une triple-main, réussissant à utiliser le clavier de son Fender Rhodes (modifié par ses soins) comme une interface pour commander un bras robotique qui applique des doigtés sur les trous d’une flûte traversière dans laquelle il souffle (Paul, avec ses propres poumons, cette fois) ce qui lui permet de jouer des thèmes et des accords ou arpèges simultanément au piano électrique et à la flûte ! Et encore, je n’ai fait ici qu’effleurer la vaste palette d’effets et de fonctionnalités offerte par cette diabolique machine ; il faut aller les voir en concert pour en découvrir toute l’étendue.

Toujours à la recherche de bras supplémentaires (robotiques ou humains), Paul a trouvé un parfait complice en la personne de Lancelot Rio (batteur au sein de Freak It Out), qui n’est pas en reste puisqu’il joue du synthétiseur avec sa grosse caisse (comprenne qui pourra), laquelle actionne également un moteur d’imprimante qui, à son tour, fait tournoyer à l’arrière-plan divers motifs géométriques dessinés par le duo, dont le mouvement circulaire autoréférentiel donne à tout cet équipage une allure très shadokienne.

Courez les voir sur scène ; vous y apprendrez à authentifier des citations d’Albert Einstein et, si vous êtes sages, après le concert vous aurez droit à une visite guidée de leurs machines.


Beauty Camp

On a partagé l’affiche avec Beauty Camp il y a quelques années, bien loin de leur Lyon natal (ou pas natal, peu importe) puisque c’était à Angers, dans le sous-sol presque désert d’un rade à l’ancienne avec du carrelage au sol (important pour obtenir l’acoustique salle de bain) et une sono participative confiée aux bons soins de la clientèle fidèle, qui se relayait derrière le comptoir et transformait le rez-de-chaussée en discothèque privée pour soirée d’anniversaire en fin de fût, inconsciente du drame qui se jouait sous ses pieds.

En effet, pendant ce temps à l’étage inférieur, Beauty Camp passait du shoegaze à la pop afro-caribéenne dans le même morceau avec une facilité déconcertante, dérivant sur des rythmes tantôt lancinants et hypnotiques, tantôt foufous et syncopés-décalés, le tout servi par un synthé marimba et une guitare classique raccordée à diverses pédales d’effets qui lui donnaient alternativement le son de My Bloody Valentine sous xanax ou de Toumani Diabaté sur ressorts, au choix.

Ils avaient sorti leur album sur des K7 audio, lesquelles étaient vendues sans boîtier plastique, mais plutôt glissées dans de petits fourreaux en tissu brodés à la main et en totale impro par Amélie, la claviériste, ce qui faisait de chaque exemplaire une pièce unique. Ça lui prenait un temps fou et elle était bien souvent amenée à broder sur le stand de merchandising, au fil de l’eau, pour honorer les commandes.

Très enthousiasmé par leur concert, je leur ai conseillé d’essayer de jouer au fort de Saint-Père ou dans des festoches « rock » de cette envergure, pour que leur musique soit démultipliée par la puissance d’un système-son de deux tonnes, devant une foule de 10 000 tignasses headbanguant à l’unisson dans la boue, ce qui irait sans doute dans le sens de leurs penchants shoegazeux, pensais-je naïvement.

Anotine m’a ramené sur le plancher des vaches (c’est-à-dire le carrelage), me répondant en substance : « Non, c’est nul. Nous, on préfère jouer devant 10 personnes dans le sous-sol d’un bar. C’est là que ça se passe. »

On a retenu la leçon, puisque depuis ce jour on n’a jamais joué au fort de Saint-Père, en dépit de leurs supplications répétées.


Sierra Manhattan

C’est aussi grâce à ce concert angevin que nous avons fait connaissance avec la très riche scène pop lyonnaise, nous conduisant plus tard à accompagner Sierra Manhattan, dans leur fief de la Triperie et à rencontrer par la même occasion la bande d’AB Records : KCIDY, Alexander Van Pelt, Tôle Froide, Satellite Jockey… Sierra Manhattan et Satellite Jockey où jouait déjà Rémi Richarme… qui a dessiné quelques années plus tard le clip de notre chanson « Who Ate the Last Phoney Oreo ».


« Back On Tracks », le nouvel album de The Soap Opera, a tous les aspects d’un véritable manifeste pop. Dans ce long format gourmand et nuancé, la nostalgie est le véhicule d’un délicieux élan musical, loin du calcul et de la révérence. Pour les quatre membres du groupe, cet album est une nouvelle occasion de connecter à l’esprit « pop sixties », que les Rennais n’ont d’ailleurs certainement connu que par procuration. Certains entendront ainsi dans ce LP dense et immersif, des réminiscences des mélodies des Zombies comme de la fraîcheur insolente du Velvet Underground, du « singing-songwriting » inégalé des Beatles comme de l’identité sonore du label culte Sarah Records, des harmonies complices de Crosby, Stills, Nash & Young comme des envolées magistrales et progressives de Pink Floyd, de l’énergie des compilations Nuggets comme de la sensibilité à fleur de peau d’un Nick Drake, sur « A Sign In A Muddy Pond » par exemple.

Pourtant il n’y a rien de vraiment fétichiste dans l’approche musicale de The Soap Opera. Pour eux, invoquer cette vision nostalgique, romantique et sensible de la pop a tout d’un refus de céder à une forme de diktat du moment et ainsi retrouver ce souffle, cette liberté pour faire fonctionner à plein régime leur imaginaire et leur créativité. Au-delà de l’esthétique et du simple exercice de style, cette intention parfaitement assumée est pour eux le moyen vertueux de mettre en valeur une expression subtile, sensible et poétique, car au-delà de la forme, The Soap Opera a beaucoup de choses à raconter (ce numéro d’Entourage en est la preuve formelle), et le fait admirablement bien à travers les dix morceaux de cette nouvelle pépite disponible chez Howlin’ Banana.


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Laurent Thore

Laurent Thore

La musique comme le moteur de son imaginaire, qu'elle soit maladroite ou parfaite mais surtout libre et indépendante.