[Humeur #7] Once in a Lifetime

Depuis les expérimentations des Beatles en particulier sur leur mythique 8e album « Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band », la musique pop a toujours fait des pas de côté et ne s’est plus contentée de mettre en lumière de magnifiques chansons. Son imaginaire s’est considérablement élargi, elle s’est plongée avec gourmandise dans le bouillonnement culturel et musical planétaire, est devenue une composante majeure de la pop culture et de la musique globalisée. Aujourd’hui, difficile de dire ce qui est pop ou ne l’est pas. Bien plus qu’un simple genre musical, la pop est évidemment devenue un véritable langage universel dont la diversité est incontestable. Et si cette nouvelle humeur musicale aurait pu aller chercher son intitulé du côté d’artistes aussi différents que Paul Simon, Bowie, Damon Albarn, Einstürzende Neubauten, My Brightest Diamond, Mélissa Laveaux, Beck, Francis Bebey, Kate Bush, Poirier, Laurie Anderson, Kraftwerk… la tentation était trop grande de s’appuyer sur les Talking Heads et bien sûr sur l’énergie hédoniste et dansante de leur génial et inépuisable « Once in a Lifetime ». Voici donc un tour d’horizon parfaitement subjectif de nos derniers coups de cœur pop hexagonaux, le point commun de tous ces artistes étant cette brillante capacité à nous extraire du monde réel par leur poésie, leur générosité, leur univers, leur créativité. 

Skopitone Sisko – Remember Tomorrow

Quel meilleur moyen pour rentrer dans l’univers de Skopitone Sisko que ce clip surréaliste et créatif à la profondeur de champ immense aussi bien dans les plans que dans le son. Le mélodica, instrument mythique du dub est sur ce morceau un marqueur fort du groupe d’Elouan Jégat, qui pourra ainsi le relier pour certains et certaines bien sûr à Gorillaz. Mais selon les affinités les comparaisons pourraient très bien se concentrer sur Air, King Gizzard & The Lizard Wizard, Oneohtrix Point Never…  À la fois apaisant, réconfortant et tendrement mélancolique, « Remember Tomorrow » est en tant que tel une belle évasion au lyrisme nuancé et baroque vers un territoire chargé de symboles et d’émotions. Il aiguise avec force notre appétit quant à de prochaines étapes dans la discographie de Skopitone Sisko. À suivre, de près, de très près.


Social Dance – Parler

La pop a quelque chose de jubilatoire quand elle est simple, généreuse, décomplexée, vibrante comme ce morceau délicieux de Social Dance qui sera notre remède antimorosité de l’été. La connexion esthétique entre ce trio marseillais et Talking Heads s’impose comme une évidence. Ainsi, si le groupe de David Byrne a donné son premier concert au CBGB à New York, Social Dance a résolument quelque part en lui cet ADN new-yorkais. Les membres du groupe ont certainement dû danser sur les tubes héroïques et stimulants des groupes made in Big Apple comme ESG, James Chance and the Contortions, LCD Soundsystem, The Rapture, Radio 4…  Il y a du funk, de la pop, du punk, de la new wave, du post-punk et surtout du groove dans cette déclaration énergique qui joue à merveille sur les effets de passage de l’anglais au français et inversement, avec un naturel déconcertant. Le monde coloré et libérateur de Faustine, Thomas et Ange est un véritable bonheur visuel et auditif, qui rappelle tout simplement au combien la vie peut être belle et surprenante. Non sans hasard, Social Dance a ainsi trouvé du soutien du côté de deux labels aventureux et passionnants que sont Lisbon Lux Records du côté du Québec et In/Ex (rattaché à la coopérative Grand Bonheur) à Marseille. Aucun doute, Social Dance est d’ores et déjà une des surprises de l’année, arrivée de (presque) nulle part et sans vraiment prévenir. Autant dire que la rédaction d’indiemusic est sur les starting-blocks pour l’EP prévu pour l’automne.


Makoto San – Fuji

Un certain mystère plane au-dessus de cette entité marseillaise (tiens donc !) qui se revendique ouvertement comme disciple de Monsieur Makoto, personnalité japonaise de renom, figure et grand maître de la tradition musicale japonaise, en particulier dans l’utilisation des percussions en bambou. Désormais rattaché au collectif et label Chinese Man, le quatuor masqué n’a pas son pareil pour créer une musique hybride entre tradition et modernité, organique et électronique, où le tout forme un ensemble compact et entier, très loin de certains effets de styles « world music » ou « tribal ». Si la musique n’a pas besoin de mots, elle véhicule ici simultanément le passé, le présent et l’avenir, en s’appuyant sur une intensité rythmique permanente. Dans son dernier clip, le groupe se met en scène dans une forme d’épure minimaliste captivante soulignant à merveille l’implication physique et spirituelle de chacun des membres dans cette construction complexe et complice, basée sur un instrumentarium d’une richesse de timbres incomparable. Pour Makoto San, un EP est prévu pour l’automne, alors que le groupe se produira dans de nombreux festivals tout l’été (Musicalarue, Au Fil du Son, Stereoparc…), preuve que son nom et son aura ont déjà marqué les esprits.


Jean Jean – Concord Lights

Cela fait quelques années que la rédaction d’indiemusic tourne autour de ce groupe étonnant et inspiré, devenu trio en 2018, avec l’arrivée de Gregory Hoepffner aux côtés d’Édouard Lebrun et de Sébastien Torregrossa. Depuis le trio se détache progressivement de ses propres étiquettes stylistiques pour propulser son esprit math rock instrumental dans de nouveaux territoires comme la synthwave ou l’EBM. Les membres de Jean Jean se projettent avec envie sur la sortie de leur prochain album « Fog Infinite » mixé par Monsieur Carpenter Brut lui-même alias Franck Hueso, avec des singles ébouriffants d’énergie comme « Prey Trigger » il y a quelques mois et désormais « Concord Lights ». Les trois complices ne nous laissent que peu de temps pendant l’introduction brumeuse du morceau pour nous préparer à la déferlante à venir. Très rapidement, nous sommes happés par un tourbillon instrumental, percutant et mélodique. La tête tourne, les repères disparaissent, la tension monte. Mais à quoi sert de résister : il faut savoir lâcher prise et se laisser aller dans l’œil du cyclone. Au jeu des comparaisons, le trio rivalise sans aucun complexe avec des références aussi variées que les Belges de Glass Museum, les Américains de Zombi et même les Australiens de PVT (dont le dernier LP date de 2017, mais hante toujours nos esprits so indie). Cerise sur le gâteau, Jean Jean se signale par un clip à l’intention esthétique vraiment poussée, aussi bien dans le travail sur l’image que dans cette manière d’invoquer l’implicite par des mises en scène extrêmement bien senties. En résulte une étonnante mise en abîme nocturne et provinciale faite d’errance, d’ennuis, de divagations ; une vie qui a alimenté les prémices du groupe lors de ses débuts improbables en Seine-et-Marne. Une façon peut-être pour eux de regarder en arrière et mesurer l’immensité du chemin parcouru dans cette quête d’absolu esthétique de plus en plus épatante.


Des Lions pour des Lions – Donne prends feat. René Lacaille

À la marge de l’univers de la pop, il existe des groupes dont le premier leitmotiv est la liberté, forme de résistance créative pour ne pas sombrer dans l’allégeance à la norme, à la tendance et aux diktats du marché. C’est indéniablement le cas des Angevins Des Lions pour des Lions, dont le second album « No(s) Border » est une merveille d’inventivité musicale, qui aspire à la volée une multitude d’influences telle un aspirateur surpuissant, les passe ensuite à la moulinette de sa mécanique brass band fusionnelle, pour enfin donner corps à sa musique sans véritable étiquette, dotée d’un incroyable souffle de vie. D’une certaine manière, l’esprit libertaire et cosmopolite des années 70, que symbolisa en France un label comme Saravah, coule dans les veines d’Elisabeth Herault, d’Alain « Boochon » Lardeux, de Cédric « Momo Jee » Maurel et de Freddy Boisliveau. Même si leur musique est plus resserrée, elle est quelque part la cousine de celle des Suisses de l’Orchestre Tout Puissant Marcel Duchamp. Dans leur dernier clip artisanal qui sent bon la bricole et le DIY, le quatuor accompagné musicalement par le génial accordéoniste réunionnais René Lacaille lance un message en forme ode à la lenteur, à la contemplation, et tout simplement à la vie, face à l’hérésie d’un monde où l’humain va jusqu’à accélérer la vitesse de lecture de ses séries préférées pour pouvoir en regarder encore et toujours plus. « Prends tout ton temps, tout le temps » s’inscrit en lettres capitales au passage d’un escargot au cœur de la vidéo : ce qui pourrait paraître l’affirmation d’une grande naïveté revêt ici avec Des Lions pour des Lions, les habits d’une réflexion philosophique des plus essentielles sur nos propres modes de vie modernes et numériques.


Astéréotypie – Du vélo à St-Malo, du kayak à St-Briac

Plus le temps passe, plus le nouvel album du collectif Astéréotypie, « Aucun mec ne ressemble à Brad Pitt dans la Drôme », n’en finit plus de révéler la richesse incroyable de sa créativité instinctive. Loin de n’être qu’un pur objet atypique, ce groupe à part entière impose une singularité qui n’a rien de banal. Alors, oui il s’articule autour d’une complicité entre des musiciens expérimentés et ultras motivés, et de jeunes autistes. Mais une fois, cette particularité énoncée reste avant tout la musique, une musique vibrante, saisissante et jubilatoire, dont la liberté de ton, l’engagement, la sincérité n’ont certainement que peu d’équivalents dans la musique indépendante. Nouvelle preuve avec cet extrait, interprété de manière si intense par Aurélien Lobjoit. Le punk n’est jamais bien loin, à tel point qu’on se surprend à avoir envie de reprendre à notre tour les paroles de cet hymne sauvage et poétique, pour profiter de l’énergie communicative de ce défouloir grisant et libre.

Laurent Thore

Laurent Thore

La musique comme le moteur de son imaginaire, qu'elle soit maladroite ou parfaite mais surtout libre et indépendante.