[Interview] Paul Verwaerde / Fontanarosa

Dans le foisonnement créatif de la scène indé rock en France, le groupe lyonnais Fontanarosa est un joyau inestimable. Cela tient évidemment à la sensibilité hors-norme, au talent immense de songwriter, à la créativité de son leader, Paul Verwaerde, qui entraîne avec lui, ses compagnons de route dans un souffle musical puissant et évocateur, qui touche à la grâce et à la lumière sacrée. Fier d’un nouvel album en cette année 2024, le bien nommé « Take a Look at the Sea », Fontanarosa poursuit une quête artistique admirable, bien loin des plans de carrière et de l’obsession de la célébrité. Une discussion sincère et touchante avec l’âme du groupe réalisée quelques heures avant la sortie du disque, en avril dernier.

Fontanarosa © Célia Sachet
  • Votre deuxième album sort demain. Quel est l’état d’esprit au sein du groupe par rapport à ce disque puissant et dense ?

Le sortir a été un vrai soulagement : c’est un album sur lequel je suis depuis longtemps. Déjà à l’époque de « Are You There », je travaillais déjà sur des chansons de ce futur disque. Avec le groupe, cela fait plus de 2 ans que nous sommes dessus. C’est un album plus profond, plus intime dans lequel j’expose plus d’émotions. La tension avant sa sortie était très difficile à gérer. Pour être honnête, j’ai eu des moments de doutes et de difficultés assez marqués depuis quelques mois.

  • Chaque morceau raconte à sa manière, votre appétit, ton appétit pour les musiques indé pop et rock dans beaucoup de nuances ; par exemple, sur « In The Meantime » quelque part des réminiscences du folk psyché anglais, sur « Untie », la pop anglaise des Beatles, en passant par Oasis et Blur, sur « Endless Tracks » l’indie rock américain façon Death Cab For Cutie, Built to Spill, voire Television, et sur « Care » les élans post-rock de Talk Talk. Est-ce que c’est important pour toi, que Fontanarosa s’inscrive dans cette fabuleuse histoire des musiques indés, des musiques populaires ?

Tous les artistes, groupes que tu cites, sont des artistes, des groupes, qui m’ont remué, m’ont touché à différentes périodes de ma vie. À 15 ans, Blur et Oasis… dans ma vingtaine, du folk traditionnel comme Fairport Convention, ou encore « Cruel Sister » de Pentangle, un super album qui m’a beaucoup marqué, que j’ai découvert dans la discographie de mon père. C’est ça aussi la pop culture, lui rendre ce qu’elle t’a donné. Ce n’est pas vraiment voulu quand j’écris des chansons, mais je suis content que l’on trouve ces échos-là dans mes morceaux, ce grand écart entre Blur, Talk Talk et Television qui sont peut-être de loin des groupes qui peuvent se ressembler, mais sont dans les détails bien différents.

  • Sur cet album, vous avez a priori beaucoup travaillé le son, avec soin et précision : le mix général est très fin, le placement des instruments, du placement de ta voix, donne une cohérence décisive à l’album, surtout quand on l’écoute d’une traite. Qu’est-ce qui a motivé ce travail sur le son, qu’est-ce qui l’a nourri ?

Dès le 1er EP, j’ai travaillé le mix avec Florian Adrien (Kcidy, Satellite Jockey, Sierra Manhattan), notre batteur. Il a une très belle vision du mix, en plus d’être un chouette artiste. Nous avons continué à travailler ensemble sur le premier album et donc sur ce deuxième disque. Mais pour ce dernier, nous avons aussi sollicité Vincent Hivert (notamment ingé son et bassiste d’En attendant Ana) et Théo Das Neves (également ingé son également, à l’origine du studio Sample & Hold à Lyon et membre du groupe lyonnais Luje). En fait, nous avions une plus grosse équipe derrière nous, techniquement, avec un dialogue encore plus ouvert pour savoir comment on allait faire briller le son. Le mot « briller » correspond très bien à Fontanarosa : il y a quelque chose d’assez précis et d’incisif dans la recherche des textures, dans notre placement. Tout simplement, dans les premiers pas dans l’écriture, je recherche la lumière.

  • En tout cas, il y a vraiment une identité sonore Fontanarosa, le son du groupe s’est encore plus affirmé. Qu’est-ce qui joue sur cette identité ? Les instruments ? L’état d’esprit du groupe ? Votre complicité, votre manière de jouer ensemble ? C’est souvent sur des détails que cela se joue…

Déjà, ça se joue à toutes les étapes de la création : de l’écriture avec ma guitare, dans ma chambre, des premières amorces au travail en groupe, au travail d’arrangements, en passant par la partie enregistrement, par le mix… Après la sortie du premier album, il y avait pour moi trois chansons qui donnaient vraiment une direction de la musique dont j’avais envie : « Way In Out », « Anytime » et « Off Motion » ; des morceaux plus profonds que d’autres qui étaient peut-être un peu plus en surface, tout du moins par rapport aux émotions enfouies, je pense… Sur ce nouvel album, j’avais envie d’un dialogue spirituel, d’aller chercher dans l’ailleurs, au plus profond. Ce qui fait que l’album est cohérent, c’est que nous allons chercher assez loin une certaine spiritualité, tout en allant vers plein d’influences, très très différentes. Il y avait vraiment une intention de départ, très précise, sur « Take a Look a the Sea ».

  • Si un morceau incarne parfaitement ce que tu es en train de décrire, c’est forcément « Door to Door » ; un morceau qui amène des frissons, et tout simplement beaucoup d’émotions. Qu’est-ce que ce morceau très puissant émotionnellement, qui ouvre d’ailleurs le disque dit de toi ?

C’est un des premiers morceaux que j’ai réussi à amorcer sur l’écriture de cet album. C’est peut-être le morceau le plus mélancolique que j’ai écrit, qui annonce vraiment la couleur ! Celui du sujet de l’album, que j’avais déjà abordé sur « Are You There? ».  Ce sont les affres du passé que je convoque sur cette chanson-là : j’ai passé beaucoup de temps à douter sur ma place dans la vie, sur ma légitimité en tant que musicien, et comment je pouvais franchir le pas.

  • Ce disque s’incarne tellement bien dans sa pochette, qui peut évoquer l’univers de Salvador Dalí. Peux-tu nous raconter l’histoire de cette pochette, et comment elle résonne avec la matière émotionnelle de ce disque?

C’est en tombant sur le travail de Jimy de Haese sur Instagram (jeune illustrateur de grand talent, formé à la Haute école des arts du Rhin et fondateur du duo synth punk Dévore). J’ai su tout de suite que je voulais travailler avec lui, parce qu’il y avait un ésotérisme, un sentiment de recueillement, de spiritualité dans ses images. Effectivement, il y a un truc un peu surréaliste, un peu Dalí.

crédit : Jimy de Haese

Cela peut faire penser aussi à des pochettes comme celle de « Pink Moon » de Nick Drake ou même « Spirit of Eden » de Talk Talk, à la fois réaliste, mais déjà dans ce point de bascule vers le rêve, le surréalisme. J’ai travaillé avec Jimy sur une idée très simple, je voulais une chaise sur l’eau en pleine mer, je ne sais absolument pas pourquoi, mais, par contre, c’était ça que je voulais !

  • Tu as déjà commencé à en parler, mais le grand public ne se rend pas toujours compte de l’engagement, de l’abnégation qui sont ceux des musiciens indés. Un engagement quotidien, beaucoup de sacrifices… Qu’est-ce qui vous habite et vous permet d’aller toujours de l’avant en dépit des difficultés ? C’est quoi cette flamme, cette lumière dont tu as déjà parlé dans cette interview ?

C’est un rêve d’adolescent, celui de l’ado qui monte ses premiers groupes de punk locaux, dans des bars, de ce rugissement qui te renverse dans ces premiers pas en termes d’émotions. C’est la rencontre avec des disques comme « Revolver » des Beatles. En même temps, c’est aussi la question de n’avoir qu’une vie, de vouloir vivre ses rêves, malgré les difficultés, car être musicien, c’est une vie très compliquée, mais en même temps tellement excitante. Nous sommes tous des rêveurs dans le groupe : tourner, faire des concerts, rencontrer du monde, vivre avec et pour la musique !

  • Tu as mis beaucoup de toi dans ce disque : quel serait le plus beau retour que l’on pourrait te faire ?

En coulisse, nous avons déjà pas mal de très beaux retours. Mais le plus beau… (il réfléchit longuement), ce serait que notre album crée des images mentales, qu’il fasse voyager l’imaginaire, qu’il crée des souvenirs, qu’il en fasse remonter d’autres… Ce ne serait pas le plus beau, mais le plus juste. Quelque chose de nostalgico-mélancolique.

Fontanarosa © Célia Sachet
  • Ce disque est aussi la continuité d’une complicité avec un label très important pour la musique rock indépendante en France, Howlin’ Banana. Qu’est-ce que ce label a de si spécial ?

En fait, c’est le fruit d’une rencontre totalement hasardeuse : j’ai sorti mon premier EP en K7 avec S.K Records (NDLR, label DIY remarquable qui aura œuvré depuis les années 90 jusqu’en 2022), à Lyon, je suis copain avec Vincent Cuny (NDLR, activiste indé ayant ou travaillant encore du côté de Sonic Protest, du festival New Trad, de la Station-Gare des Mines…), il co-gérait ce label-là avec Nico Poisson.  Il m’a dit « Je connais un label du côté de Paris, Howlin’ Banana, il est super ton EP, tu devrais leur envoyer, et tenter la co-prod ». J’ai envoyé un mail, et Tom m’a répondu le lendemain « Wow, c’est super cool, ce serait chouette de sortir ce disque ! ». On s’est rencontré comme ça : ce que je trouve génial avec Tom, c’est que c’est quelqu’un de très accessible, qui répond aux messages, qui est très à l’écoute. Justement avec cet album, j’étais en proie aux doutes, il a su m’écouter. C’est vraiment un super label, déjà au niveau de la personne de Tom, et en plus, ils ont un super catalogue, une visibilité qui est porteuse pour tous les groupes. En tant que groupe Howlin’ Banana, j’ai vu qu’il y avait une résonance, qui nous pousse tous vers quelque chose de vertueux.

  • Vous appartenez à la scène lyonnaise, qui est très riche, très diversifiée, très dynamique et depuis longtemps. Qu’est-ce qui explique ce souffle musical ?

En fait, la musique est tellement variée à Lyon, c’est surtout ça qui est fun. On peut autant aller vers des groupes de rock « FMisables », que vers des groupes de rock très expérimentaux, très alternatifs, du côté de Grrrnd Zero… C’est assez dingue toute la variété, la richesse des groupes ici, quand je suis arrivé à Lyon, j’ai rencontré un petit label d’Annecy, qui gravitait autour de GZ, j’ai découvert plein de groupes assez expérimentaux, puis je suis revenu vers la pop. Mais côtoyer cette scène expérimentale a fait beaucoup évoluer ma vision musicale. Lyon m’a apporté beaucoup de choses en tant que musicien.

  • Publier un disque, c’est aussi sortir d’un temps de création très long, très prenant. Comment faire pour sortir de ce cycle, faire face à ce vide qui peut se présenter ? Et retrouver l’inspiration, la motivation, la créativité ?

Je suis super content, j’en avais un peu marre que cet album reste « confiné ». Maintenant, le public peut le découvrir, s’en emparer. C’est aussi ce moment où la musique devient réelle aussi dans la société, c’est épanouissant en tant que citoyen. Nous avons commencé à le jouer sur scène (NDLR, notamment lors d’une mémorable co-release party avec le groupe Rank-O, au Point Éphémère, le 29 mai dernier). Nous allons pouvoir aussi passer à autre chose et commencer à écrire la suite.

  • Nous pouvons vous imaginer, t’imaginer comme un grand fan de musique. Pour sortir de ton jardin secret, de ton monde musical, de ton espace de création intime, quels sont les albums qui t’ont accompagné dernièrement ?

Je suis un peu revenu sur le travail de Jan Jelinek (NDLR, un musicien de musiques électroniques allemand, connu sous des alias comme Farben, Gramm, The Exposures), il a sorti un album dans les années 2000 qui s’appelle « Loop Finding Jazz Records », un album composé qu’à partir de bruits, que de la texture, ça fait beaucoup de bien, j’adore. Pas mal impressionné par l’album de The Smile, que je trouve meilleur à chaque écoute. Récemment, c’est le dernier Vampire Weekend, fascinant d’intelligence, de positionnement, c’est vraiment une musique qui correspond à ce que j’ai envie d’entendre aujourd’hui, parce qu’elle est très très bien équilibrée, et en même temps très humble, et géniale !  Elle fait aussi beaucoup de bien, dans une atmosphère où nous avons des températures très hautes et très basses, d’un point de vue climatique comme politique. C’est un disque qui m’apaise.

  • Nous avons l’impression qu’en France, il y a aujourd’hui beaucoup de groupes très différents, mais tous très ambitieux comme Fontanarosa en termes de son, de travail musical. Ils dépassent le complexe d’infériorité historique des groupes français face aux Américains, aux Anglais, aux Australiens… Un album comme « Take a Look at the Sea » rivalise aisément avec des sorties anglo-saxonnes d’aujourd’hui. Est-ce que c’est difficile de sortir de la révérence, de l’adoration… ?

Je pense effectivement qu’il y a toute une génération de groupes pop, rock… qui chantent en anglais et ont une détermination à tourner dans le monde entier comme leurs idoles. Pour ma génération, je pense qu’on a été témoin du buzz autour des Versaillais de Phoenix en 2009 avec « Wolfgang Amadeus Phoenix », un album incroyable, avec des chansons incroyables aussi. C’est un peu nos Beatles à nous, il y a eu une espèce de Phoenix mania aux États-Unis. C’est très exceptionnel comme réussite : mais, pour ma part, cela m’a mis un peu des étoiles dans les yeux. C’est possible d’être inspiré par de grands groupes très pop comme Phoenix qui ont quelque part changé la donne, mais cela ne reste que mon avis.

  • Pour terminer, nous pouvons évoquer la dimension scénique. Qu’est-ce que cette expérience avec le public, vous apporte, t’apporte ?

Je vais parler pour moi, car le reste du groupe n’est pas là, mais c’est ce moment où on sort un peu de son corps, porté vers un ailleurs, où on débranche, on rentre dans une 4e dimension (rire). En fait, il y a un truc un peu magique, on est là tous les quatre, avec nos amplis, nos instruments, et il se passe un truc, les morceaux sont toujours les mêmes, mais chaque soir c’est toujours différent, en fonction de l’endroit, du public. C’est une énergie très vivante. Chaque soir, c’est une nouvelle histoire qui se raconte, c’est très addictif.  On attend avec impatience la prochaine date, et parfois, on enchaîne jusqu’à ce que la fatigue soit vraiment là… mais rapidement, on a envie d’y retourner ! Le concert, c’est vraiment là où on voit et on rencontre les gens, c’est pas dans les statistiques streaming de Fontanarosa ! (rire) Le live, c’est là que ça passe, je suis fan.

  • La notion d’abandon, d’évasion revient souvent avec la nouvelle génération de groupes indés… comme pour échapper à quelque chose, mais à quoi ?

Échapper à nos réalités parce qu’on en a besoin. Mais c’est aussi parce que je crois que cet ailleurs, il est réel, il n’est pas qu’imaginaire. On ne peut peut-être pas le définir précisément, il n’est pas palpable, il n’est pas physique. Mais pouvoir s’y rendre, c’est fascinant.


Certains disques ne sont pas flamboyants, impressionnants, au premier abord, et pourtant écoute après écoute, ils révèlent une telle intensité émotionnelle, une telle intelligence musicale aussi décisive que captivante, qui les rend tout simplement uniques. C’est assurément le cas de « Take a Look at the Sea ». « Door to Door » pose d’emblée le décorum de cet élan sensible, aux multiples reflets rock et pop, avec sa mélancolie douce-amère, que renforce avec tellement de force ce motif de guitare répété presque jusqu’à l’infini. Peu de morceaux arrivent à mettre en scène ce sentiment d’instabilité et de déséquilibre avec autant de vérité et de cinématique sonore, allant jusqu’à dessiner ce chemin escarpé, au bord du précipice, mais où le souffle de la vie semble toujours plus fort, capable de renverser des montagnes comme de surmonter les plus grands des doutes. À l’image de « Here, Somewhere », le mariage de raison entre le rythme et la mélodie qui est au cœur de ce LP impulse une énergie pleine de générosité, d’humanité, de sensibilité. « Take a Look at the Sea » est ainsi un disque qui apaise autant qu’il galvanise, un disque qui interroge autant qu’il incite à l’évasion, la divagation, l’onirisme… Paul Verwaerde et ses acolytes nous entraînent ainsi dans un étonnant voyage dans les musiques populaires comme dans le sensible, sans vraiment respecter les règles stylistiques en vigueur. En effet, avec un morceau aussi appliqué et recherché que « In The Meantime », dans un sillon folk psyché absolument pas surjoué ou caricatural, les Lyonnais réussissent à s’élever au-dessus de l’actualité musicale et inscrivent leur musique dans le temps long. En cohérence totale avec ses propres confessions, son frontman sublime avec les siens les genres musicaux qui ont beaucoup compté pour lui, pour atteindre cet espace de jeu si précieux. Certains, certaines, pourront entendre dans ces compositions remarquables des échos évidents à l’immense Paul McCartney, à Mark Hollis, à Ezra Koenig, mais pourront tout simplement se dire que ces chansons ont leur propre raison d’être. Un disque que nous ne sommes pas prêts d’arrêter d’écouter et qui a déjà trouvé une place d’honneur dans notre discothèque.

Fontanarosa © Célia Sachet

« Take a Look at the Sea » de Fontanarosa est disponible depuis le 9 avril 2024 chez Howlin’ Banana.


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Laurent Thore

Laurent Thore

La musique comme le moteur de son imaginaire, qu'elle soit maladroite ou parfaite mais surtout libre et indépendante.