[LP] Ólafur Arnalds & Alice Sara Ott – The Chopin Project

Plutôt que de livrer une énième réinterprétation des œuvres du célèbre compositeur, les deux artistes donnent à sa musique une apparence moderne poignante et grandiose.

Olafur Arnalds and Alice Sara Ott - The Chopin Project

La musique dite « classique » n’intéresse plus personne. Constat accablant mais pourtant réaliste, et ce, pour de nombreuses raisons. Citons tout d’abord la modernisation des moyens de composition (présente notamment dans les bandes originales, comme le prouve le travail basé principalement sur l’électronique de Hans Zimmer), mais aussi son aspect intellectuel, réservé à une élite prenant bien soin de l’enfermer dans un carcan on ne peut plus nombriliste. Ce serait pourtant oublier à quel point son importance demeure cruciale, et encore de nos jours. Sans son expérience, pas ou peu d’illustrations sonores de longs-métrages divers et variés. De même, un grand nombre de créateurs n’hésitent pas à la sampler dans leurs titres, afin d’y amener une touche à la fois revendicative et mélancolique. Par exemple, le Lacrimosa de Mozart apparaît dans de nombreux films (dernier en date : l’excellent « The Lords of Salem » de Rob Zombie) ou dans des morceaux de rap (Missy Elliott utilise un extrait du même Requiem sur sa chanson « Who You Gonna Call ? »).

Ainsi, comment faire comprendre à l’auditeur curieux que ce genre perdure et mérite que l’on s’y attarde autant que sur un album rock, électro ou même RnB ? En la démocratisant, tout simplement. En nous laissant y pénétrer par la grande porte, tout en faisant fi d’une certaine intelligentsia qui devient caricaturale. Ólafur Arnalds demeure l’un des précurseurs de cette tendance nécessaire à offrir la musique instrumentale au public le plus large, tout en en conservant la sève la plus intense. Ici accompagné de la jeune musicienne allemande Alice Sara Ott, il nous donne un plaisir indescriptible en dépoussiérant la musique de Frédéric Chopin, au travers du bien-nommé « The Chopin Project ». L’art de ce génie parti trop tôt se suffisant à lui-même, méritait-il une relecture ? Oui, tant le résultat est somptueux et intelligemment posé.

« The Chopin Project » est tout simplement l’un des plus beaux moments de la carrière prolifique du fascinant Islandais. Car, au lieu de ne confier qu’une efficace évocation des grands moments de la carrière de celui dont il se porte comme l’un des plus grands héritiers, il invite ses propres dons d’orchestration et le jeu tout en émotion et subtilité de sa pianiste pour dessiner une nouvelle partition, moderne et troublante. On retrouve ainsi le sens inné de l’arrangement propre à Olafur Arnalds (Verses, Written In Stone), mettant en valeur les mélodies envoûtantes de Chopin (Eyes Shut – Nocturne In C Minor, le célèbre Prelude In D Flat Major (« Raindrops ») ou encore les voix lointaines du Nocture In G Minor), tout en suscitant une admiration indescriptible pour le phrasé entêtant de Alice Sara Ott, tout en retenue et sagesse.

Mais le plus grand risque qui est ici pris réside dans la lenteur de l’interprétation. Il convient de rappeler que les musiciens classiques actuels ont une fâcheuse tendance à accélérer le tempo d’œuvres majeures (le syndrome « Nigel Kennedy »), comme s’ils avaient un train à prendre. Mais dans ce disque, le temps est offert à chaque note pour prendre sa véritable place et une dimension précise et émotionnelle de tous les instants (Piano Sonata No. 3 : Largo, Reminiscence). Ce qui pose cet état de fait incontestable : le disque se veut avant tout intime et intérieur, posé et enivrant.

Ainsi, « The Chopin Project » est avant tout une offrande faite à un public pour lequel la musique se doit de susciter des impressions intenses autant que des images de l’âme et de ses pulsions, qu’elles soient positives ou négatives. Les échos de clavier sont emmenés dans des strates sonores de cordes qui donnent des frissons bienfaiteurs et tétanisants, avec cette simple envie de s’asseoir et de penser. Mais surtout d’admirer les neuf tableaux que l’on peut alors contempler, en prenant inconsciemment le temps de les explorer de fond en comble. La rencontre de ces trois artistes semblait alors inévitable : elle devait se produire, sans conteste possible.

Pour les plus réticents qui douteraient encore de l’importance à accorder à un projet aussi osé, il convient de préciser ceci : l’album parvient à accomplir, par le biais de réels instruments et d’une structure intelligente, ce que beaucoup d’autres ne touchent que rarement. L’envie de s’allonger et de voir défiler devant nos yeux un film de notre vie passée, présente et future ; une pause au milieu du tumulte. Beaucoup plus abordable qu’une musique de film (dont la complexité peut souvent rebuter), il est une porte grande ouverte vers la perfection instrumentale dans son essence même : émouvoir en posant les enjeux délicatement, sans science musicologique inutile et ennuyeuse. Si l’on veut se sentir attiré par ce qui se fait de mieux dans le classique, autant commencer par là ; les conséquences et le plaisir n’en seront que plus grands.

Olafur Arnalds and Alice Sara Ott

« The Chopin Project » devient, en un peu moins d’une heure, le mètre étalon de ces paysages somptueux et tragiques que seules des mélodies humaines peuvent nous confier. Superbe.

« The Chopin Project » d’Ólafur Arnalds & Alice Sara Ott, sortie le 16 mars 2015 chez Mercury Classics.


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Raphaël Duprez

En quête constante de découvertes, de surprises et d'artistes passionnés et passionnants.