[Interview] Aufgang

Passé de trois à deux membres en début d’année, Aufgang prenait part en avril dernier à la collection printemps des Z’éclectiques de Chemillé suite à la sortie de son troisième album « Istiklaliya » sur le célèbre label électronique parisien Infiné.
Nous avons rencontré pendant près d’une demi-heure les deux musiciens du projet, le pianiste Rami Khalifé et le batteur Aymeric Westrich, pour appréhender en leur compagnie leur vision singulière de la musique instrumentale et l’histoire de ce dernier album « Istiklaliya ».
Il sera également question de leur passion commune pour l’expression live de leur musique ainsi que du travail déjà enclenché sur leur prochain album qui nous réserve semble-t-il de nombreuses surprises.

Aufgang par Fred Lombard

  • Quelles heureuses circonstances vous ont amenés à travailler ensemble sur ce projet ?

Aymeric Westrich : Rami et moi, on se connait depuis qu’on a 13 ans. On jouait ensemble au football avant même de faire de la musique. C’est d’abord l’amitié et ensuite l’envie de faire quelque chose ensemble qui nous a réunis, mais sincèrement, on ne savait pas vraiment ce qu’on allait faire au début.
On a eu plusieurs groupes d’ailleurs, avant même de commencer Aufgang. L’aventure n’a pas commencé en 2005.

  • Aufgang (émergence) vient de l’Allemand, le nom de votre dernier album « Istiklaliya » (indépendance) vient de l’arabe. Peut-on dire que vous défendez à travers Aufgang une certaine vision cosmopolite de la musique ?

Rami Khalifé : Oui, on la défend parce qu’on vient à la base de différentes cultures, et on a beaucoup voyagé, on s’est beaucoup imprégnés des voyages, des traditions des gens, des unicités. Tout ce melting pot, on essaye aussi de le représenter dans notre musique, aussi du fait qu’on ait voyagé et vécu dans plusieurs villes du monde.
Tout cela a forgé un peu notre identité cosmopolite.

  • Ces villes dont vous parlez, quelles sont-elles ?

Rami Khalifé : Paris, bien entendu, mais aussi New York où nous avons tous deux étudié. Je suis né au Liban à Beyrouth. Des endroits importants pour nous.

  • Depuis vos débuts, vous mélangez la musique classique et les musiques électroniques. Quel regard avez-vous sur cette mixité musicale ?

Aymeric Westrich : On n’est pas dans la fusion, pas dans cette ambition de coller la musique électronique à la musique classique. Malheureusement, aujourd’hui, les gens ont besoin de références pour pouvoir s’intéresser à quelque chose et notre label Infiné avait eu l’idée de présenter ça ainsi.
Évidemment, on a un background classique et une culture électronique, mais on essaye franchement de construire un langage qui nous est propre et de composer avec tout ce qui nous vient, que ce soit les racines africaines, en passant par le hip-hop. On ne se limite surtout pas à ce classique-électro.

Rami Khalifé : C’était juste du marketing…

Aymeric Westrich : …avec des codes qui ne nous sont pas propres non plus.

  • Vous avez abordé un virage en février 2014 avec le départ de Francesco Tristano. Avant vous étiez deux pianistes et un batteur, pour ne faire aujourd’hui qu’un musicien de chaque instrument, en plus des machines. Qu’est-ce qui a motivé cette transition ?

Aufgang © Fred Lombard

Aymeric Westrich : Des chemins qui se séparent. Je ne sais pas. Francesco avait déjà sa carrière, nous, on a donné la priorité à Aufgang depuis deux ans. Pour ma part, j’ai refusé plusieurs tournées donc une avec Cat Power. C’était simplement l’envie de vraiment se dire quelles étaient nos priorités. C’est, je crois, ce qui a motivé notre séparation.

  • En passant de trois membres à deux dans Aufgang, qu’est-ce que ça a changé dans votre rapport à la scène ?

Aymeric Westrich : À deux, on a encore plus de choses à gérer, mais c’est quelque chose qui nous excite énormément de pouvoir faire plein de trucs en même temps.

  • Est-ce qu’il y a un besoin de compenser cette personne qui n’est plus dans le projet pour retranscrire l’atmosphère du disque ou au contraire avez-vous trouvé finalement un nouvel équilibre ?

Rami Khalifé : C’est un nouvel équilibre qui marche très bien et c’est pour ça qu’on continue. Les rapports de force ont un peu bougé, on fait encore plus de choses, mais dans le son, dans l’énergie, dans ce qu’Aufgang représente, il n’y a pas vraiment de changement.

  • « Istiklaliya », ça veut dire « indépendance » en arabe. Quel sens revêt l’indépendance dans votre projet ?

Aymeric Westrich : On parlait tout à l’heure de musiques classiques et électroniques, l’indépendance, c’est de pouvoir prendre n’importe quoi, des choses qui nous touchent. La musique à la base, c’est un langage, nous, on l’interprète comme une langue. C’est un moyen de parler à d’autres gens, et plus on a de culture, plus on a de choses à dire, plus on trouve que c’est intéressant.
On n’est vraiment pas dans la fusion, le fait de mettre dans la marmite des ingrédients, on n’est vraiment pas là-dedans. On prend ce qu’on aime et on fait avec.

Rami Khalifé : On a surtout le désir de ne pas rentrer dans des cases.

  • Et c’est vrai qu’on voyage énormément sur cet album…

Rami Khalifé : Oui, et ce côté-là peut être déroutant pour certaines personnes, de par cette absence de fil conducteur. C’est un choix sur cet album-là. Et on a conscience que pour notre prochain projet qu’on va avoir, on va peut-être devoir le gérer différemment : faire quelque chose de plus unifié.
Qu’on puisse voyager, mais qu’on ait un fil conducteur plus solide, mais on ne se limite cela dit pas dans nos expériences à une couleur ou à une esthétique.
Tous les albums pour nous sont des histoires, et chaque histoire est différente. Chaque phase est différente.
On prend ça avec beaucoup d’instinct et on laisse les choses venir.

  • Ce que je trouve excitant dans l’album, c’est qu’il y a des morceaux très graves, très sombres comme « Vertige » et « Stroke » qui sont on trouve également des morceaux plus sereins, plus harmonieux comme « African Geisha », une sorte de calme après la tempête. Avec ces différents tempéraments sur l’album, est-ce d’une certaine manière votre façon d’offrir à chaque auditeur un morceau qui peut lui parler plus singulièrement ?

Aymeric Westrich : C’est possible, car c’est un album varié, et il n’y a aucun morceau qui se ressemble vraiment. Ceux qui n’écoutent que de l’électro vont peut-être à un moment décrocher par rapport à un morceau. Les morceaux en tant que tels, si on les prend un par un, marchent très bien. C’est la philosophie de cet album : celle de voyager, que ce soit un peu déroutant, qu’on surprenne les gens aussi dans l’écoute.
On est un groupe émergeant et on voulait montrer avec ce disque les différentes palettes de ce qu’on sait faire. Ce sera peut-être différent pour le prochain, peut-être plus unifié, on ne sait pas encore, on verra.

  • Vous avez déjà commencé le travail sur ce prochain album ?

Rami Khalifé : Ça avance petit à petit.

Aymeric Westrich : On a écrit une vingtaine de morceaux à peu près. Et on en a trois-quatre qui commencent à vraiment être structurés.

Rami Khalifé : De toute façon, ça sera très différent de « Istiklaliya ».

  • On risque de perdre les repères par rapport à ce qu’on avait entendu jusque-là ?

Aymeric Westrich : Peut-être (rires).

  • Nous verrons ça alors.
    Je vais faire une petite parenthèse par rapport à Papaye qui sur son dernier album, « Tennis » avait sorti un morceau qui s’appelle Monica Seles. Vous avez écrit un morceau qui s’appelle Diego Maradona. La musique instrumentale trouverait-elle une partie de son inspiration dans le monde sportif ?

Aymeric Westrich : Pour nous, Diego Maradona, c’est au-delà du sportif, c’est la personne, l’homme qui nous a touchés. On l’a tous vu dans différents avions à une même période et il y avait un reportage sur lui en Argentine qui était absolument fantastique, où il transcendait les codes, où il disait non à je ne sais plus quel président américain, peut-être Nixon, pour aller Fidel Castro. Il y avait un truc assez marrant, c’est pas l’aspect politique, c’est l’aspect humain où il a tracé sa vie, sans jeu de mots de mauvais goût, où il était vraiment dans son univers.
C’est quelqu’un qui a fait beaucoup de conneries, mais qui est vivant jusqu’au plus profond de lui-même. C’est plutôt dans ce sens-là qu’on a voulu lui rendre hommage.

  • Il y a d’autres personnages qui vous auraient inspiré des morceaux ?

Aymeric Westrich : Nicolas Sarkozy (rires). Non, je sais pas. Il y a toujours des gens. Un cinéaste comme Kubrick, par exemple, nous a inspirés énormément. On aime écrire des morceaux un peu fous, psychés. Mais c’est plus souvent des images qui de la musique qui nous inspire, même si on écoute plein de choses. Les images nous inspirent énormément.

  • Vous sentiriez-vous alors capables de mettre de la musique sur des images si on vous confiait la bande originale d’un court ou long métrage ?

Aymeric Westrich : Au delà d’un défi, c’est une réelle envie pour nous. On a déjà fait cela il n’y a pas très longtemps avec La Cinémathèque française, sur un film muet de Jean Epstein, ça devrait sortir dans pas trop longtemps. Il fallait vite le faire, on l’a fait en une journée. C’était très très short.
On a improvisé et mixé en une seule journée quarante-cinq minutes d’accompagnement musical. Il doit y avoir quatre ou cinq morceaux, mais c’est vraiment de l’instant. On s’est figé sur les images.

  • On n’est que dans de la musique ?

Aymeric Westrich : Oui, c’est très simple. De la musique à l’image.

  • On va parler de visuels : la pochette de l’album « Istiklaliya » est brodée. J’ai vu le teaser qui présentait justement la confection de ce visuel tissé : la machine qui trace la main, qui trace le cœur sur la main, l’étoile, le dragon et la feuille. Finalement, que représentent pour vous tous ces éléments regroupés sur le blason ?

Aymeric Westrich : Le plus important, c’est le cœur sur la main. La sortie de l’album, c’était une période qu’on trouve toujours très sombre, autant sur le plan géopolitique que sur le plan humain.
On a essayé plein de choses, on voulait absolument un symbole qui nous représente.
On a commencé par faire un truc avec des dragons, c’était une sorte de blason. C’était très violent et on voulait finalement quelque chose d’autre.
On a opté pour ce visuel que nous a proposé Aksel Varichon (NDRL : créateur de la dernière affiche du Printemps de Bourges 2014 avec le renard) et c’était une image qui nous correspondait.

Rami Khalifé : Ça montre le côté humain d’Aufgang. Les gens qui ne connaissent pas pourraient peut-être penser, sans nous avoir vus en concert, que c’est de la musique froide, faite par des machines, où les instruments peuvent donner l’autre facette de la musique, plus organique, plus humaine.
En live, ce sont des personnes qui jouent, pas des machines qui jouent. Ce symbole, c’est, d’une manière, la main qui façonne l’instrument. Si on n’a pas de main, on ne peut pas jouer, on ne peut pas faire sortir les notes. La main c’est l’humain et le cœur c’est la passion. Tout ça, c’est l’homme. On voulait vraiment casser cette image austère, froide que parfois la techno, la musique électronique peuvent générer.

  • Sur scène, est-ce qu’un habillage visuel vient compléter votre prestation ?

Aymeric Westrich : Non. Nous sommes le visuel (rires).

  • Alors, comment présenteriez-vous un concert d’Aufgang dans sa configuration d’aujourd’hui ?

Aymeric Westrich : Comme un slogan : Aufgang, c’est entre la musique et le sport !

  • Je prends !
    J’ai entendu dire que la musique instrumentale a une connotation plus difficile d’accès. Qu’en pensez-vous ?

Rami Khalifé : C’est un sentiment actuel, car nous vivons dans un monde tellement formaté, où tout doit rentrer justement dans des cases. On ne peut pas faire de radio si on ne fait pas un morceau de trois minutes, on ne peut pas signer sur un gros label si on ne chante pas, s’il n’y a pas de voix. Tout est codifié.
Et c’est peut-être par rapport à ça que la musique instrumentale peut véhiculer cette image, et ça contribue peut-être parfois à rendre les gens bornés, à leur donner une vision un peu étroite de la musique.
On oblige également les gens à consommer une certaine couleur musicale, que ce soit par le biais des radios, des télés ou tout ça. Ça n’aide pas.
Après, à la base, la musique instrumentale, je ne pense pas que ça soit quelque chose de plus difficile à appréhender qu’une autre musique. On dit bien que la musique est universelle. Il faut juste prendre le temps d’écouter.

  • L’accès au sens de votre musique serait moins direct que pour d’autres musiques ?

Rami Khalifé : Oui, et les gens ne prennent plus le temps de se prendre le temps de comprendre quelque chose. Après, nous, en tout cas sur scène, on essaye de rendre le projet intelligible et accessible. C’est pour nous très important de différencier le disque et la scène. L’énergie est présente sur scène et ne peut pas parler aux gens.
La preuve, c’est que quand on joue, toute la salle danse, il y a une communion qui se créé et c’est ça le plus important.

  • On pourrait parler de musique festive en condition de live ?

Rami Khalifé : Oui, absolument. C’est une musique faite pour danser. On essaye d’instaurer une sorte de symbiose avec le public, et en général, ça prend.

Aufgang © Fred Lombard

  • Pour poursuivre sur la musique instrumentale, je reste persuadé qu’elle offre plus de libertés, d’interprétation déjà, à l’auditeur que peut l’offrir une musique avec des paroles, qu’on peut plus facilement formuler son propre sens à l’écoute d’un morceau…

Aymeric Westrich : Forcément, ça laisse plus de champs. Après, la musique instrumentale, dès qu’il n’y a pas de lyrics. Quand il y a des paroles, on emmène les gens quelque part, dans une certaine direction. Avec une musique instrumentale où il n’y a pas de chant, on propose quelque chose, mais c’est à eux d’imaginer le paysage qu’ils veulent voir. C’est à eux de se faire leur film, et c’est aussi pour ça qu’on aime énormément la musique instrumentale. C’est ce côté imaginaire.

Rami Khalifé : Après, on est flexibles à tout, franchement. Il n’y avait pas de voix jusqu’à présent, mais ça ne veut pas dire qu’il n’y en aura pas dans le futur, ça ne veut pas dire qu’il n’y aura pas de paroles sur de futurs projets. Pour l’instant, ça s’est fait comme ça, parce qu’on voulait marquer le coup, montrer qu’on peut arriver à faire quelque chose d’autre.
Cette année, on a fait à peu près 60 concerts en France, et il y a très peu de concerts où je n’ai pas senti une communion avec les gens. Il y a beaucoup de personnes qui étaient surprises, qui ne nous connaissaient pas et qui ont écouté, ne venant pas forcément d’un milieu très mélomane, pour la première fois peut-être un piano. Et voir le piano dans des salles, dans des ambiances comme ça aussi, ça peut être surprenant. C’est tant mieux.

  • Et parmi toutes ces expériences, quelles sont celles qui vous ont particulièrement marqués ?

Aymeric Westrich : L’opéra de Nice, c’était vraiment super. Au Bataclan c’était super également. C’est le plus souvent dû à la réaction des gens, et à l’énergie qu’ils nous donnent plus qu’aux salles elles-mêmes.
Les conditions font que tu es ou pas en communion avec les gens. C’est très aléatoire.

  • Depuis vos débuts, vous êtes signés sur le label Infiné. Son slogan, c’est « Easy music for the hard to please ». On a du mal à vous retrouver dans ce slogan après tout ce que nous nous sommes dit.

Aymeric Westrich : Je trouve ce slogan très élitiste, alors qu’il se défend d’être avant-gardiste. Nous, on ne confond pas les mots, l’élitisme, c’est quelque chose qui exclut beaucoup de gens, alors que nous espérons avec Aufgang faire quelque chose d’avant-gardiste. Et c’est pareil entre la musique commerciale et la musique populaire, où beaucoup de gens font l’amalgame alors que la musique commerciale est une chose et la musique populaire en est une autre. Pour nous, la musique populaire n’est pas un gros mot. Des gens comme Kraftwerk ou Arcade Fire, font de la musique pointue, mais qui, pour moi sait rester populaire. C’est pas quelque chose de mauvais pour nous et on va dans ce sens-là en tout cas.

Rami Khalifé : On a commencé, peut-être, un peu plus élitiste et on a évolué vers quelque chose de plus populaire.

Aymeric Westrich : Et on continuera à évoluer vers quelque chose de plus populaire, pour élargir le spectre.

Rami Khalifé : Et pour revenir à cette définition, ça ne m’intéresse pas de jouer pour l’élite.

  • Et pour Aufgang, quel serait le slogan ?

Aymeric Westrich : Sport and music. C’est un peu une blague, mais la scène, c’est vraiment sportif. C’est la limite de l’arrêt cardiaque à chaque fois…

Aufgang par Fred Lombard

  • Avant le rappel ?

Aymeric Westrich : Au deuxième morceau (rires). Ca a beau faire très longtemps qu’on joue, même en dehors d’Aufgang mais il y a toujours une sorte d’excitation qui reste tout le long du concert. Franchement, parfois quand tu joues, tu ne sais pas trop comment tu vas pouvoir jouer jusqu’à la fin, parce que tu es tellement excité par ce que te renvoient les gens.

Rami Khalifé : Et il ne faut pas trop perdre sa concentration, parce qu’on n’appuie pas que sur des boutons.

Aymeric Westrich : Et comme tu le disais avant, en février, on était trois et on n’est plus que deux. On doit compenser effectivement l’énergie qui arrive dans la danse et c’est encore plus physique.

  • Avant le prochain album, avez-vous prévu de sortir des singles, un EP pour faire la transition entre l’Aufgang d’hier et celui de demain ?

Aymeric Westrich : Justement non, je pense qu’on va arriver directement avec le prochain disque avec tous les changements que ça implique.

Rami Khalifé : Et c’est tant mieux je pense d’avoir un petit break pour surprendre encore plus avec le prochain.

Aymeric Westrich : On commence à jouer des nouveaux morceaux, différemment que les versions qui seront sur l’album, mais on les teste déjà un petit peu. On a d’autres visions pour le prochain album, mais on les adapte à notre style actuel.


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Fred Lombard

Fred Lombard

rédacteur en chef curieux et passionné par les musiques actuelles et éclectiques