[Interview] Yan Hart-Lemonnier d’Ego Twister Records

Il ne se doutait de rien. Avec la complicité de son épouse Céline et à l’occasion des 10 ans de son label Ego Twister Records, j’ai mis en place un stratagème très futé pour réaliser une interview de Yan Hart-Lemonnier.
En effet, le 18 janvier prochain, au Bar du Quai d’Angers, ses DJ fétiches The Brain et Renardo Crew et le parrain Rubin Steiner, ainsi que de nombreux amis seront là pour festoyer avec lui et revisiter dix années d’indépendance musicale, de signatures aventureuses et d’amitiés autour de la musique faite ensemble avec amour et passion.
On vous prévient d’emblée, une telle rétrospective va vous demander un peu de temps libre, mais vous allez assurément prendre beaucoup de plaisir à découvrir notre sympathique quarantenaire barbu qui gère sa petite entreprise familiale comme personne.
On est à quai, c’est parti pour l’interview fleuve de Yan !

crédit : Fred Lombard
crédit : Fred Lombard
  • Bonjour Yan ! Premier état des choses : Ego Twister fêtera début 2014 ses dix bougies !
    Dix années dans la musique, ça passe vite ?

Hello Fred. 10 années dans la musique comme dans la vie, ça passe vite, oui. J’imagine que ça passe d’autant plus vite quand on consacre son temps à quelque chose que l’on aime, plutôt qu’à s’ennuyer. Je suis d’une certaine façon un peu fier d’avoir créer cette structure, et de voir qu’aujourd’hui de plus en plus de gens s’y intéressent. Mais je me dis aussi souvent que j’aurais pu en faire plus, être un peu plus efficace ou acharné. 10 ans d’Ego Twister, c’est une grosse vingtaine de disques, ça tient dans une petite boite. Mais ça a été aussi une question de moyens et je n’ai pas toujours pu sortir autant de disques que je l’aurais voulu. Les choses se sont faites au fur et à mesure, sans que je sache d’une année à l’autre ce que ça allait donner.

  • C’est la question un peu rébarbative des interviews, mais elle s’impose : pourquoi Ego Twister ?

C’est une vieille histoire, et à vrai dire je ne me souviens plus du tout comment le nom est venu. Ce dont je me souviens c’est que ce nom était là environ deux ans avant que je puisse concrètement lancer le projet. Je peux essayer de l’expliquer succinctement après coup. « Ego » parce que dans la pop music au sens le plus large, tout est toujours affaire d’égos. Et « twister » vient de « to twist », qui ne signifie pas « danser bizarrement en remuant surtout les genoux », mais l’action de tordre, entortiller, déformer quelque chose. L’association de ces deux mots m’évoquait quelque chose qui, je crois, colle bien avec le catalogue aujourd’hui.

  • De quelles envies est né Ego Twister ?

Ego Twister

En 2004, j’ai commencé par sortir un EP vinyle avec quelques morceaux à moi. J’avais un peu d’économies, j’ai emprunté un peu d’argent pour compléter et rien d’autre en tête que l’envie de les écouter sur vinyle. Bien que musicien depuis longtemps, je n’étais pas très prolifique, je ne faisais pas et n’avais pas vraiment l’intention de faire des concerts. Ce n’était pas un choix très logique au regard de la façon dont fonctionne un « vrai » label. C’était assez égoïste à vrai dire, et ça aurait pu s’arrêter rapidement après ça. En même temps, malgré le fait d’avoir commencé par une autoproduction, j’avais envie d’un label, d’un nom, d’une démarche. J’avais déjà pensé à ça en fait et choisi le nom bien avant de commencer, comme je te l’ai raconté. Je n’étais pourtant pas en contact avec beaucoup de musiciens, juste quelques connaissances sur Internet, mais l’idée était tout de même de pouvoir collaborer avec des gens et essayer de sortir d’autres disques. En fait, j’ai toujours été amoureux de la musique enregistrée, du format album ou des EP. J’ai grandi avec ça bien plus qu’avec les concerts et à la base l’envie d’un label doit venir de ça.

Ce premier vinyle m’a permis de rencontrer d’autres musiciens, que j’ai eu envie sortir. Et pendant 8 ans, je n’ai pratiquement rien fait en musique moi-même. Il y avait trop de gens autour de moi dont j’estimais qu’ils méritaient plus que moi d’être pressés ! C’est avec eux que s’est construite l’identité du label.

Cette identité, elle n’était pas forcément très clairement exprimée, mais bien présente dès le début. Une envie de musiques électroniques qui boufferaient à tous les râteliers, sans jamais se reconnaître dans un genre, une chapelle. Je voulais pouvoir aussi y exprimer une bonne dose de trente sixième degré, mais pas d’ironie, de moquerie et rien de trash non plus en fait. Tout a toujours été très sincère et sans posture.  Je voulais que ce soit artistiquement difficile à classer, mais sans jamais être inaccessible. Il y a aujourd’hui dans le catalogue des disques plus ou moins barrés, de l’humour comme des albums plus sombres. Mais pour moi, il s’agit toujours de pop électronique, un poil moins formatée que la moyenne.

Tout a toujours été très sincère et sans posture.

L’autre envie avec ce label, c’était le besoin impérieux de faire quelque chose, même avec des moyens ridicules, même contre les avis négatifs, parce que j’avais passé trop de temps dans ma vie à attendre, à ne rien foutre ou à essayer des trucs sans que ça ressemble à quelque chose. Je me souviens que quand l’idée d’un label a germé dans ma tête, je me suis rendu dans une structure locale d’accompagnement artistique, pour obtenir quelques conseils. Je leur ai présenté mon projet, et la suite du rendez-vous n’a été qu’une énumération de leur part de tous les obstacles que j’allais rencontrer, de toutes les dépenses auxquelles je n’avais pas pensé – parce que je n’y connaissais absolument rien et que je ne connaissais personne qui s’était déjà lancé là dedans. En sortant, j’étais découragé et je me suis dit que je n’y arriverais jamais, que c’était trop compliqué. Mais l’envie a repris le dessus, et j’ai décidé peu de temps après de tenter le coup malgré tout. Tout ce qu’il me fallait c’était de quoi payer le pressage, un pote pour le mastering et finir la musique que je voulais mettre sur ce disque. Le reste, on verrait bien après.
Ce premier disque a plutôt mal vieilli, le son n’est pas terrible, l’artwork pas abouti. Mais j’en ai quand même vendu quelques-uns, et c’est avec ça que ça a commencé.

  • En 2013, qui compose la structure Ego Twister ?

Je fais tout tout seul, avec des coups de main ponctuels, généreux et bénévoles. J’aurais pu essayer de transformer le label en aventure collective, mais j’ai choisi de garder la main sur la direction artistique. Je ne sais pas si c’est une bonne ou une mauvaise chose, mais ça n’a pas été un choix qui s’est posé, seulement la façon naturelle dont ça s’est fait. J’aurais beaucoup de mal à déléguer, aussi bien les tâches ingrates que le boulot le plus intéressant.

En gros, je gère le projet artistique en lien avec les artistes, je compte les sous, je commande les pressages, je fais la com, j’emballe et j’envoie les disques aux gens. Même si le fonctionnement d’Ego Twister est un peu moins lourd et exigeant qu’un label professionnel, ça me prend beaucoup de temps.

Bernard Grancher - Monsieur Délicieux
Bernard Grancher – Monsieur Délicieux

Je ne sais pas trop comment les gens voient ça de l’extérieur, mais Ego Twister est plutôt ce qu’on appelle un micro label, une structure qui édite des disques en quantités limitées et avec des moyens réduits au minimum. Tout se fait à l’amiable : je n’ai pas de contrat ni avec les artistes, ni avec mon distributeur et je réalise la grande majorité de mes ventes en direct. Les disques prennent beaucoup de temps à se rentabiliser. Je gère tout ça au jour le jour, à n’importe quelle heure si j’ai du temps pour le faire, et de façon un peu plus intensive quand je suis au chômage.

J’ai travaillé principalement avec des artistes qui n’essayaient pas de vivre de leur musique.

Le plus compliqué pour moi, ça a toujours été et ça reste la promotion des albums auprès de la presse et des webzines. Pendant toutes ces années, ça a été l’activité la plus frustrante : personne ne m’a appris les ficelles de la promo, je n’avais pas les moyens de faire des envois physiques, mes mails étaient systématiquement ignorés. C’est d’ailleurs toujours le cas la plupart du temps ! Et les relances et le harcèlement, c’est clairement pas mon truc.
J’ai aussi travaillé principalement avec des artistes qui n’essayaient pas de vivre de leur musique, qui parfois ne faisaient pas ou peu de concerts, car j’ai toujours considéré les disques comme des œuvres à part entière, auxquels on pouvait s’intéresser et s’attacher sans forcément connaître les artistes. D’où le choix du développement de l’image du label, car il faut des années pour réussir à rendre un artiste « visible ». En faisant ce choix, je me suis dit que cela pouvait servir des artistes qui n’ont pas pour vocation d’être partout, de faire parler d’eux en permanence.
Avec la longévité du projet, quelque chose s’est un peu débloqué avec quelques médias, et j’ai maintenant des contacts qui suivent attentivement les sorties que je leur envoie. J’ai sorti tellement disques dont j’étais fier, mais dont presque personne n’a pas parlé, ça a été parfois vraiment démotivant. Heureusement, j’ai pu faire exister le label autrement, en m’adressant avant tout aux gens plutôt qu’aux médias.

  • Aspires-tu aujourd’hui aux mêmes idéaux que ceux qui habitaient ton projet à son commencement ?

Oui, je crois. Mais je ne sais pas si ces idéaux, comme tu les nommes, sont tellement liés au projet en lui-même, ni même si on peut appeler ça des idéaux. Ça se limite finalement à une façon de s’adresser aux gens, à essayer de témoigner de la reconnaissance envers ceux qui nous achètent des disques ou nous aident. Essayer de vendre ces disques à un prix abordable aussi, de ne pas les mettre sur iTunes parce que je considère que les gens comme les artistes s’y font arnaquer. Et essayer d’être un chic type dans la vie en général, comme à travers le label. Comme tu le vois, ce n’est pas non plus fou-fou comme « idéal ». Je connais des labels bien plus militants que le mien.

Essayer de vendre mes disques à un prix abordable.

Bon, j’ai bien à titre personnel des idéaux politiques très ancrés à gauche (et pas celle des socialistes) et ça définit aussi pour moi une vision du monde et des rapports sociaux. J’aime bien y faire référence de temps en temps dans la com du label, en filigrane, sans trop plus insister. Mais le fond de ma pensée, c’est que si vous êtes de droite, de n’importe quel courant de droite, c’est même pas la peine de m’adresser la parole.

Mais je n’ai pas non plus de grand discours sur l’underground ou une pseudo contre-culture. Ce n’est que de la musique, et en soi ce n’est pas ça qui changera le monde. Je n’ai aucune attirance pour le business de la musique, aucune fascination pour le milieu professionnel, mais je ne cracherai pas sur le fait de gagner ma vie avec ce label. Je ne sais simplement pas comment il serait possible de gagner un tout petit peu d’argent proprement tout en conservant l’identité du label.

  • Ego Twister est un label angevin. Qu’est-ce qui t’attache à cette ville ?

D’un point de vue personnel, ce sont d’abord mes amis et la famille de mon épouse qui me retiennent ici, et un certain confort de vie. Mais  honnêtement, je n’ai pas vraiment l’impression d’avoir fait mon trou à Angers avec Ego Twister. Pendant ces 10 années, j’ai organisé entre deux et trois concerts à Angers, essentiellement dans les cafés ou à l’Étincelle – mais je n’ai pas réussi à fidéliser beaucoup de gens autour de mes propositions.

Soiree Ego Twister 29 mars
Soirée Ego Twister, le 29 mars 2013 avec Ricky Hollywood, Amnésie, Gratuit et EDH

Depuis 2007, j’ai eu droit à trois cartes blanches au Chabada, la SMAC d’Angers, autant de belles opportunités de présenter l’univers d’Ego Twister sur une scène confortable. Mais malheureusement suite à la soirée de mars 2013 (que tu avais d’ailleurs chroniqué) qui n’a pas fait le plein d’entrées, et qui surtout a donné lieu à un article particulièrement dégueulasse dans le Courrier de l’Ouest, je ne pourrai plus organiser ce type de soirée là-bas.  Je crois que le label a encore dans cette ville une image de truc élitiste ou trop barré, ou encore pas assez sérieux.
Mais même s’il me manque ici le sentiment d’appartenance à une scène et l’émulation artistique qui en découlerait, il y aussi à Angers des gens qui sont attentifs à ma démarche depuis très longtemps, et qui sont de fidèles soutiens.

Il est possible que je quitte un jour Angers, et ça dépendra sûrement d’une opportunité professionnelle ou d’un choix de vie. D’un point de vue artistique, je pourrais faire ce que j’ai à faire n’importe où.

Je me suis toujours dit que les disques finiraient par parler d’eux-mêmes.

Dans la vie de tous les jours, je ne suis pas forcément quelqu’un de très vite à l’aise partout, capable de parler avec tout le monde. Pas le profil idéal du gars qui est censé convaincre que son label est le meilleur de l’univers, et j’ai plutôt tendance à attendre qu’on fasse le premier pas vers moi pour parler de ce que je fais. Je me suis toujours dit que les disques finiraient par parler d’eux-mêmes. Seulement voilà, ça a pris 10 ans pour que ça arrive.

  • Ego Twister a connu tous les chamboulements de l’ère du numérique : de MySpace à Bandcamp. Qu’est-ce qu’Internet a permis à ton échelle pour ton label que les années 80 n’auraient pas pu t’offrir ?

Je n’ai pas connu les années 80 en tant que musicien, alors je ne pourrais que fantasmer  sur cet âge d’or des labels indés. Mais je n’ai pas envie non plus de rêver d’une époque où, vu de loin, tout avait l’air plus facile pour les petites structures un peu DIY. Peut-être qu’on pouvait à l’époque vendre plus de disques d’artistes pas très connus, se faire un nom plus facilement. Peut-être pas.

Les réseaux sociaux m’ont aidé à faire connaître ce projet très confidentiel au-delà des murs de ma chambre.

Mais oui, j’ai commencé Ego Twister au moment des premiers réseaux sociaux sur le net, et je dois admettre que ça m’a aidé à faire connaître ce projet très confidentiel au-delà des murs ma chambre, en quelques clics, sans être partout, sans avoir des artistes qui écument toutes les scènes de France (ce qui est d’autant plus difficile quand leurs propositions musicales sont un peu spéciales, pas facile à faire découvrir). Internet m’a donc permis d’être en contact très vite avec des gens sensibles aux propositions du label, disséminés un peu partout en France ou à l’étranger. Une sorte de scène virtuelle, qui s’est un peu concrétisée par la création du forum Musiques Incongrues, autour duquel gravitent plusieurs labels, musiciens ou mélomanes.

Je suis un très gros utilisateur de Facebook, tout en détestant l’entreprise et sa politique. C’est assez contradictoire, je le sais bien et je pourrais être justement plus militant vis-à-vis de ça. Mais voilà, grâce à cette plateforme je suis en contact direct avec les gens qui nous suivent – et ils me contactent plus volontiers par ce biais plutôt que par email. Et j’ai besoin de ces interactions. Parce que quand tu t’occupes d’un projet comme celui-ci, tu passes beaucoup de temps à bosser de façon solitaire. Et tu ne te rends pas forcément compte de la portée de ce que tu fais, car ça ne se traduit pas forcément en ventes de disques, sonnantes, trébuchantes et immédiates. Ego Twister est un label très modeste en terme de ventes, mais à quelques occasions j’ai pu me rendre compte qu’il était peut-être un peu plus connu que ce que j’imaginais, que nos titres passaient sur beaucoup de radios associatives dont tu n’es pas toujours au courant des playlists par exemple.

Pour revenir à internet : au début des années 2000, j’ai été un boulimique du téléchargement. J’étais déjà accroc aux disques et aux vinyles, mais Soulseek m’a permis d’écouter des tonnes d’albums rares et fous que je ne pensais jamais entendre de ma vie, mais aussi de découvrir des artistes d’un peu partout dans le monde, avec lesquels je partageais cette vision un peu irrévérencieuse des musiques électroniques. Cela a forcément contribué à forger la direction artistique du label. Et j’ai également rencontré virtuellement un grand nombre de musiciens, qui ont participé par la suite au label, et que je n’ai pas toujours pu – ou peu – rencontrer dans la vie.

Aujourd’hui à titre personnel, je suis complètement revenu de cette boulimie digitale : j’ai beaucoup téléchargé de musiques auxquelles je n’ai pas eu le temps de m’attacher. Je découvre moins de choses maintenant, je n’en ressens plus autant le besoin. Par contre, j’aime avoir une histoire plus personnelle avec les disques que j’écoute, et en plus des vinyles que je chine toujours en brocante par amour de l’objet et du hasard, j’écoute finalement beaucoup de musique produite par des gens que je connais et dont je me sens proche.

  • Tentons une chronologie année après année du label avec un ou plusieurs souvenirs marquants : des disques, des rencontres, des concerts. C’est au choix !

Je n’arriverai pas à faire court ou à extraire seulement deux ou trois choses de ces 10 années. J’ai très envie de revenir sur la chronologie du label, de raconter l’histoire de chaque disque. Mais pour le coup, je vais garder ça pour un peu plus tard. Sinon ça va prendre encore 10 pages. Mais surtout je n’aurai plus rien à raconter dans quelques mois pour les 10 ans du label – ce sera en mars 2014 en fait. On en reparle bientôt, si tu veux ! (Yan n’était alors pas, vous l’aurez compris, au courant de la soirée préparée par sa femme avec la complicité du gérant du bar du Quai).

  • Question tordue façon « Un jour sans fin » avec le génial Bill Murray : si tu devais repartir de zéro à la manière du film, mais si c’était pour revivre ces dix années-là, qu’est-ce que tu referais et qu’essayerais-tu de changer ?

Dans l’absolu si je pouvais revenir en arrière,  je crois que pour quelques disques je m’appliquerais un peu plus sur les détails techniques : gérer un peu mieux les pressages, trouver de meilleures solutions pour le mastering d’anciennes sorties pour lesquelles ça a pu être fait un peu à l’arrache. Mais si certaines de ces choses ont pu parfois dépendre directement de mon manque d’expérience dans les premières années du label, d’autres étaient parfois les conséquences du manque de moyens ou de l’urgence.

Faire les choses à tout prix, même lorsque le manque de moyens est un obstacle.

Et puis j’ai l’impression que la « personnalité » du label intègre aussi tout ça : faire les choses à tout prix, même lorsque le manque de moyens est un obstacle. Ça ne sert donc pas à grand-chose de penser à ce qui aurait pu être mieux fait. Ce qui est sûr, c’est que je ressortirais les mêmes disques sans hésiter.

Pour finir là dessus : j’essayerai coûte que coûte de trouver les moyens de presser sur vinyles les albums que je n’ai pu sortir qu’en digital ou qu’en cd. Ça me frustre énormément de ne pas les avoir sur ce support, et je suis souvent traversé par l’envie de les rééditer. Malheureusement, le risque serait trop grand pour mes finances. Je ne pourrais peut-être me lancer là-dedans qu’en 2026, quand aura lieu le revival des musiques underground du milieu des années 2000 !

  • Pourquoi en tant que patron de label fait-on le choix du vinyle plutôt que du format CD : pour le côté collector de l’objet ? Pour le son ? Pour d’autres raisons ?

Une chose est sûre, en ce qui me concerne ce n’est pas un choix d’audiophile. Je n’ai pas un équipement de pointe pour écouter de la musique chez moi, juste un truc correct.

Je suis d’abord attaché à l’objet disque : un truc fini et pensé de A à Z, avec un format précis (single, EP ou album), qui se manipule, s’offre, se prête, s’échange, se perd. Un objet culturel a aussi toujours une seconde vie, et ça me fascine pour les disques comme pour les livres. J’aime quand le hasard place sur ma route une œuvre que je n’attendais pas, venue d’une époque plus ou moins lointaine.

J’aime quand le hasard place sur ma route une œuvre que je n’attendais pas.

En théorie, tu pourrais trouver tout ça avec le CD, mais le vinyle c’est une vieille histoire personnelle. J’en achetais enfant, et je n’ai pratiquement jamais arrêté. Je comprends très bien que ce soit pour certaines personnes, surtout ceux qui n’ont pas grandi avec, un truc qui peut paraître un peu désuet, voire un peu snob. Et tu peux très bien être passionné par la musique sans t’intéresser aux supports. Et c’est pour ça que les albums du label sont aussi disponibles en digital, pour que les gens aient le choix (mais ils ne sont pas sur iTunes, ni sur les plateformes de streaming !).

Amnésie - Le Trou Noir
Amnésie – Le Trou Noir

Mais pour moi le vinyle, c’est juste le format qui donne un maximum de valeur ajoutée à la musique : tu n’achètes pas seulement la musique, mais aussi un bel objet un peu magique, qui te transmet la musique de façon mécanique en reproduisant physiquement des vibrations, une grande pochette, peut-être un souvenir lié à son achat, une sorte de rituel quand tu l’écoutes, et toujours la possibilité de lui donner une deuxième vie si tu as un jour envie de t’en débarrasser. Tu n’as pas tout ça avec un mp3. Alors puisque la musique est un peu le centre de ma vie, et en particulier la musique enregistrée, et puisque j’ai encore la possibilité de faire presser des vinyles, pourquoi m’en passer ?

Enfin, je fais partie des gens dont l’appréhension de la musique va être modifiée par le contexte : le format, mais aussi le moment et l’endroit où tu vas écouter la musique. Je vois ça d’ailleurs un peu comme l’objet de la pop music en général : nous ne faisons pas de la musique savante, nous n’écrivons pas la grande histoire de la musique. Donc pour nous comme pour la pop mainstream, je considère le contexte comme aussi important que la musique elle-même. Ce qui ancre nos musiques dans la vie des gens ne relève que du subjectif.

Donc depuis quelques années, j’ai fait le choix de tout sortir sur vinyle. Et si un jour je ne pouvais plus le faire, ce serait peut-être une raison pour laisser tomber.

  • À côté de ça, on voit aujourd’hui se développer les offres « un vinyle acheté – une carte de téléchargement offerte ».

Oui, et ça me va très bien. Ceci dit avec les disques Ego Twister, je n’ai pas encore pris le temps de m’organiser pour glisser une carte de téléchargement dans chaque disque. C’est un peu de boulot en plus, et je le ferai un jour, juré. Mais pour l’instant, je vends l’essentiel des disques d’Ego Twister via Bandcamp, où le téléchargement est systématiquement offert pour l’achat d’un disque physique. Pour les gens qui m’achètent des disques en direct, je leur propose toujours de leur envoyer un lien de téléchargement s’ils me laissent leur email ou me contactent après coup.

  • On sent de la proximité avec les artistes signés chez Ego Twister. Tes artistes ne seraient-ils pas avant tout des bons copains ? Le slogan « des copains ou rien », c’est l’esprit/la ligne de conduite Ego Twister si je comprends bien ?

Tous les artistes qui ont collaboré avec le label ne sont pas forcément devenus des amis proches, j’ai aussi perdu le contact avec certains d’entre eux. Mais une bonne partie de ces artistes sont de très bons amis, oui. Quand tu montes un projet qui n’est pas par nature destiné à devenir ton boulot alimentaire, le contact humain est forcément un truc important. Quand je travaille sur un disque avec un artiste, nos échanges sont nombreux, on peut s’envoyer parfois des centaines de mails avant que le disque ne sorte. On a le temps de créer des liens s’ils ne sont pas déjà là. Bien sûr, ce n’est pas toujours le cas non plus, mais mes meilleurs souvenirs de disques sont liés à cet état d’esprit. En tout cas, quand je commence un projet avec un artiste qui n’est pas forcément un bon pote à la base, j’espère toujours qu’il va le devenir.

  • Tu es patron (de label) « malgré toi ». Ce rôle de boss avec les responsabilités que ça entend, comment le vis-tu ?

On ne peut pas parler de responsabilités en ce qui me concerne. Si je plaque tout demain, ça sera plié en deux temps trois mouvements, et ça ne changera pas non plus la vie des artistes du label. Je ne suis pas leur manager, je ne suis pas non plus une source de revenus pour eux : nous partageons un moment de création ensemble, ils ne sont pas « signés » sur le label. Et je suis finalement tout sauf un patron.

Les artistes savent tous qu’ils auront ma bénédiction s’ils trouvent une structure plus solide pour les aider à aller plus loin si c’est ce qu’ils souhaitent, car je n’ai pas le profil d’un développeur d’artiste, comme on dit dans le milieu. D’ailleurs jusqu’à présent, je n’ai pu sortir de deuxième album d’un même artiste qu’avec Gratuit, et surtout grâce aux coproductions avec les labels Lespourricords et Kythibong. Parce que le fonctionnement du label, c’est plus le coup de tête que le plan réfléchi : quand je sors un disque d’un artiste, je ne peux pas lui promettre que je pourrai en faire un autre au moment voulu, quelle que soit mon envie.

Je n’ai pas l’âme d’un entrepreneur.

Je n’ai pas l’âme d’un entrepreneur. Ego Twister, c’est autre chose. Un truc plutôt modeste, mais qui durera aussi longtemps que ces disques continueront d’intéresser des gens.

  • À côté de ce rôle de patron, tu contribues également au catalogue Ego Twister en tant que musicien à la fois sous ton vrai nom, Yan-Hart Lemonnier et avec Wifried d’Amnésie sous le duo Futur. T’impliquer également en tant que musicien dans ce projet, c’est pour :
    A – joindre l’utile à l’agréable
    B – montrer l’exemple pour les jeunes générations
    C – laisser une trace impérissable dans un catalogue d’anthologie des musiques actuelles
    D – s’amuser

Certainement pas pour montrer un quelconque exemple à qui que ce soit. Pas non plus pour faire quelque chose d’utile, faut pas pousser. Et enfin, je ne me fais pas d’illusion sur la profondeur de mon empreinte en tant que musicien dans l’histoire de la pop!

Mais pendant toutes ces années après ce premier EP, je me suis contenté de ne produire que quelques titres par ans, d’en placer un de temps en temps sur les compilations du label, ou de proposer un remix pour rire à quelques musiciens. Ça ne m’avait pas forcément embêté d’en faire si peu, parce que je me suis beaucoup exprimé à travers les choix artistiques du label.

Yan Hart-Lemonnier - La fin de l'électricité
Yan Hart-Lemonnier – La fin de l’électricité

Mais le temps file, et je me suis rendu compte que j’avais quand même quelque chose à exprimer de plus personnel avec ma propre musique. Je m’y suis remis en 2012, c’était le bon moment pour moi : j’ai composé et enregistré un album, puis je me suis aussi équipé pour faire du live sans ordinateur. C’était quand même un peu étrange, je fais de la musique depuis mon adolescence, mais finalement je n’avais pratiquement rien foutu… J’ai essayé de rattraper le coup avant qu’il ne soit trop tard, je serai bientôt un vieillard ! Et puis, je sais beaucoup mieux aujourd’hui où je veux en venir avec ma musique.

Quant à mon nouveau groupe Futur, en duo avec Amnésie, c’est clairement à la base un projet pour s’amuser. Après avoir repris en solo, je découvre le plaisir de faire de la musique avec une autre personne, encore une chose que je n’avais jamais été capable de faire auparavant.

  • Une pleine page dans le Magic Hors Série de la fin d’année 2013 t’est consacrée (Hart of Gold) et ton dernier artiste San Carol avec son premier album « La Main Invisible » est dans les grands médias nationaux des Inrocks à Tecknikart. 2013, c’est finalement une belle année ?

L’année 2013 était une belle année effectivement, et pas seulement à cause de cette attention inattendue.

Seulement j’ai aussi sorti deux autres beaux disques en 2013, les albums de Bernard Grancher et de Syndrome WPW,  et qui à mon sens méritaient autant d’attention que l’album de San Carol. Mais ça fait partie des choses sur lesquelles je n’ai aucune maîtrise. J’espère que cette attention ne sera pas passagère et qu’elle profitera aux prochains disques que je sortirai, tout comme à ceux qui sont déjà sortis. Même si je sais bien que la tendance lourde pour les gens comme pour les médias, c’est de ne s’intéresser qu’à l’actualité immédiate.

Je me rends compte que j’ai très peu parlé des disques et des artistes du label dans cette interview, c’était un peu difficile à placer – mais comme je l’ai dit, je le ferai un jour quand je reviendrai sur l’histoire de chacun des disques du label. Du coup, j’aimerais vraiment que les gens qui découvrent peut-être le label avec San Carol ou avec cet article, prennent un peu de temps pour se pencher sur le catalogue. Je crois vraiment qu’on a une proposition musicale forte. Et c’est peut-être pour ça qu’il a fallu 10 ans pour qu’on s’en rende compte : il fallait sans doute une bonne vingtaine de sorties pour qu’on comprenne un peu où tout ça veut en venir.

  • Qu’attends-tu de 2014 ? Et que prépares-tu (sans trop en révéler) ?

Je travaille sur la prochaine sortie, un album d’un duo anglais, MaSterS, intitulé « Acid Witch Mountain ». Ce sera très différent de ce que j’ai sorti auparavant, un disque à guitares, une sorte de soundtrack-concept album pour un western mystique ! Comme le groupe ne fait pas de concert, j’envisage de le financer en partie par une souscription, et j’espère que je serai suivi par les fans du label, comme du groupe. J’aimerais sortir ce disque en avril prochain. J’en reparlerai bientôt.

J’ai d’autres idées en tête pour le reste de l’année, mais effectivement il est un peu tôt pour en parler. Dans l’idéal j’aimerais pouvoir sortir au moins 3 ou 4 albums en 2014, c’est un peu le maximum que je suis capable de gérer quand les moyens le permettent, et je crois que ce serait un bon rythme de croisière.

Ce que j’espère de 2014 et pour les vingt prochaines années, c’est juste ça : être suivi par une centaine de fidèles, qui me feraient confiance sur chacune des prochaines sorties. J’ai plein de disques à proposer, mais je ne peux le faire qu’à cette condition. Malgré une audience qui est sans cesse croissante, vendre une centaine de disques et rembourser une sortie reste très difficile et très long.

  • Dernière question et je m’en vais ! Demain, je veux à mon tour lancer mon label, quels sont les conseils que tu me donnerais pour bien démarrer ?

Ça m’arrive régulièrement de donner quelques conseils quand on m’en demande, tout en prévenant que je ne sais pas tout, et qu’encore une fois Ego Twister n’est pas un modèle d’organisation et de développement. Je passerais ici sur les questions pratiques, le mastering, le pressage, la façon de gérer ses finances. Mais le truc le plus important de mon point de vue, c’est que si vous commencez un label, ou même un groupe, une petite maison d’édition ou je ne sais quoi d’autre, ne le faites pas en espérant le succès. Faites-le si vous en ressentez le besoin, et contre tous les avis contraires s’il le faut. Faites-le comme si votre vie en dépendait.

OK, c’est bon, on peut couper les violons ! Elle est bonne.

Pour de vrai : faites les choses sérieusement sans vous prendre au sérieux. Tout ça, c’est juste de la musique. Ça nous occupe, mais ça ne change pas le monde.

  • Merci Yan et joyeux anniversaire !

Merci à toi !


Ego Twister fête ses 10 ans samedi prochain, 18 janvier, au Bar du Quai à Angers et c’est gratuit !

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Ego Twister 10 ans


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Fred Lombard

Fred Lombard

rédacteur en chef curieux et passionné par les musiques actuelles et éclectiques