[LP] River Into Lake – Let The Beast Out

Interroger nos sensations en jouant sur la profondeur de champ émotionnelle, tel serait le leitmotiv de ce disque brillant et pourtant foncièrement étrange. Œuvre d’un collectif en pleine mutation, renommé pour l’occasion River Into Lake, elle se signale par son imaginaire décalé, son lyrisme expressif, mais surtout par ses intenses digressions instrumentales. À la manœuvre lors de ce voyage sonore envoûtant, Boris Gronemberger, activiste remarquable de la scène musicale belge, affirme une ambition esthétique impressionnante, qui place de fait son groupe dans le cercle restreint des aventuriers de l’objet pop moderne, regardant le passé pour mieux dessiner la voie d’un autre futur !

Si River Into Lake évoque un nombre important de groupes majeurs de ces cinquante dernières années : loin de toute forme d’opportunisme et de tentation de récupération, il révèle une déclinaison particulièrement originale et foisonnante de la musique pop. Prolongeant les intentions des compositions joueuses du collectif bruxellois, V.O, notamment gravées dans le sillon en 2012 sur le passionnant « On Rapids », le nouveau quintet démontre une étonnante capacité à digérer, mélanger, malaxer, confondre, télescoper, dans une proposition néanmoins parfaitement cohérente, des éléments stylistiques aussi complémentaires que contraires ou tout du moins éloignés.

Au jeu des analogies, nous pourrions comparer certains développements de R.I.L aux grands espaces réverbérés de Pink Floyd (sentiment renforcé par les intonations de voix parfois proches de celle de David Gilmour), qui seraient survolés par la mélancolie d’un Nathan Fake et aérés par la naïveté mélodique de Tungg (« Downstairs »). Sur le même terrain de jeu, nous pourrions aussi bien entendre les expérimentations rétrofuturistes d’une Laurie Anderson se retrouver, propulsées dans les immensités post-rock de la scène de Chicago, celle de Tortoise, de The Sea And Cake et The For Carnation. Ce lien évident avec la scène chicagoanne (V.O a travaillé avec John McEntire sur « On Rapids ») amène d’ailleurs River Into Lake à flirter avec des intentions post-hardcore (slowcore ?) sur le titre « Let The Beast Out ». Plus généralement, cette versatilité ou autrement dit, cette ouverture d’esprit, installe Boris Gronemberger, comme un fils spirituel du regretté Mark Hollis, ou encore comme une sorte de Robert Wyatt 2.0. N’ayant peur d’aucune transgression de principe comme sur le fascinant « Devil’s Hand », notre homme et sa bande de flibustiers sont par exemple capables d’ouvrir les débats sur un très beau moment de cordes, digne d’un orchestre de chambre baroque, de l’engloutir sous les assauts d’une obsession rythmique krautrock métronomique, et de finir par installer un schéma vocal final pop, à l’élégance so eighties.

Bien sûr, tout ceci n’est pas sans risque : l’ensemble peut parfois sembler démesuré à l’image de « Far From Knowing », ballade synthétique déviant progressivement (c’est le cas de le dire) vers une forme d’héroïsme mélodique, pouvant paraître aussi grisante que parfaitement excessive. Pas vraiment de place ici pour la demi-mesure et encore moins pour le consensuel, tant la musique semble être pour ces musiciens belges, le chemin d’une profonde catharsis ; à la fois libératrice et créative. Une façon de toucher l’indicible peut-être, dans une verticalité sonore que nous pourrions qualifier de spirituelle, à l’image des détours incantatoires et mystiques développés sur le final en apothéose représenté par « Dig Your Own Way ».

crédit : Cédric Castus

Depuis l’avènement de dEUS, au cours des années 90, la Belgique n’a jamais cessé pour nous d’être un pôle d’excellence en matière de rock déviant et romantique, pour des raisons que nous n’avons pas encore définies d’ailleurs, avec précision. Si nos collections de disques font depuis quelques années la part belle à des groupes aussi sensationnels que Warhaus, It It Anita, Girls in Hawaii (dont a fait partie Boris Gronemberger), Balthazar, BRNS …, il apparaît comme une évidence que River Into Lake s’est déjà fait une place de choix à travers son imposant « Let The Beast Out », qui pourrait bien à son tour devenir une référence.

« Let The Beast Out » de River Into Lake est disponible depuis le 20 septembre 2019 chez Humpty Dumpty Records.


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Laurent Thore

Laurent Thore

La musique comme le moteur de son imaginaire, qu'elle soit maladroite ou parfaite mais surtout libre et indépendante.