[Live] Colin Stetson et Magnetic Ensemble au Centre Charlie Chaplin

Le festival A Vaulx Jazz, qui se déroule en banlieue lyonnaise, dans la petite commune de Vaulx-en-Velin, est une institution de la scène jazz française et internationale, puisqu’il fêtait cette année sa 29ème édition, avec une cinquantaine de concerts et d’événements étalés du 25 février au 19 mars. Ce mardi 15 mars 2016, le Centre Charlie Chaplin, lieu emblématique et privilégié du festival, accueillait ainsi une soirée un peu particulière au sein de la programmation – pourtant très éclectique : Colin Stetson d’un côté, saxophoniste fou et prodige de l’instrument, et le Magnetic Ensemble de l’autre, formation parisienne et lyonnaise qui venait représenter sur scène, pour la cinquième fois seulement, sa nouvelle création sonore et visuelle.

Colin Stetson © Marion Tisserand
Colin Stetson – crédit : Marion Tisserand

Je ne m’étais guère renseigné sur Magnetic Ensemble ; je ne savais donc pas trop à quoi m’attendre. Sur place, première surprise : on nous distribue des lunettes 3D à l’ancienne (rouge et vert), et les ouvreurs et ouvreuses de la salle nous conseillent de rester en fosse plutôt que de nous asseoir dans les gradins. La salle est remarquablement grande et, pour le moment, très vide puisque je suis en avance. La fosse paraît démesurée, et j’ai du mal à imaginer le public d’un festival de jazz la remplir spontanément. Pourtant, à mesure que l’heure tourne, les gradins se remplissent, bien sûr ; mais la fosse aussi, par un public certes plus jeune. Je croise quelques habitués des concerts d’avant-garde et de musique psyché ou électronique sur Lyon, et je m’installe en compagnie d’un ami, au premier rang de la fosse, à quelques mètres de la scène – histoire de bénéficier de suffisamment de recul pour profiter le mieux possible du spectacle. Les toutes premières minutes sont déconcertantes, pour ne pas dire décevantes. Les lunettes sont relativement inconfortables, les yeux ont du mal à s’habituer à la pénombre alliée aux filtres polarisants et je ne vois qu’un magma verdâtre diffus. Les musiciens s’installent dans le noir, derrière un écran plutôt opaque, et entament une musique lente, presque menaçante, entre jazz expérimental et musique électronique minimaliste. Le rythme est lancinant, voire pesant, mais prend de l’ampleur, et le claviériste joue un drone bourdonnant qui enfle et gronde devant une salle silencieuse. Puis, un objet lumineux apparaît ; la projection 3D commence. C’est un cœur humain, qui palpite et tournoie lentement sur lui-même. Il grossit à mesure que la musique s’amplifie, prend chair et se matérialise sous nos yeux ébahis, comme si l’on pouvait le toucher. C’est fascinant et un peu flippant, d’autant que la musique est toujours aussi lugubre. Le groupe commence en fait le premier d’une série de cinq ou six crescendos qui vont structurer la pièce musicale se créant devant nous. À chaque mouvement ou morceau (ils s’enchaînent sans pause), un style ou registre de départ, et un style ou registre d’arrivée. Il est, par conséquent, difficile de faire entrer le Magnetic Ensemble dans une case musicale précise : du drone ténébreux du premier mouvement, on passe à une musique électronique sous perfusion de percussions survoltées, à mi-chemin entre les délires mélodiques et rythmiques d’un Pierre Henry ou d’une musique dance plus contemporaine, voire commerciale, que ne renierait pas James Murphy de LCD Soundsystem.

L’éventail d’influences et de genres s’élargit à mesure que la pièce poursuit son cours et que les mouvements se succèdent. Sur le deuxième, le psychédélisme est manifeste, tant par les projections sidérantes qui nous font voyager entre des nappes colorées mouvantes dignes d’une célèbre séquence de « 2001, l’odyssée de l’espace », que par le krautrock survolté façon Boredoms que les musiciens s’échinent à développer derrière leur écran, attablés à diverses percussions incongrues et bricolées. Le public, bien qu’absorbé par le film, réagit bruyamment aux crescendos et aux montées électroniques les plus fulgurantes et tout le monde danse, la tête en l’air et les yeux grands ouverts. Lorsque les lumières se rallument, l’écran se lève et l’on aperçoit enfin distinctement le groupe, composé de cinq musiciens, qui démarre un troisième mouvement plus lent et méditatif, aux percussions « mouillées », aux sons beaucoup plus liquides, accompagnés d’un piano modal impressionniste aux accents jazz qui structure le mouvement et l’amène vers sa fin, dans un territoire plus inquiet et rappelant plus Ligeti ou Penderecki que Debussy. Le mouvement suivant sera d’ailleurs en partie joué depuis l’intérieur du piano : si la pianiste reste devant son clavier, ses quatre acolytes, eux, s’affairent autour, sur et dans l’instrument, jouant directement des percussions depuis les cordes frappées de son piano à queue. Un miroir placé derrière le groupe nous permet de profiter de l’étrange spectacle. Les photographes s’attroupent et le public, silencieux, observe. Les deux derniers mouvements ramènent les projections 3D psychédéliques et hypnotiques, cette fois reléguées à l’arrière-plan, et sont l’occasion pour le Magnetic Ensemble de délivrer deux formidables crescendos de musique électronique flirtant volontiers avec la techno et le krautrock et amenant, via les percussions, des éléments de musique tribale ou primitive, qui rappellent les moments les plus jubilatoires du répertoire de Boredoms ou The Knife, dans leurs genres respectifs. Le dernier mouvement, s’il propose un schéma similaire, navigue lui dans des eaux plus sombres et introspectives ; la scène est enfumée à l’encensoir par un des musiciens, encensoir qui se révèle doublé d’un carillon, et leur trip-hop vaporeux et nébuleux s’étire et s’illumine à mesure qu’il se densifie. Le concert s’achève dans un festival d’effusions électroniques, tandis qu’une boule disco descend au milieu des musiciens et brille de mille feux sous nos yeux. Une salve d’applaudissements et de cris enthousiastes accueille les artistes, qui saluent le public à plusieurs reprises avant de quitter humblement la scène.

Les joies des festivals, c’est aussi de passer du coq à l’âne entre deux concerts d’un même programme. Le lien entre Colin Stetson et ce flamboyant Magnetic Ensemble est ainsi plus que ténu, puisque les deux artistes ne partagent finalement qu’une approche biaisée du jazz et de la musique électronique par l’expérimentation et l’avant-garde. Mais si le saxophoniste américain possède également une technique de jeu pour le moins impressionnante et exubérante, on est loin de la sophistication extrême du premier concert. Pour preuve : sur scène ne trônent plus que son imposant saxophone basse et un autre, plus petit, sans doute un alto ou un ténor. C’est lui-même qui effectue ses réglages, aidé d’un roadie, puis il se retrouve seul sur scène et les lumières se tamisent, indiquant que le concert va commencer. Quatre morceaux seulement seront joués, pour une durée d’un peu plus de quarante minutes. On pourrait être déçu, mais il faut préciser que chaque titre est joué d’un trait, c’est-à-dire sur un seul cycle de respiration. Maîtrisant en effet la technique délicate de la respiration circulaire, et composant la plupart de ses morceaux autour de ce tour de force, Stetson se lance devant nous dans quatre démonstrations époustouflantes – c’est le cas de le dire – de sa virtuosité et de son inventivité qui, on s’en doute, nécessitent énormément de concentration et épuisent rapidement les ressources physiques de l’imposant instrumentiste. Ses lèvres ne quittent donc l’anche de son saxophone que lorsque le morceau est terminé. Situé devant lui au premier rang, j’ai pu bénéficier d’une acoustique exceptionnelle et particulière puisque j’entendais jusqu’au souffle qu’il expulsait par à-coups dans l’instrument lors de ses prises de respiration nasale.

Le premier titre est sans doute le plus long. D’emblée de jeu, il élabore une longue boucle instrumentale dans les registres graves de son saxophone-basse, qu’il ponctue de barrissements telluriques impressionnants à mesure que son instrument se remplit de l’air qu’il fait circuler entre les pistons ; air qu’il diffuse, emprisonne ou insuffle violemment pour provoquer ces déflagrations rythmant et structurant la longue variation qu’il joue devant nous. Reprenant la technique inventive d’enregistrement utilisée sur ses albums studios, le saxophone est bardé de micros qui capturent les moindres sons émis à sa surface ou dans son tube. Ainsi, il utilise les valves et les pistons pour créer des percussions, évoquant une sorte de bourdon ou de drone cliquetant, et achève le morceau sur une série effarante de râles rauques poussés dans son sax, devant un public fasciné mais tétanisé. Le deuxième morceau est, quant à lui, joué sur le plus petit sax, et consiste en une boucle plus rapide et aiguë d’une exécution frénétique absolument galvanisante, dont la forme variée mais répétitive rappelle la musique minimaliste et sérielle d’un Terry Riley, une influence majeure du musicien, ou plus simplement d’un Philipp Glass période « Akhnaten ». Là encore, il joue sur la quantité d’air présente dans l’instrument pour étoffer ou assécher l’ampleur de sa mélodie, qu’il agrémente d’effets divers grâce à une pédale, ajoutant delay, écho ou créant même des boucles sur sa boucle pour démultiplier la mélodie d’origine. L’effet est absolument vertigineux. Ses saillies plus agressives se font plus nombreuses et rapprochées, plus forte aussi, puis une ébauche de solo se greffe sur une série de chromatismes descendants vers les graves de l’instrument, et le morceau se conclut sur une sorte de lame de fond qui monte depuis l’arrière de la mélodie et qui est, en fait, la voix de Stetson chantant dans son instrument en même temps qu’il souffle dedans. Renversant.

Reprenant un peu son souffle après ces deux démonstrations virtuoses, Stetson explique humblement que ce qu’il joue ce soir est inédit et que ce sont de nouvelles compositions à figurer sur son futur prochain album solo, qui fera suite à la trilogie « New History Warfare ». Il reprend son saxophone-basse et attaque une nouvelle et longue piste à l’exécution très physique, cette fois sur un rythme impair beaucoup plus heurté et saccadé. Il vient tirer des aigus très surprenants, presque en sifflet au-dessus des vrombissements lancinants et graves. La partie rythmique s’interrompt momentanément, et le musicien laisse alors gémir son souffle aigu dans l’instrument, puis il repart de plus belle. Les sons obtenus sont si étranges que, les yeux fermés, on pourrait aisément croire à une guitare électrique gorgée de saturation. Le morceau s’achève après quelques secondes intenses pendant lesquelles l’instrument devient un énorme outil de percussions et où toutes les soupapes cliquettent frénétiquement. Le dernier titre sera le plus court, mais probablement le plus redoutable dans son exécution : un drone puissant entame les hostilités et se double rapidement d’ululements plaintifs et fantomatiques. Puis des râles, des cris, une sauvagerie qui prend aux tripes alors que Stetson crache tout ce qu’il a et vomit littéralement son souffle dans son saxophone, qui rugit comme un moteur au démarrage, tant et si bien que l’instrument finit par transpirer, dégouliner de la sueur du musicien qui ruisselle à sa surface. Le rythme est affolant et change constamment, puis le concert s’achève sur un énième barrissement tétanisant. La musique de Colin Stetson est organique, difficile à décrire. Sur disque, elle a une dimension programmatique : les noms des morceaux ou les pochettes des albums nous influencent dans la perception des sons qu’il agence et tire de son instrument. En live, les yeux bien ouverts, mais pourtant aveugles, nous sommes vierges de toute indication sur la nature de ces compositions inédites ; par conséquent, les associations sont plus libres. Ce soir, j’ai vu la mer à travers sa musique. Une mer tantôt calme, tantôt houleuse, parfois déchaînée ; une mer peuplée de créatures monstrueuses et imaginaires, de cétacés gémissants et de monstres mécaniques, paquebots klaxonnant allègrement dans la brume et sonars sifflant dans les abysses.

Soirée éminemment stimulante, en somme, au festival A Vaulx Jazz, durant laquelle les deux concerts nous offrent l’expérience d’une musique inédite, au sens propre comme au sens figuré. De la fièvre électronique dansante et déclinée en performance audiovisuelle à la pointe de la technologie du Magnetic Ensemble à la prestation solitaire mais puissante d’un génie unanimement salué du saxophone contemporain : pas de doute que le public, venu nombreux ce soir-là, n’avait pas fait le déplacement pour rien. En attendant la sortie de l’album solo qu’il a joué pour nous, Colin Stetson va publier « SORROW », un disque sur lequel il s’attaque à une réinterprétation personnelle de la Symphonie n°3 de Górecki.


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Maxime Antoine

cinéphile lyonnais passionné de musique