[Création #11] TAUR

À l’origine de la création intervient la réflexion : quel regard délivrer, quel(s) message(s) porter, quelle émotion transmettre, quel sentiment, quelle sensation, quel souvenir évoquer, à quel public s’adresser ? Tant de questions et d’aléas, pensés et étudiés sous leurs coutures, à l’heure du numérique (tout puissant ?) et de notre addiction frénétique aux clics, aux likes, à l’approbation de nos alter ego numérisés. Face aux algorithmes des plateformes de streaming qui rythment – tel le cours de la bourse – celui des tendances musicales d’aujourd’hui et de demain, l’artiste et producteur parisien Mathieu Artu alias TAUR s’interroge sur la standardisation (et la certaine désincarnation) de nos pratiques d’écoute et de création. À une semaine de la sortie de son premier album « Half Somewhere », l’ancien développeur qui en connaît un rayon sur le code décrypte pour nous, avec son regard critique, mais conscient, les changements qui s’opèrent dans la consommation de contenus signés numériquement. Artisan du vaste monde en mutation des playlists et tendances dans lequel il évolue jour après jour, et auquel il est d’autant plus confronté depuis qu’il a signé chez Pop Records / Polydor, TAUR questionne dans ce nouvel épisode de « Création » le devenir de l’artisanat musical sous les sunlights artificiels des anthropiques.

crédit : Bruno Gasperini

J’ai toujours été gêné par la glorification de l’artisan avant celle de son artisanat. Évidemment, une œuvre est intrinsèquement liée à l’histoire de son créateur. Mais à l’heure où les réseaux sociaux font partie intégrante de nos rituels quotidiens de voyeurisme effrénés, je sens leur influence néfaste sur l’honnêteté de la démarche créative d’un artiste. Et clairement, j’ai un cas de conscience.

Autant ne pas être hypocrite, je leur reconnais évidemment une certaine utilité.

Sans eux, mes morceaux n’auraient pas fait leur chemin outre-Atlantique. Sans eux, je n’aurai pas rencontré certains de mes amis proches. Sans eux je n’aurai pas découvert de talentueux artistes habituellement peu mis en avant, et qui m’influencent aujourd’hui. Et, sans eux, je n’aurai pas rencontré le quart de mon entourage professionnel.

Mais récemment, je me suis aussi posé une question. Est-ce que sans eux, je ne créerai pas autrement ? Et surtout, est-ce que sans eux, je ne créerai pas autre chose ?

Car sous la pression des chiffres, des bribes d’algorithmes qui fuitent et de l’apparente street cred que l’on doit constamment garder à flot, que reste-t-il des pulsions créatives primaires d’un artiste ? Comment garder une certaine honnêteté lorsque l’on sait que la place publique sur laquelle nous allons présenter nos créations privilégie les éclairages naturels, les visages souriants et les démonstrations de réussite ou d’accomplissement ?

Il ne faut pas céder à la facilité de blâmer les plateformes. Si ces algorithmes sont orientés vers ces choix, c’est que ce sont eux qui génèrent le plus d’engagement. Et s’ils génèrent de l’engagement, c’est que ce sont ces critères que les utilisateurs recherchent lorsqu’ils ouvrent une application comme Instagram.

Mais alors, lorsque l’on est artiste, notre seul vecteur de présentation de nos créations sont les réseaux sociaux. Et on se retrouve face à un choix qui remet en cause l’honnêteté qui, selon moi, doit être le socle de tout art.

Oui, l’écrivain, pénalisé par les algorithmes qui n’apprécient pas les publications textuelles, pourra s’il le souhaite utiliser ces contraintes pour se réinventer. Il va commencer à se prendre en photo lui-même à côté de ses textes. À voir que son nombre de likes augmente et que de nouvelles personnes découvrent son travail. Va alors probablement commencer à faire des vidéos où il lit ses textes face caméra. Puis à force de prendre l’habitude de montrer son visage, commencera à dévoiler son intimité, l’envers du décor que ses « fans » apprécient tant. Les likes augmenteront, les followers aussi, et il ne saura bientôt plus s’il est apprécié pour son quotidien ou pour l’énergie créative qui le caractérisait à ses débuts. Alors il décidera de publier à nouveau son art « comme au début ». Et ça sera la douche froide.

Serions-nous donc pénalisés de vouloir partager notre art à notre manière ? Est-ce normal que l’art soit en proie à ce dictat de la présentation ? Est-ce que tous les cadres de tableau doivent inlassablement finir par tous se ressembler ?

Récemment, j’aurais aimé partager un mp3. Une démo de chanson. Quelque chose qui aurait peut-être plu à ceux qui aiment ma musique. Mais je n’ai pas le droit de le faire sans l’accompagner d’une vidéo de mon visage, d’un montage épileptique et d’un sourire.

Alors je ne l’ai pas fait.

L’algorithme m’a tuer.


« Half Somewhere » : et pourtant, en plein dans le mille. Longtemps attendu, le premier album de TAUR aura pris le temps de naître après bien des singles (et un EP) préparatoires depuis 2015. À 35 ans, le chanteur, musicien et vidéaste autodidacte fait preuve de générosité à l’égard de son public en livrant un grand disque (15 pistes) sans redite ni perte de vitesse. Certes, un bon tiers de l’album est déjà connu des habitués – de « Midnight » (2017) à « Cowards » (2019) en passant par « Strong » et « The Constant » (2018) – sans compter les récents (et redoutables) « Holler » et « Materials » ou plus proche encore le vertigineux « Stay » ; mais les bonnes surprises demeurent également ailleurs, à commencer par le single éponyme en atout majeur. Ce qui a toujours fait la force de TAUR – sa signature sonore – est clairement affirmée et amplifiée ici, construite autour d’une pop électronique à la mélancolie profonde, mais toujours rattrapée par un vif espoir (« Holysayer). Compagnon de nos montées de spleen et de nos envies d’échappées nocturnes, « Half Somewhere » constitue une étape majeure pour Mathieu Artu, qui y affirme son goût sûr pour les vapeurs eighties (le sublime « My Hideaway ») et les ballades pop aux refrains décisifs et décidés (« Holysayer » et « Chicago »). Dans la lignée élégante de ses précédentes productions, TAUR impose avec sensibilité son identité pop sur ce disque en tous points élégant.

« Half Somewhere » de TAUR, sortie le 7 mai 2021 chez Pop Records / Polydor.


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Fred Lombard

Fred Lombard

rédacteur en chef curieux et passionné par les musiques actuelles et éclectiques