Ásgeir Trausti – Dýrð í dauðaþögn

La scène musicale islandaise n’est que trop rarement à l’honneur. Mais lorsqu’un groupe né  sur cette « terre de glace » est propulsé jusqu’à nous, c’est bien souvent grâce aux mélodies ciselées et à l’harmonie quasi céleste que dégagent ses compositions. Représentée par une ambassadrice aussi insaisissable que géniale, la mystique Björk à l’univers musical protéiforme, l’île a également vu naître plusieurs formations remarquables. L’Islande est un creuset artistique dans lequel se côtoient le post-rock obscur de Sigur Rós et le folk enjoué des Of Monsters And Men.

Ásgeir Trausti - Dýrð í dauðaþögn

Le nouveau venu s’appelle Ásgeir. De son nom complet Ásgeir Trausti Einarsson, ce jeune homme de 21 ans étonne du fait de la maturité qui émane de ses morceaux. Il délivre un folk mélodique teinté d’arrangements électroniques envoûtants. Porté par une voix majestueuse, l’univers qu’il a créé fait écho à l’atmosphère du superbe Illinois de Sufjan Stevens. Influencé par les paysages glacés d’Islande, Ásgeir chante des litanies qui font s’entrecroiser la nature et le silence, la nostalgie et le défilement des saisons. Les harmonies vocales de l’Islandais rappellent aussi le chant de Robin Pecknold, frontman des Fleet Foxes, dans sa version nordique.

Initialement prévue pour octobre dernier la sortie de « In the silence », version anglaise de son excellent debut album intitulé « Dýrð í dauðaþögn », aura lieu le 27 janvier 2014. C’est l’occasion de revenir sur ce premier opus, qui a valu à Ásgeir de nombreuses récompenses dans son pays natal. Combinant arrangements électroniques et orchestrations organiques, Ásgeir met en place une ambiance lumineuse et aérée sur laquelle il encastre avec élégance son timbre mélancolique. Le résultat est tout simplement envoûtant.

« Dýrð í dauðaþögn » s’ouvre sur le titre « Hærra » qui n’est autre qu’une des pièces maîtresses du disque. Un véritable chef-d’œuvre de simplicité et d’esthétisme. Hærra  peut être traduit par Higher en anglais, choix judicieux au regard des hauteurs vertigineuses vers lesquelles nous porte la chanson. Un décollage paisible, mais intense, qui introduit l’opus de la plus belle des manières. Les notes de piano sont déposées sur un rythme agréablement entêtant et quelques variations de guitare se fraient un chemin à travers l’oscillation du synthétiseur. C’est ainsi que nous nous retrouvons à flotter loin de la frénésie ambiante, portés par cette langue aux sonorités inconnues, mais étrangement apaisantes. Hærra n’est pas seulement une introspection personnelle, elle réussit à cristalliser le désir commun de se projeter au-dessus de l’existence.

Nous poursuivons la découverte de cet album avec la chanson qui lui donne son titre : « Dýrð í dauðaþögn », littéralement « Gloire dans le silence de la mort ». On pourrait légitimement s’attendre à une ballade sombre, déprimante même, mais c’est tout le contraire ! Le contraste entre la noirceur du titre et les accents enjoués que prend la mélodie vocale est assez déconcertant : si je n’avais pas fait un effort de traduction, j’aurais eu du mal à deviner le thème de cette composition ! L’Islandais pose sa voix sur une rythmique acoustique qui s’étoffe peu à peu. La chanson met à contribution une multitude d’instruments qui se répondent et développent des harmonies intéressantes. Une batterie énergique fait son entrée et redonne une impulsion à l’ensemble. Ensemble qui est ensuite sublimé par l’opposition entre les accords sombres d’une guitare électrique et l’entrée majestueuse des cuivres. Accompagnées par l’orgue électronique dans le final, les envolées lyriques d’Ásgeir Trausti atteignent une grâce sans égal.

« Sumargestur » signifie « Visiteurs d’été ». La chanson ne se détache pas suffisamment pour moi, peut-être pas assez audacieuse. L’écoute est agréable, mais le manque de rythme est palpable. Un bémol sur une partition quasiment parfaite par ailleurs.

Le quatrième titre s’intitule « Leyndarmál ». Apparaissant sous le nom de « King and Cross » sur In the Silence, c’est le premier extrait mis en ligne par le chanteur il y a quelques mois. Cette chanson tire sa force d’un refrain efficace et d’arrangements électroniques astucieux qui redonnent un coup de fouet bienvenu. Le jeune homme nous raconte l’histoire d’un roi venu reprendre son dû. Il déchaîne son armée de soldats à travers la forêt et fait fuir aigles et renards. Comme un cri du cœur, la nature reprend alors ses droits et « les tours de pierre se changent en larmes de cristal ». Le chanteur fait alors corps avec la forêt, il comprend finalement que c’est elle qui le fait vivre et lui donne l’élan nécessaire pour continuer d’avancer. Véritable fable délivrée avec justesse et sincérité, cette chanson doit beaucoup au père de l’artiste. Âgé de 72 ans, il est l’auteur d’une grande partie des textes présents sur l’album. C’est sûrement ce qui donne la sensibilité particulière et le recul essentiel à la composition d’une telle chanson. Et c’est avec un talent de conteur qu’Ásgeir chante les mots de son vieux père. Malgré le thème traditionnel, le titre est frais et respire la modernité grâce notamment aux différents synthétiseurs utilisés et à cette phrase de basse énergique qui annonce le refrain. Un excellent morceau.

La piste suivante, « Hljóða nótt » (« Hurlement dans la nuit ») est nettement plus calme. On croit entendre des chœurs, mais c’est en réalité la voix du chanteur qui est doublée : il s’enregistre une deuxième fois pour accompagner la mélodie principale et créer une harmonie entre les tonalités. C’est un choix artistique judicieux qui permet à la voix blanche de l’Islandais de résonner dans l’éternité. Les arpèges de guitare enveloppent un chant sobre et épuré. C’est une chanson apaisante et d’une simplicité agréable.

S’ensuit « Nýfallið regn » dont la version anglaise (« Torrent ») est déjà disponible sur le site de l’artiste (asgeirmusic.com) sous la forme d’un clip. Il y est question de dieux de ferraille, lavés par les vents lors d’affrontements célestes. Tout commence par une délicate introduction au piano. Mais très vite, le roulement incessant des percussions traduit cette impression de chaos imminent qui domine au long de la composition. Comme si à un moment précis, quelqu’un ou quelque chose allait perturber l’équilibre du monde et provoquer une sorte de déluge biblique. La voix de tête alterne les modulations vers les aigus et le retour à un ton plus grave, comme un présage de la « pluie fraîche » qui ramènera pureté et innocence.

« Heimförin », septième morceau du disque est un hymne mélancolique à la nostalgie qui réside en chacun de nous. Au désir de retourner d’où l’on vient. Né et élevé dans le hameau de Laugarbakki (une cinquantaine d’habitants) dans la nature sauvage de l’Islande, l’artiste fait ressortir ses racines et son attachement à la terre natale. Une boîte à rythmes bat tranquillement la mesure sur la beauté austère et mystique du morceau. La douceur des trompettes exprime avec gravité  la douleur des exilés.

Avec ses orchestrations flamboyantes et ses arrangements luxuriants, le prochain titre est une véritable réussite. « Að grafa sig í fönn » qu’on pourrait traduire en français par « Creuser dans la neige » nous plonge dans un univers aux sonorités étranges, un jardin exotique où s’entremêlent les bruits et les textures. Certains motifs musicaux répétitifs et froids rappellent un instant l’angoissant « Vordhosbn » du génial Aphex Twin. L’atmosphère est néanmoins beaucoup plus lumineuse et la chaleur de la voix nous fait flotter en apesanteur. Le mélange sonore paraît tout droit venu de l’espace, comme si un producteur de Neptune collaborait avec le meilleur claviériste de Jupiter. Complexe, mais pourtant d’une évidence inouïe, il est difficile de déterminer si ce morceau est une oasis bien réelle ou bien un mirage projeté en technicolor. Le voyage est total. Les fulgurances vocales nous guident lentement vers la sortie de ce labyrinthe coloré. Magnifique.

Le prochain morceau s’intitule « Samhjómur » (« In Harmony » sur la version anglaise). Une ballade qui se mue en hymne pop avec l’arrivée d’un refrain puissant et aérien. Ásgeir nous fait apprécier encore une fois l’élégance de son timbre.

Dixième et dernière chanson de Dýrð í dauðaþögn, « Þennan dag » sonne plus acoustique. La voix monte vers le ciel et annonce la fin d’une agréable escapade. Le titre nous parle de « ce jour-là », de ce moment particulier où la grâce et la beauté étaient réunies, où les peurs et les inquiétudes de chacun avaient disparu et où l’espoir et l’amour ne formaient qu’un. Une chanson qui célèbre l’harmonie et la recherche d’un équilibre libérateur, pour réussir à troquer ses désirs ponctuels contre le bonheur éternel.

C’est ainsi que se s’achève cette évasion vers les geysers brûlants d’Islande. Le choix de chroniquer l’album original plutôt que la version anglaise est un parti pris personnel. Je trouve simplement que l’islandais apporte des sonorités élégantes, tantôt rugueuses, tantôt lisses qui donnent une musicalité significative aux compositions. La traduction anglaise perd en authenticité et ne retranscris pas le relief des titres originaux. Néanmoins, je vous invite également à écouter la version anglaise si vous voulez saisir la signification des paroles. J’espère que j’aurais su vous donner envie de découvrir l’univers poétique d’Ásgeir. Bonne écoute !

Asgeir

« Dýrð í dauðaþögn », premier album d’ Ásgeir Trausti est disponible depuis le 18 février 2013 chez One Little Indian Records.
« In The Silence » est d’ores et déjà disponible en pré-commande sur iTunes et sa sortie est prévue pour le 27 janvier 2014 sur One Little Indian Records.

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